Marie Hélène Poitras
Soudain le Minotaure
Québec, Alto, 2022, 176 p., 22,95 $.
L’impossible oubli
Vingt ans après la parution de Soudain le Minotaure, Marie Hélène Poitras revisite ce roman phare d’une génération de femmes pour qui l’agression, allant parfois jusqu’au viol, est devenue un événement contre lequel il leur est impossible de s’affranchir complètement. Or, il est troublant de constater qu’à l’ère de #MeToo la situation a peu changé, sinon par la dénonciation publique des agresseurs, dont certains ont même ajouté le féminicide à leur artillerie.
J’ai d’abord lu la « Postface » dans laquelle l’écrivaine met en perspective son travail de révision côté écriture. Outre de gommer quelques maladresses stylistiques, elle a remis la trame du récit dans l’ordre initial de son projet, en laissant Ariane raconter d’abord sa version des événements, leurs conséquences physiques et psychologiques; puis, Mino Torrès, l’agresseur, relate l’attentat, mais aussi comment il est devenu un monstre.
L’autrice note : « Mon
premier roman est mon livre le plus sombre et le plus brutal, le mouton noir de
ma bibliographie. Il met en scène un personnage misogyne dans une construction
amorale, puisque la forme adoptée pour déployer l’histoire est celle du
diptyque, ce qui implique que chaque personnage, tant l’agresseur que la
victime, a droit au même espace textuel, soit vingt et un chapitres, soixante-quinze
pages. » (172)
En entrevue à Lettres
québécoises, Marie Hélène Poitras a contextualisé le roman, qui fut d’abord
son mémoire de création universitaire : « Le 4 novembre 1997, j’ai été
victime d’une agression d’un fou psychotique, qui était caché dans mon
garde-robe, chez moi, un fou qui avait attaqué et violé deux autres filles. Je
me suis retrouvée ligotée, les yeux bandés, presque étranglée, le blanc des
yeux tout rouges — pas juste des veines, là, complètement rouges. Mon coloc est
arrivé. J’ai failli crever. Le gars s’est retrouvé en prison… » (Lq,
printemps 2016, no 161, p. 8)
Elle ajoute dans la « Postface » :
« Mon roman n’apporte pas de réponse. Il expose la crise, ne cherche en
rien à la résorber ou à en adoucir les angles, encore moins à laisser croire
que tout ira bien, que les méchants deviendront gentils. Non, le roman se contente
de reconduire ses lecteurs au même endroit que les victimes d’agression :
là où la confiance dans le monde s’est effondrée, un lieu où le sol n’est pas
solide sous les pieds. Avec la peur au ventre. Avec l’espoir, mais aussi le
doute qu’une réparation soit possible. » (173)
Avant d’en venir au roman, je me
permets un rappel sur l’origine du nom des deux personnages, Ariane et Mino Torrès,
ce qui n’est pas innocent. Marie Hélène Poitras a puisé dans la mythologie grecque
qui veut qu’Ariane, fille de Minos roi
de Crète, soit célèbre pour le « fil d’Ariane » qu’elle a remis à
Thésée, qui l’a séduite, afin qu’il puisse sortir du labyrinthe après avoir tué
le Minotaure. Quant à Mino Torrès,
on peut croire qu’il tire son nom du monstre fabuleux de Crète à corps d’homme
et tête de taureau appelé Minotaure; j’y vois aussi un hypothétique lien entre
la bête et Minos, le père d’Ariane, suggérant que, très souvent, l’agresseur est
en relation avec la famille de la victime.
La première partie du roman est donc consacrée à Ariane. L’autrice y
fait alterner le récit de l’agression et ses conséquences immédiates, l’héroïne
vivant toujours à Montréal dans l’appartement où l’événement a eu lieu, et un voyage
en Europe durant lequel elle retrouve un certain équilibre de vie, entre peur,
méfiance et confiance.
La violence physique et intellectuelle que raconte Ariane se reflète dans
l’intensité des émotions qu’elle évoque. Entre retenue et abandon, entre force
brutale et calme au lendemain d’un ouragan, elle évoque tous les registres des émotions
ressenties par une victime d’un acte criminel. Elle doit désormais apprendre à vivre
avec ce nouveau paradigme qui s’est imposé à elle.
Le voyage en Europe, Ariane, son frère qui l’a soutenu dans sa
réhabilitation, et son amoureuse Isabelle l’ont décidé sur un coup de tête. La
destination était Sète en France méditerranéenne, mais Ariane, apercevant une
correspondance vers l’Allemagne, décide de prendre seule cette direction. Or, ce
geste spontané va lui permettre de reprendre possession de sa vie, d’une
auberge de jeunesse à une autre, de rencontres bon enfant en virées entre
filles comme si la barrière linguistique exigeait plus d’attention même dans les
banalités du quotidien. À l’auberge de Munich, elle entend un « éclat de
rire franc » : « Je me suis tournée vers l’origine de la voix
androgyne : un grand mince m’offrait des nouilles. Rarement vu un gars avec
d’aussi beaux traits. Un Tchèque, ai-je appris par la suite. » Il s’appelle
Ihmre, ils s’apprivoisent et le garçon devient le médecin du corps et de l’intelligence
de la blessée.
L’alternance entre le passé et le présent est impossible du côté de Mino
Torrès, car il est un pervers narcissique, un prédateur sexuel incorrigible et intemporel.
La romancière nous fait entrer dans la vie et les pensées de l’antihéros en enveloppant
d’un brouillard narratif toute la vie du prédateur qui raconte, sans remords, ses
multiples agressions et ses viols, allant jusqu’à les assimiler aux sensations
que lui procurent ses crises d’épilepsie.
Ce voyage dans l’intimité d’un individu pour qui dominer autrui est un mode
de vie aussi difficile à comprendre que le désarroi dans lequel l’agression a
plongé Ariane. Ne serait-ce la perversité extrême du personnage, on imagine comprendre
ce qui a fait de lui un tel désaxé aux troubles psychotiques irréversibles.
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