mercredi 16 février 2022

François Gravel

Le deuxième verre

Montréal, Druide, coll. « Reliefs », 2022, 160 p., 19,95 $.

Jusqu’à plus soif 

Qui se souvient de La note de passage, premier roman de François Gravel paru en 1985? Je suis sûr que nous sommes nombreux, car, non seulement cette histoire s’arrêtait sur une certaine image du cégépien, mais elle y parvenait dans un registre littéraire se jouant des préjugés populaires. L’auteur avait donc bien fait de s’inspirer de ses habiletés professionnelles – professeur d’économie au cégep Saint-Jean-sur-Richelieu – et de prendre le temps nécessaire à peaufiner un premier livre, ce qui a instillé sa passion d’écrire.


Dieu sait qu’il en a écrit des pages à succès pour la jeunesse et pour les adultes depuis ce temps! Il me suffit de regarder dans le rétroviseur de mes chroniques pour conclure que le diable d’homme n’a pas ménagé ses imaginaires.

Il nous arrive avec un récit intitulé Le deuxième verre. Le récit est une forme narrative comme le roman, mais, selon Lexique des termes littéraires, « il présente les événements pour eux-mêmes, excluant autant que possible l’interférence de toute ambition narrative. » Pour faire image, je dirais que le récit est au roman ce que la photo est à la vidéo, l’image fixe et le mouvement.

Le deuxième verre pose un regard attentif à l’alcoolisme génétique, le mal du verre vide qu’il faut emplir sans arrêt, car jusqu’à plus soif est impossible.

Le narrateur, c’est l’écrivain lui-même qui se fait observateur critique de sa vie familiale sous le règne d’un père alcoolique. Nulle condamnation, rien de revancheur dans son propos, mais une suite d’images, une vingtaine en tout, dont l’objectif est braqué sur des événements, nombreux, qui ont jalonné sa vie d’enfant, d’adolescent, de jeune adulte et qui ont influencé son existence.

L’écrivain est né en 1951, dois-je préciser afin de mettre en perspective l’époque dont il trace la fresque d’un univers « imbibé » de certains hommes. Nous ne sommes pas non plus dans l’analyse sociologique, sinon pour situer le rôle que l’alcool a joué sur la société québécoise urbaine d’après-guerre et de comprendre le panneau de direction menant tout droit aux tavernes. Ce lieu maudit de l’Église et des sociétés de tempérance était réservé aux hommes comme les parties de pêche ou de chasse d’alors.

La description qu’en fait François Gravel n’a rien d’exagéré. Pour avoir travaillé au cours de deux étés pour une grande brasserie québécoise, je vous assure que faire une livraison, tôt le lundi matin, dans une taverne était comme entrer dans la caverne puante d’un Neandertal. Mais la soif d’un alcoolique n’a pas d’odorat.

Comment l’alcoolisme peut-il être congénital? Je laisse aux spécialistes une explication cohérente et retiens du récit l’anecdote voulant qu’à l’anniversaire marquant les douze ou treize ans d’un garçon, j’insiste, d’un garçon, l’enfant avait droit à une gorgée de bière, signe qu’il entrait dans l’antre des hommes et pour qu’il en soit ainsi, il devait boire. Pour nombre de Canadiens français, comme on disait alors, cette initiation à l’alcool était plus l’équivalent de la fête soulignant la majorité religieuse des garçons de 13 ans, que l’était la confirmation religieuse. C’est peu dire.

Chez les Gravel, devenus les Fillion et frères dans un roman de Gravel paru en 2000, la bière est l’élixir de prédilection encouragé par le sport national, le hockey du CH commandité par la brasserie Molson. L’alcool et ses dérivés, rye, scotch, alcool ou vodka, viennent plus tard lorsque les revenus le permettent.

L’arrivée de la télévision est l’occasion d’installer un commerce lucratif, car non seulement faut-il vendre ces appareils, mais il faut aussi en faire l’entretien. L’esprit de famille étant plus fort que tout, Gérard embauche ses frères, leur permettant ainsi d’avoir un gagne-pain raisonnable et, en prime, un peu du « fort » qu’il partageait avec eux.

Tous les membres de la fratrie n’avaient pas le vin gai, façon de dire que plus ils consommaient, plus ils devenaient désagréables. Nulle part Le deuxième verre ne fait-il référence à une quelconque violence à l’égard d’autrui, conséquence fréquente de l’alcoolisme. Cette violence était dans l’attitude du père qui perdait ainsi ses moyens d’être un parent présent, tout en assumant ses responsabilités.

Le deuxième verre ne pouvait se terminer sans que l’auteur se situe lui-même dans cette lignée de buveurs sans fond. C’est l’image que suggère le titre du récit qui résume son attitude face à l’alcool. Un verre, puis un deuxième consommé comme la dégustation d’un produit fin, c’est-à-dire non pas pour ses qualités olfactives – Gravel écrivant que la qualité du produit ne lui importe pas –, mais pour l’effet ressenti doucement, sans heurts physiques ou moraux, sachant qu’il s’arrêtera au deuxième verre.

Le devoir de mémoire ou l’obligation de savoir sont nécessaires quand l’essence de ces connaissances est déterminante sur la vie des êtres. L’alcoolisme du père raconté par François Gravel met en relief une tare génétique avec laquelle il faut apprendre à vivre, sans oublier d’en informer sa progéniture. Le deuxième verre parvient à mettre en perspective ce malêtre, parfois destructeur de famille, d’une génération à l’autre.

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