François Gravel
Le deuxième verre
Montréal, Druide, coll. « Reliefs », 2022, 160 p.,
19,95 $.
Jusqu’à plus soif
Qui se souvient de La note de
passage, premier roman de François Gravel paru en 1985? Je suis sûr que
nous sommes nombreux, car, non seulement cette histoire s’arrêtait sur une certaine
image du cégépien, mais elle y parvenait dans un registre littéraire se jouant
des préjugés populaires. L’auteur avait donc bien fait de s’inspirer de ses
habiletés professionnelles – professeur d’économie au cégep Saint-Jean-sur-Richelieu
– et de prendre le temps nécessaire à peaufiner un premier livre, ce qui a
instillé sa passion d’écrire.
Dieu sait qu’il en a écrit des pages à succès pour la jeunesse et pour les adultes depuis ce temps! Il me suffit de regarder dans le rétroviseur de mes chroniques pour conclure que le diable d’homme n’a pas ménagé ses imaginaires.
Il nous arrive avec un récit
intitulé Le deuxième verre. Le récit est une forme narrative comme le
roman, mais, selon Lexique des termes littéraires, « il présente
les événements pour eux-mêmes, excluant autant que possible l’interférence de
toute ambition narrative. » Pour faire image, je dirais que le récit est
au roman ce que la photo est à la vidéo, l’image fixe et le mouvement.
Le deuxième verre pose un
regard attentif à l’alcoolisme génétique, le mal du verre vide qu’il faut
emplir sans arrêt, car jusqu’à plus soif est impossible.
Le narrateur, c’est l’écrivain
lui-même qui se fait observateur critique de sa vie familiale sous le règne d’un
père alcoolique. Nulle condamnation, rien de revancheur dans son propos, mais une
suite d’images, une vingtaine en tout, dont l’objectif est braqué sur des
événements, nombreux, qui ont jalonné sa vie d’enfant, d’adolescent, de jeune
adulte et qui ont influencé son existence.
L’écrivain est né en 1951,
dois-je préciser afin de mettre en perspective l’époque dont il trace la fresque
d’un univers « imbibé » de certains hommes. Nous ne sommes pas non
plus dans l’analyse sociologique, sinon pour situer le rôle que l’alcool a joué
sur la société québécoise urbaine d’après-guerre et de comprendre le panneau de
direction menant tout droit aux tavernes. Ce lieu maudit de l’Église et des sociétés
de tempérance était réservé aux hommes comme les parties de pêche ou de chasse
d’alors.
La description qu’en fait François
Gravel n’a rien d’exagéré. Pour avoir travaillé au cours de deux étés pour une
grande brasserie québécoise, je vous assure que faire une livraison, tôt le
lundi matin, dans une taverne était comme entrer dans la caverne puante d’un Neandertal.
Mais la soif d’un alcoolique n’a pas d’odorat.
Comment l’alcoolisme peut-il être
congénital? Je laisse aux spécialistes une explication cohérente et retiens du
récit l’anecdote voulant qu’à l’anniversaire marquant les douze ou treize ans d’un
garçon, j’insiste, d’un garçon, l’enfant avait droit à une gorgée de bière, signe
qu’il entrait dans l’antre des hommes et pour qu’il en soit ainsi, il devait
boire. Pour nombre de Canadiens français, comme on disait alors, cette initiation
à l’alcool était plus l’équivalent de la fête soulignant la majorité religieuse
des garçons de 13 ans, que l’était la confirmation religieuse. C’est peu dire.
Chez les Gravel, devenus les Fillion
et frères dans un roman de Gravel paru en 2000, la bière est l’élixir de
prédilection encouragé par le sport national, le hockey du CH commandité par la
brasserie Molson. L’alcool et ses dérivés, rye, scotch, alcool ou vodka, viennent
plus tard lorsque les revenus le permettent.
L’arrivée de la télévision est l’occasion
d’installer un commerce lucratif, car non seulement faut-il vendre ces
appareils, mais il faut aussi en faire l’entretien. L’esprit de famille étant
plus fort que tout, Gérard embauche ses frères, leur permettant ainsi d’avoir
un gagne-pain raisonnable et, en prime, un peu du « fort » qu’il partageait
avec eux.
Tous les membres de la fratrie n’avaient
pas le vin gai, façon de dire que plus ils consommaient, plus ils devenaient
désagréables. Nulle part Le deuxième verre ne fait-il référence à une
quelconque violence à l’égard d’autrui, conséquence fréquente de l’alcoolisme. Cette
violence était dans l’attitude du père qui perdait ainsi ses moyens d’être un
parent présent, tout en assumant ses responsabilités.
Le deuxième verre ne
pouvait se terminer sans que l’auteur se situe lui-même dans cette lignée de
buveurs sans fond. C’est l’image que suggère le titre du récit qui résume son
attitude face à l’alcool. Un verre, puis un deuxième consommé comme la
dégustation d’un produit fin, c’est-à-dire non pas pour ses qualités olfactives
– Gravel écrivant que la qualité du produit ne lui importe pas –, mais pour l’effet
ressenti doucement, sans heurts physiques ou moraux, sachant qu’il s’arrêtera au
deuxième verre.
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