mercredi 23 février 2022

Marie Hélène Poitras

Soudain le Minotaure

Québec, Alto, 2022, 176 p., 22,95 $.

L’impossible oubli

Vingt ans après la parution de Soudain le Minotaure, Marie Hélène Poitras revisite ce roman phare d’une génération de femmes pour qui l’agression, allant parfois jusqu’au viol, est devenue un événement contre lequel il leur est impossible de s’affranchir complètement. Or, il est troublant de constater qu’à l’ère de #MeToo la situation a peu changé, sinon par la dénonciation publique des agresseurs, dont certains ont même ajouté le féminicide à leur artillerie.


J’ai d’abord lu la « Postface » dans laquelle l’écrivaine met en perspective son travail de révision côté écriture. Outre de gommer quelques maladresses stylistiques, elle a remis la trame du récit dans l’ordre initial de son projet, en laissant Ariane raconter d’abord sa version des événements, leurs conséquences physiques et psychologiques; puis, Mino Torrès, l’agresseur, relate l’attentat, mais aussi comment il est devenu un monstre.

L’autrice note : « Mon premier roman est mon livre le plus sombre et le plus brutal, le mouton noir de ma bibliographie. Il met en scène un personnage misogyne dans une construction amorale, puisque la forme adoptée pour déployer l’histoire est celle du diptyque, ce qui implique que chaque personnage, tant l’agresseur que la victime, a droit au même espace textuel, soit vingt et un chapitres, soixante-quinze pages. » (172)

En entrevue à Lettres québécoises, Marie Hélène Poitras a contextualisé le roman, qui fut d’abord son mémoire de création universitaire : « Le 4 novembre 1997, j’ai été victime d’une agression d’un fou psychotique, qui était caché dans mon garde-robe, chez moi, un fou qui avait attaqué et violé deux autres filles. Je me suis retrouvée ligotée, les yeux bandés, presque étranglée, le blanc des yeux tout rouges — pas juste des veines, là, complètement rouges. Mon coloc est arrivé. J’ai failli crever. Le gars s’est retrouvé en prison… » (Lq, printemps 2016, no 161, p. 8)

Elle ajoute dans la « Postface » : « Mon roman n’apporte pas de réponse. Il expose la crise, ne cherche en rien à la résorber ou à en adoucir les angles, encore moins à laisser croire que tout ira bien, que les méchants deviendront gentils. Non, le roman se contente de reconduire ses lecteurs au même endroit que les victimes d’agression : là où la confiance dans le monde s’est effondrée, un lieu où le sol n’est pas solide sous les pieds. Avec la peur au ventre. Avec l’espoir, mais aussi le doute qu’une réparation soit possible. » (173)

Avant d’en venir au roman, je me permets un rappel sur l’origine du nom des deux personnages, Ariane et Mino Torrès, ce qui n’est pas innocent. Marie Hélène Poitras a puisé dans la mythologie grecque qui veut qu’Ariane, fille de Minos roi de Crète, soit célèbre pour le « fil d’Ariane » qu’elle a remis à Thésée, qui l’a séduite, afin qu’il puisse sortir du labyrinthe après avoir tué le Minotaure. Quant à Mino Torrès, on peut croire qu’il tire son nom du monstre fabuleux de Crète à corps d’homme et tête de taureau appelé Minotaure; j’y vois aussi un hypothétique lien entre la bête et Minos, le père d’Ariane, suggérant que, très souvent, l’agresseur est en relation avec la famille de la victime.

La première partie du roman est donc consacrée à Ariane. L’autrice y fait alterner le récit de l’agression et ses conséquences immédiates, l’héroïne vivant toujours à Montréal dans l’appartement où l’événement a eu lieu, et un voyage en Europe durant lequel elle retrouve un certain équilibre de vie, entre peur, méfiance et confiance.

La violence physique et intellectuelle que raconte Ariane se reflète dans l’intensité des émotions qu’elle évoque. Entre retenue et abandon, entre force brutale et calme au lendemain d’un ouragan, elle évoque tous les registres des émotions ressenties par une victime d’un acte criminel. Elle doit désormais apprendre à vivre avec ce nouveau paradigme qui s’est imposé à elle.

Le voyage en Europe, Ariane, son frère qui l’a soutenu dans sa réhabilitation, et son amoureuse Isabelle l’ont décidé sur un coup de tête. La destination était Sète en France méditerranéenne, mais Ariane, apercevant une correspondance vers l’Allemagne, décide de prendre seule cette direction. Or, ce geste spontané va lui permettre de reprendre possession de sa vie, d’une auberge de jeunesse à une autre, de rencontres bon enfant en virées entre filles comme si la barrière linguistique exigeait plus d’attention même dans les banalités du quotidien. À l’auberge de Munich, elle entend un « éclat de rire franc » : « Je me suis tournée vers l’origine de la voix androgyne : un grand mince m’offrait des nouilles. Rarement vu un gars avec d’aussi beaux traits. Un Tchèque, ai-je appris par la suite. » Il s’appelle Ihmre, ils s’apprivoisent et le garçon devient le médecin du corps et de l’intelligence de la blessée.

L’alternance entre le passé et le présent est impossible du côté de Mino Torrès, car il est un pervers narcissique, un prédateur sexuel incorrigible et intemporel. La romancière nous fait entrer dans la vie et les pensées de l’antihéros en enveloppant d’un brouillard narratif toute la vie du prédateur qui raconte, sans remords, ses multiples agressions et ses viols, allant jusqu’à les assimiler aux sensations que lui procurent ses crises d’épilepsie.

Ce voyage dans l’intimité d’un individu pour qui dominer autrui est un mode de vie aussi difficile à comprendre que le désarroi dans lequel l’agression a plongé Ariane. Ne serait-ce la perversité extrême du personnage, on imagine comprendre ce qui a fait de lui un tel désaxé aux troubles psychotiques irréversibles.

Soudain le Minotaure a connu un grand succès à sa sortie, ce qui devrait se reproduire à nouveau. D’abord parce qu’il a gagné en littérarité grâce à la pratique de l’écriture de l’imaginaire de l’autrice. Puis, l’actualité du sujet est hélas! toujours incontournable et le roman en actualise tous les aspects, toute l’étendue de la violence faite aux victimes, mais aussi de la perversité des bourreaux. Marie Hélène Poitras a eu raison de faire revivre la bête, redoutable prédateur toujours en liberté.

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