Alain Beaulieu
Le refuge
Montréal, Druide, coll. « Reliefs », 2002, 232 p.,
21,95 $.
La vie? Un vortex qui nous avale
Des retraités quittent parfois la ville et s’installent dans leur chalet, transformé en maison de campagne où couler leurs vieux jours. C’est ce qu’ont fait Antoine Béraud et Marie Broussilovski, le couple au cœur du roman d’Alain Beaulieu, Le refuge.
Lui, jadis professeur de création littéraire à l’université; elle, travailleuse indépendante au service des autres. Lui, souvent émotif, elle, rationnelle en toutes circonstances. Ce jeu d’équilibre leur a permis une longue vie de couple et de parents. Ils ont grand besoin de cet aplomb, car leur château en Espagne est sans eau ni électricité et qu’ils doivent compter sur eux-mêmes pour l’essentiel. Heureusement, le village n’est pas loin et ils en connaissent les habitudes.
Très indépendant l’un de l’autre,
ce qui semble nourrir leur complicité, chacun vaque à ses occupations, tantôt
pour répondre aux exigences de leur refuge, tantôt pour satisfaire une passion,
elle de jardiner, lui d’écrire. Bref, tout baigne pour couler des jours heureux,
quitte à revenir en ville plus tard. Le romancier laisse à chacun d’écrire leur
histoire, lui d’abord plus nerveusement, elle, plus cartésienne, commente, corrige
ou ajoute à son récit. Ce qu’on appelle un roman choral.
Un soir qu’ils sont au lit, on
frappe à la porte en criant qu’un feu approche à vive allure. Antoine va vite ouvrir
et se trouve en face de deux gaillards cagoulés. Marie derrière lui, tous deux restent
interloqués. Les malfrats réclament l’argent qu’ils cachent sûrement. Le couple
leur remet un maigre 200 $. Ce n’est pas suffisant, l’un d’eux frappe
Marie et exige plus. La tension est palpable jusqu’à ce qu’on leur donne une somme
plus substantielle. Les voleurs s’enfuient alors, Antoine saisit la carabine qu’ils
n’ont pas vue, part à leur poursuite et tire dans le noir. Revenu s’occuper de
son épouse, il lui dit avoir atteint le plus petit des voleurs.
L’invasion de leur domicile va mettre
fin à leur quiétude. Les décisions qu’ils vont prendre dans les minutes, les
heures, voire les jours qui suivent font tout basculer. Ainsi, après avoir
constaté le décès du petit, Antoine ramène le corps pendant que Marie creuse
une fosse, profonde et à bonne distance du chalet, dans laquelle ils enterrent
la victime.
Bouleversés par les événements, la
réaction de chacun d’eux semble à mille lieues des valeurs humaines qu’ils
croyaient avoir. Comme l’écrira Antoine : « Nous ne sommes en fin de
compte que des pantins que personne ne manipule, laissés à eux-mêmes et dont
les fils s’emmêlent au gré du vent, brises ou bourrasques, mis à l’épreuve ou
préservés du danger selon des lois non écrites et constamment transgressées. »
Marie et Antoine apprennent à
vivre avec le poids d’un fardeau, moral et psychologique, pour lequel ils n’étaient
pas prêts. Comme si cela ne suffisait pas, ils déterrent le cadavre et le
brûlent pour être certains qu’il ne soit jamais retrouvé.
Martin, un ancien élève d’Antoine,
habite le village avec sa conjointe. Les deux hommes se rencontrent parfois pour
prendre une bière et discuter littérature. Lors de l’une de ces visites, Martin
parle d’un cousin de sa femme en proie à une sévère dépression et il demande à
Antoine de le conseiller étant donné qu’il était déjà passé par là. Ne se croyant
pas habilité à apporter une telle aide, Martin le convainc malgré tout d’accepter
de l’écouter. Quand ce dernier s’amène, Marie et Antoine reconnaissent le plus
grand des deux voleurs sans que celui-ci réagisse. Ce n’est que plus tard qu’il
revient et leur demande ce qu’il est advenu de son comparse. Entre-temps, Marie
élabore un scénario, digne d’un documentariste, et le grand jeune homme tombe
dans le piège.
Le temps passe et rien n’y fait,
la vie de campagne de Marie et Antoine est devenue un bourbier duquel ils ne
parviennent pas à se dépêtrer. La situation va même s’aggraver suite au décès
du voleur dépressif et à l’enquête que mène la SQ, car l’hypothèse d’un suicide
ne semble pas tenir. À la deuxième visite des policiers, ces derniers leur montrent
une carte sommaire de leur propriété trouvée dans l’appartement du défunt.
Marie et Antoine sont pris au dépourvu ne sachant quoi leur répondre.
Malgré tous les efforts que fait
le couple, ils ne parviennent pas à prendre une distance suffisante de la situation
dans laquelle ils se sont enfermés. Un autre choc va les ébranler : celui qu’il
croyait avoir tué, enterré et brûlé n’est pas la personne qu’il croyait être.
La SQ a en effet découvert que cet homme vit dans l’ouest du pays et qu’il a
été arrêté. Mais alors, qui donc est celui dont les cendres reposent dans leur
refuge?
Parallèlement au développement de
cette énigme, nous sommes témoin de l’évolution de la pensée de Marie et d’Antoine
en regard de l’éducation qu’ils ont reçue, fort différente l’une de l’autre, des
valeurs et des engagements qu’ils ont pris tout au long de leur existence, comme
individu ou comme couple. Cela donne au romancier Beaulieu un vaste champ d’exploration
de la nature humaine dans ce qu’elle a de meilleur et de pire, tant au niveau
de la philosophie de l’individu que du destin, imprévu parce qu’imprévisible.
Marie et Antoine ne sont pas observés
comme des rats de laboratoire. Au contraire, ils sont parfaitement incarnés et le
combat qu’on leur a imposé illustre que le moindre imprévu peut tout remettre en
question. C’est pourquoi le couple quitte le refuge et rentre en ville,
espérant y retrouver une certaine quiétude. Antoine se remet à l’écriture et
Marie, au bénévolat.
Cet engagement sociétal,
croit-elle, devrait alléger sa conscience d’avoir commis un crime. Voilà
pourquoi elle a choisi d’aller en milieu carcéral tenir compagnie à des délinquants
abandonnés de tous. Elle a aussi un intérêt secret : rencontrer celui qu’ils
ont cru avoir tué. Son souhait va se réaliser et, hélas! exacerber la cascade
de malheurs qu’elle et Antoine ont subis.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire