mercredi 9 février 2022

Dominique Fortier et Nicolas Dickner

Révolutions

Québec, Alto, coll. « Coda », 2021, 648 p., 24,95 $ (papier), 14,99 $ (numérique).

Journalmanach, éphémémoires et calencyclopédie?

Je vous ai décrit, la semaine dernière, l’architecture de Révolutions, un ouvrage hybride de Dominique Fortier et Nicolas Dickner, paru en 2014 (tirage de 1793 exemplaires épuisé) et maintenant réédité en poche (1806 exemplaires), dont le sujet quotidien d’écriture leur était livré par Réginald Jeeves, le « Skip » informatique imaginé par Dickner.

Plusieurs mots proposés ont la particularité d’avoir un homonyme. Par exemple, au mot genièvre, Dickner y voit la bouteille du gin De Kuyper, « un genièvre à réveiller un mort » –je l’approuve sans réserve – et Fortier, « un long jeune homme au teint pâle. » Les « cochronautes » comprennent souvent de façon différente le vocable du matin, si bien que leurs textes n’ont aucune concordance due à la grandeur et aux misères de la langue française qu’ils maîtrisent si bien.

Il y a ici et là, le rappel du contexte de l’un de leurs précédents livres, une anecdote puisée dans leurs souvenirs, la description détaillée du bureau de l’une et les savoirs et pratiques étendus du père l’autre. Que dire du rappel de Fortier que le mot populiculture signifie la culture du peuplier, mais suggère tant d’autres choses dont un mode de gestion politique.

On ne s’ennuie jamais en parcourant Révolutions. On peut l’effeuiller comme une marguerite ou y butiner – lisez le mot abeille, vous verrez – au gré de ce que les mots-du-jour inspirent aux auteurs ou nous suggèrent.

J’ai noté la propension de Nicolas Dickner aux références scientifiques, loufoques ou vraies, et au regard plein d’ironie qu’il jette sur ce que le mot-clé lui rappelle. Pour sa part, Dominique Fortier a un côté première-de-classe qui s’efforce de respecter les règles du jeu, entre autres en relatant ce que ses fouilles des dictionnaires ou des encyclopédies lui apprennent. Si elle digresse, c’est pour puiser dans sa vie personnelle – dont l’image d’une écographie de l’enfant à naître (456) – ou en rappelant un voyage qui l’habite toujours.

Un passage de l’écrivaine m’a fait sourire : « Est-ce que j’invente cela, ou bien ma grand-mère Marguerite appelait-elle vraiment une bouilloire un canard? Je sais en tout cas que dans son appartement le comptoir (non, pas l’évier) était un cygne, et le garde-manger, la dépense. » (443) Le canard québécois viendrait de l’anglais kettle, la dépense de pantry et cygne du verbe to sing évoquant le son de l’eau du robinet ou, pour rester dans le lexique de l’autrice, le cygne devient le comptoir par métonymie.

N’oublions pas cependant que les deux auteurs puisent avec application dans des ouvrages de référence, généraux ou spécialisés, récents ou anciens, de Diderot et d’Alembert à Wikipédia. Il arrive que le mot-du-jour éveille un humour bien senti. Ainsi, le platane, un arbre très répandu en France, a rappelé à Nicolas D. le treuil à manivelle qui permettait à Gaston Lagaffe de hisser son taco pour éviter de nourrir les parcomètres; pour Dominique Fortier, l’arbre lui rappelle un panneau routier français, un triangle bordé de rouge et son point d’exclamation, coiffé de la mention « Arbres penchés ».

Ce qui me semble le mieux mettre en perspective l’ensemble de cet ouvrage m’est suggéré par Nicolas Dickner. Au mot fumeterre (une plante annuelle), il écris : « Comme notre projet repose sur une approche éditoriale évolutive, le sens de ce calendrier ne nous apparaît que progressivement, peu à peu, d’où l’irruption de Borges [écrivain argentin], par exemple, ou la transformation des formes à notre disposition, ou encore la possibilité (morale ou éditoriale?) d’ignorer certains mots fumeux.

Je réalise donc, ce matin, la nature de calendrier – ou plutôt de ce qu’il sera à la fin de l’année; car si en septembre nous étions devant une année qui appartenait exclusivement à Fabre d’Églantine, nous sommes en train de créer un calendrier hybride, une année où se mélangent non seulement nos recherches et délires respectifs, mais aussi le contenu quotidien de ton année et de la mienne. »

Je suis revenu encore et encore sur Révolutions et ses moments d’écriture jouissive. Révisant ce que j’en écrivais en 2014, j’en arrive à la conclusion que cette proposition littéraire hors norme me séduit encore plus. Tant et si bien que le résultat de cette joute – les auteurs discutant fréquemment de leur travail, de leur état d’âme ou d’esprit – s’avère une réussite totale grâce à la curiosité, à l’intelligence et à la pertinence des interventions de l’une et l’autre. Intemporel par-dessus tout, je crois impossible de se lasser de sa lecture.

Notes :

Révolutions m’a incité à revenir aux œuvres de Nicolas Dickner et de Dominique Fortier, réalisant que je les connaissais peu selon ce que chacun en disait au hasard d’une histoire ou d’une explication inspirées par le mot du jour. Ce furent d’ailleurs parmi les trouvailles que ce livre m’a permis de faire sur l’art d’écrire propre à chacun d’eux et sur leur univers personnel, réel ou imaginaire, dans la mesure de ce que les messages de Jeeves leur inspiraient.

J’ai toujours eu une grande pudeur par-devers les artistes dont je fréquente les œuvres, faisant une nette distinction entre eux et leurs créations. Combien de fois ai-je répété à mes élèves que le « je » narratif était un personnage, même s’il ressemblait comme un vrai jumeau à l’autrice ou l’auteur. Que Nicolas Dickner nous parle de souvenirs de son enfance, d’une amoureuse ou de séjours à l’étranger peut être puisé directement de ses expériences n’a d’autres raisons que d’appuyer un commentaire sur le mot du jour. Il en va de même pour Dominique Fortier qui évoque l’enfant à naître, Fred son compagnon ou Victor le chien vieillissant.

2 commentaires:

  1. Généreuse et merveilleuse chronique, comme d'habitude, cher Jean-François. On lirait ce livre étonnant pour le plaisir de lire votre chronique...

    RépondreEffacer
    Réponses
    1. Trop généreuse chère Dominique. Je suis à lire sur écran Les ombres blanches, un roman de Dominique Fortier qui paraîtra le 15 mars prochain. Il s'agit, en quelque sorte, d'une suite du roman Les villes de papier, une fiction imaginée autour de la poétesse états-unienne Emily Dickinson. Le mot «suite» ne convient pas tout à fait, car trame du roman à paraître met en scène la famille de Dickinson et ce qui fut décidé de faire des divers textes accumulés en vrac par la défunte.

      Effacer