mercredi 29 septembre 2021

Rodney Saint-Éloi

Nous ne trahirons pas le poème et autres recueils

Paris, Points, coll. « Points poésie », 2021, 368 p., 12,95 $.

Une image heureuse, une tribu en fête

Paru aux éditions Points, à Paris, en mai dernier, Nous ne trahirons pas le poème et autres recueils est une anthologie regroupant quatre ouvrages écrits par Rodney Saint-Éloi et publiés aux éditions Mémoire d’encrier : Nous ne trahirons pas le poème (2019), J’ai un arbre dans ma pirogue (2006), Je suis la fille baobab brûlé (2015) et J’avais une ville d’eau de terre et d’arcs-en-ciel heureux et autres poèmes (1999). Ce livre nous permet d’observer d’un point de vue périphérique une œuvre en train d’ériger le patrimoine de l’écrivain et éditeur, une œuvre déjà en pleine maturité tant dans sa thématique que dans sa littérarité.


L’ordre des volumes ici assemblés ne suit pas la chronologie de leur parution originale ce qui permet de voir des constances dont le thème des femmes de sa vie : Tida son arrière-grand-mère, Contita sa grand-mère et Bertha sa mère. Elles sont essentielles à sa création littéraire, notamment sa poésie, comme une forme de la fragilité au cœur de son discours.

Nous ne trahirons pas le poème, bateau amiral de l’anthologie, porte les traces de la démarche de l’écrivain en les marquant de signes indélébiles. Huit vers mettent en perspective les univers où le poète nous entraîne :

« pour me défendre / je dirai que je suis poète / les mots m’ont précédé / je n’ai pas tété ma mère / je n’ai pas connu mon père / j’habite loin de mon île / mon ventre n’est pas mon ventre / je n’étais pas convié à ma naissance ».

Je ne me lasse pas de relire Nous ne trahirons pas le poème, car il brosse une fresque de toutes les quêtes poétiques et narratives de Rodney Saint-Éloi et souligne la recherche constante de l’éditeur qu’il est de donner la parole aux voix autochtones et à celles issues de la migration.

J’ai un arbre dans ma pirogue (2006) débute par un prologue semblable à une carte indiquant le chemin à suivre pour arriver au bout de la quête qu’elle définit, comme celui de Nous ne trahirons pas le poème et celui de Je suis la fille baobab brûlé. On comprend bien qu’écrire

« la vie et la ville qui percent sous les brumes du soir; se rappeler que tout serait un chant si on le voulait, si les mots et les phrases avaient la conviction d’un quelconque bonheur. // Et pourquoi cet arbre qui habite mon corps, m’écrit et me convoque là-bas quand je suis ici, dans la tourmente des formes et des couleurs? // Pourquoi ce poème? Sinon pour dire l’absence qui engage la présence, le vide et l’angoisse d’une terre qui désapprend à être terre. // Départ et non absence. Le pays est encore le seul paysage discernable et renaissant. Vivre-entre-baillé-ici-ailleurs. Vivre l’enfance, le soleil nu! L’île, ses rêves, ses dérives, ses fantasmes et ses dérives. L’île, le trop bleu de ses mers au miroir de ses ciels. // Au bout, il y a une pirogue… là-dedans des mots, comme un arbre qui voyage seul dans la forêt, un conte contrarié par un fusil. // Et si tout n’était qu’un grand arbre quelque part, debout dans la constance de la terre? » (p. 121-122)

Bref, Rodney Saint-Éloi est en quelque sorte l’homme-poème, celui qui transforme son être au fur et à mesure que les mots, puis les vers prennent forme.

Je suis la fille baobab brûlé (2015) est dédié à Bertha, la mère du poète dont la vie se retrouve au cœur du roman Quand il fait triste Bertha chante (Québec Amérique, 2020), un récit qui mérite une lecture attentive pour comprendre d’une perspective intérieure le poids de la négritude assumée. L’écrivain dira, en entrevue (Lettres québécoises, no 163, automne 2016) : « Je me suis rendu compte, en écrivant La fille du baobab brûlé, que c’était un exercice difficile de se mettre dans la peau d’une femme. J’ai dû laisser libre cours à ma propre féminité, me laisser investir par la voix de ces femmes qui m’ont élevé. Ce mécanisme d’altérité, c’est le respect de l’autre. L’important pour moi est de ne pas trahir ces voix qui m’ont grandi. J’ai voulu apprendre à être un homme, à devenir une meilleure personne, par le seul fait de pouvoir dire que Tida, c’est moi. Je suis entré dans une communication mystérieuse avec elle jusqu’à ce qu’elle soit mon identité. Aucune frontière ne nous sépare désormais. »

J’avais une ville d’eau de terre et d’arcs-en-ciel heureux et autres poèmes (1999) est un livre en quatre mouvements : j’avais une ville d’eau de terre et d’arc-en-ciel heureux, les courriers de l’amandier, toporythme géopoétique cauchemardesque, post-image postface de l’en-ville. J’ignore à quels moments de sa carrière – cet instant précis où on passe d’auteur à écrivain – les vers de ce quatuor poétique ont été écrits, mais il y a fort à parier que c’était avant que Rodney Saint-Éloi quitte son Haïti natal pour le Québec, car le décor qu’il y a planté est celui de sa terre natale, celle dont on s’éloigne sans oublier les racines de l’enfantement, ce jadis rappelant qu’il est toujours présent dans l’en-soi.

Je ne suis pas surpris de découvrir que

« le poème une image heureuse / une tribu en fête // à l’envers naît cette terre / bougies et peurs entrées / ville nyctalope aux mille tambours / ville caraïbe paradiso // élue ville entre toutes / pour mieux t’aimer au purgatoire. » (306) Ou encore cette prose : « j’ai appris dans cette ville à me taire par éthique, à revende au marché aux puces mes identités volés, à cantonner la fanfaronnade de l’île, le petit large libertin et le nomadisme payant ». (p. 350)

Plus je lisais et relisais, en ordre ou en désordre, les vers de chacun des recueils rassemblés pour cette anthologie, plus me revenait la constatation qu’un écrivain, un vrai, peut écrire tous les livres qu’il voudra, l’essence même de son œuvre est bel et bien présent dès ses premiers ouvrages et cette essence ne demande qu’à explorer comme un feu d’artifice aux milles couleurs et arabesques. Il arrive même parfois que ces mots devenus étoiles incandescentes passent du côté de l’éternité littéraire : Rodney Saint-Éloi lui le mérite.

mardi 21 septembre 2021

Gilles Archambault

Il se fait tard

Montréal, Boréal, 2021, 120 p., 18,95 $.

Mourir la belle affaire, mais vieillir…

Je ne crois pas à l’écriture comme étant une panacée pouvant guérir un spleen passager ou même perpétuel. J’admire cependant les écrivains capables de puiser dans leurs carnets de souvenirs les réminiscences qui circulent en eux et nourrissent leur imaginaire.

C’est, sans aucun doute, à cette source que s’abreuvent la plupart des livres de Gilles Archambault. Rien de triste ou de morose chez lui, sinon sublimé par l’ironie dont il est passé maître. Parfois, l’écrivain laisse poindre à l’horizon du moment raconté un peu de nostalgie, jamais toute rose jamais toute bleue. J’en prends à témoin Il se fait tard, ce nouvel opus composé de dix-sept récits comme autant de fragments d’un vitrail dont l’ensemble propose un panorama de plans choisis du temps présent inspirés par des fragments de jadis.

En lisant ce nouvel Archambault, une chanson de Brel s’est imposée, une mélodie s’est mise à tourner en boucle durant toute ma lecture : « mourir la belle affaire, mais vieillir… » Cette mélodie résume l’ensemble de ce que l’écrivain donne ici à lire.

La distance narrative de bon aloi, celle qui creuse un fossé entre celui qui écrit, l’auteur, et celui qui s’écrit, le personnage, est peu ou pas respectée ici. Je laisserai donc aux exégètes patentés ce travail d’analyse, ce dont Archambault l’écrivain n’a rien à faire de toute façon. Les événements qu’il relate sont pris et mis en perspective de ses 87 ans, âge auquel il les raconte. La majorité des faits se déroulent dans son appartement dont il sort peu pour cause de pandémie, mais aussi pour son âge qui se rappelle régulièrement à son bon vouloir. Chaque historiette illustre des gestes qu’il pose dans le cocon de son intimité – tantôt pour se convaincre qu’il a bien fait de se séparer d’objets accumulés, mais toujours signifiants, tantôt pour décider de briser le lien affectif entretenu avec tel livre d’un écrivain qui n’est plus lu ou tel disque, plus écouté – ou des actions menées auprès de gens qui réclament se présence et qu’il en est venu à accepter.

En filigrane de ces instantanés actuels, il y a les lueurs d’un bilan du passé, du présent ou même de l’avenir. Tôt ou tard dans son existence, l’être humain fait, volontairement ou non, une rétrospective de sa vie à ce moment-là. Parfois cet exercice en vaut la chandelle, parfois il est totalement inutile puisqu’on lui tourne le dos. Or, à l’âge avancé, qui n’est pas l’âge d’or qu’on veut nous vendre, le bilan peut n’être que réel, car on ne peut rien changer à l’avant et si peu à l’après, sinon cette « belle affaire » de Brel, c’est-à-dire mourir, dans la dignité de l’oubli.

Se disant un « fieffé nostalgique », ce qui sert aussi à mettre sa vie personnelle et littéraire en perspective, il n’est pas étonnant qu’il consacre, entièrement ou au passage, des récits ou des pages d’autres à sa carrière d’écrivain. « Pour ma part, je n’aurai ressenti tout au long de ma vie d’écriture qu’une seule exigence : celle de décrire mon inconfort de vivre… Mon mal de vivre était supportable puisque j’ai réussi à me pencher sur lui pendant tout ce temps… Pour exprimer ma désolation, je n’ai rien trouvé de mieux que l’écriture. » (90-91) Je suis d’avis que ces passages sont à inscrire parmi les faits retenus du bilan presque final d’une vie active.

Bien sûr, l’homme Archambault ne pouvait oublier Lise, son épouse en-allée, ses enfants et ses petits-enfants. Quelques amis, au féminin au masculin, morts ou vifs – la nécrologie des journaux étant certains jours la référence de l’âge avancé comme jadis celle des naissances – dont le souvenir s’impose parfois sans que l’on sache ou comprenne pourquoi. Ces squelettes terrés dans le placard d’une existence qui ressuscitent sans crier gare et nous tourmentent sans qu’on puisse les changer et encore moins les faire taire.

Je n’ai ressenti aucune tristesse à accompagner le personnage Archambault dans l’univers du vieil âge. Ni vraie compassion non plus, croyant que cela ne convenait pas à celui qui n’a rien demandé. Sinon d’être écouté plus qu’entendu, particulièrement dans « Mort à Venise », titre emprunté à la nouvelle de Thomas Mann : « À l’instant de ma mort, je souhaite être seul… Moi qui ne serais au mieux qu’un honnête homme artisan des mots, je souhaiterais au moment de mon entrée dans le néant revoir en un éclair des - gestes de femmes, les tiens, Lise, et entendre des voix d’enfants. Ce serait pour moi une mort presque convenable. Mais je serais seul. Ne pas me donner un spectacle. » (43-44)

Si j’étais un prédicateur d’autrefois – ou ceux d’aujourd’hui qu’on nomme influenceurs – je dirais à Gilles Archambault : « C’est la grâce que je vous souhaite. » Heureusement, je ne suis ni curé ni influenceur, et je demande à ce peintre des mots de puiser dans les eaux de son imaginaire, si près de sa propre existence, pour qu’on puisse le lire au-delà de la non-existence qui s’approche de lui.

mercredi 15 septembre 2021

Aki Shimazaki

Sémi

Arles, Actes Sud, 2019, 168 p., 19,95 $.

Quand le temps et l’espace s’effacent

L’écrivaine Aki Shimazaki a entrepris une quatrième suite de récits en cinq volets avec Suzuran (2019). On y rencontre Anzu, trentenaire et mère célibataire, indépendante, pourvue d’une douceur forte, elle semble imperméable à la cruauté du monde. « Ce nouveau cycle s’entame, avec ses personnages intrigants, ses retournements, ses contrastes entre la surface lisse et ce qui se trame dans les entrailles du récit. Suzuran (nom d’une fleur délicate) nous invite à connaître Anzu, son fils, ses parents vieillissants… »


Ces derniers – Tetsuo Niré et Fujiko Kajiyama – sont au cœur de Sémi, le second récit de cette nouvelle pentalogie. Âgé, le couple a longtemps espéré que leur fils Nobuki s’installe avec sa famille dans la maison familiale, selon la tradition. Le jeune homme avait d’autres projets et Tetsuo a donc décidé de vendre la propriété pour s’installer dans une maison de retraite, surtout que la santé de son épouse Fujiko se détériore de jour en jour, la maladie d’Alzheimer envahissant leur univers.

Comment gérer cette situation? Tetsuo se sent de plus en plus seul, mais, heureusement, l’infirmière de la résidence, bien au fait des aléas qu’entraîne la maladie, le conseille et l’aide dans ce curieux apprentissage qu’est de négocier avec une vie fragmentée.

À brûle-pourpoint, Fujiko ne reconnaît plus son époux, mais plutôt son fiancé de jadis, le prénommant Tetsuo-san, suffixe indiquant son statut de prétendant. De plus en plus désemparé, Tetsuo suit les conseils de l’infirmière et d’un nouveau pensionnaire de l’établissent dont l’épouse décédée a souffert de démence; par exemple, il ne contredit jamais son épouse et adapte leurs échanges au diapason d’un univers incertain.

Deux événements s’ajoutent à la tourmente du vieil homme : Fujiko exige qu’on divise leur chambre pour qu’elle garde son intimité jusqu’à ce qu’elle se marie et, après avoir entendu un récital de musique classique – un couple de la résidence forme un excellent duo amateur –, elle se souvient de Rei Miwa, chef d’orchestre réputé, et veut lui rendre l’argent qu’il lui a donné autrefois. Tout cela est bien compliqué pour Tetsuo qui n’a d’autre choix que tenter de mettre en ordre les pièces de ce puzzle.

Le mystère s’épaissit quand une amie de son épouse lui confirme qu’elle a bel et bien assisté à un concert dirigé par Miwa et que Fujiko a bien rencontré le maestro ce jour-là. La date de l’événement laisse le vieillard pantois, car le couple était marié à cette époque, que lui-même voyageait beaucoup pour son travail et qu’il entretenait une relation adultérine avec une amoureuse d’avant leur union.

L’inquiétude est à son comble quand son fils lui raconte que sa mère lui a un jour confié n’avoir rien en commun avec son père et que leur mariage arrangé, comme c’était alors souvent le cas au Japon, n’avait été sauvé du naufrage que par la présence des parents de Tetsuo et la naissance tardive de Kyôka, l’aînée maintenant décédée.

Tetsuo se rappelle parfaitement de cette époque où son épouse se dépensait corps et âme pour le bien-être de ses beaux-parents et de leurs enfants, et qu’il n’était, en somme, que leur pourvoyeur. Inutile de dire qu’il n’avait fait aucun projet pour la retraite et que le refus de Nobuki, leur fils, d’habiter avec eux l’a complètement désarçonné. Puis, l’état de santé de Fujiko s’est mis à se détériorer et le mystère de cette dette à l’endroit de M. Miwa est un nouveau nuage au-dessus de leur existence.

Fujiko en vient à lui expliquer que l’argent reçu du chef d’orchestre était pour qu’elle se fasse avorter – le récit de cette nuit auprès de lui est aussi bref que leur relation amoureuse – ce qu’elle n’a pas fait. Est-il possible alors qu’un de leurs trois enfants soit celui de Miwa? Tetsuo croit d’abord que c’est leur fils, compte tenu d’une certaine ressemblance physique avec le musicien, mais la soirée où Fujiko a assisté au concert du maestro correspond plus au moment de sa première grossesse.

Aki Shimazaki est passée maître de la trame que les personnages complexifient autant par leur silence que par leurs actions parallèles à la principale quête. Dans Sémi – mot japonais qui signifie cigale – les relations avec une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer sont au cœur du récit et toutes les péripéties relatées s’enlisent dans les dédales du passé et du présent. Les notions de temps et d’espace sont pour ainsi dire confondues ou effacées de la mémoire Fujiko et ses jongleries spatiotemporelles placent Tetsuo, son époux, dans un monde dont il n’a d’autres choix que d’être le témoin, tentant de faire bon gré contre mauvaise fortune.

mercredi 8 septembre 2021

André Brochu

Clairs abimes

Montréal, Noroît, 2021, 120 p., 20 $ (papier), 14,99 $ (numérique).

 

André Brochu : le retour d’un grand

 

Je m’ennuyais de lire le grand André Brochu – professeur, poète, essayiste, romancier, critique et que sais-je d’autre d’innovant. Pour apaiser cette inquiétude, je relisais entre autres les poèmes d’élégies de lumière (Trois, 2005) ou son remarquable essai Anne Hébert : le secret de vie et de mort (PUO, 2000). J’ai déjà écrit que traiter d’un de ses livres était comme lever le voile sur un secret d’État tellement l’homme Brochu et son œuvre sont méconnus du grand public. Je croyais et crois toujours que Brochu a tout écrit avec succès et que, parfois, cela lui a valu des prix largement mérités.

Ce n’est pas pour rien que Micheline Cambron et Laurent Mailhot, deux éminents collègues de la faculté des Lettres de l’Université de Montréal, publièrent André Brochu, écrivain (Hurtubise, 2006). Cet essai « propose une lecture globale de [ses] ouvrages, offrant ainsi la première synthèse de cette œuvre marquante. » On y apprend beaucoup sur le parcours littéraire de Brochu, son talent de créateur et ses engagements littéraires et sociaux. On découvre aussi des aspects parfois insoupçonnés de ce qu’on appelle son « œuvre multiforme ».


Or, voilà que paraît Clairs abîmes, en cette rentrée littéraire automnale. Telle une composition musicale, les vers sont groupés en trois mouvements précédés d’un prélude qui donne le ton des variations qui suivent. « Oui… non… me voici rien de plus sans doute qu’un petit / moi tout juste acceptable… je deviens alors tout à coup capable d’aimer / de croire / de sourire / oui entre mes poings. » Et plus loin : « Triste humanité / semblable à ma chair / à mon âme à / tout ce qui supplie… »

Ai-je bien entendu dans ces vers l’évocation d’une « renaissance » comme d’une rémission après une longue, très longue convalescence? Chose certaine le poète a retrouvé le souffle de sa littérarité personnelle qui fait l’unicité de sa voix, de son œuvre.

Puis, voilà les trois mouvements de Clairs abîmes – "Quelques chapitres", "Socle du ciel" et "Rues de la terre" –chacun appelant des variations comme autant d’images, certaines très charnelles d’autres très pudiques, qui mettent en lumière les abîmes du titre.

"Quelques chapitres" est fait de dix modulations sur un même thème où « tout vibre tout gire dans la merveille où s’éberlue / le mirage de l’existence donnée à savourer / à l’ombre des dieux pâles et des sarcelles énamourées ». (13) Mais encore – « plus de moi, plus rien hors l’ingénue face de l’éternel autre lieu. » (14) – ou cette ultime interrogation – « que serons-nous parmi les décombres du temps. » (24)

"Socle du ciel", le plus long des trois mouvements, va de l’adagio à l’andante à l’allegro, avec des retours de l’un à l’autre selon le rythme dans lequel le poète engage le mouvement des émotions exprimées, comme s’il s’agissait du rythme du cœur révélant secrètement le ressenti vécu lors même de la plus petite agitation qui soit. Ou, comme l’a écrit Baudelaire dans "L’invitation au voyage", « tout n’est ordre et beauté, / Luxe, calme et volupté. » D’ailleurs, le poète ouvre ainsi ces mouvements : « Monde tu changes / au gré des songes // propres à contrefaire / l’éclat    boule de feu / dure // boule de nos misères ».

"Socle du ciel", dans son ensemble, a des allures d’une rétrospective des temps forts comme des plus fragiles, voire des plus ineptes d’une existence dont les vers magnifient les images comme sous la loupe ou, plus sévèrement, le microscope examinant l’hier à l’aujourd’hui d’une vie qui, désormais, compte plus de jours passés que de ceux à venir.

Le dernier mouvement de Clairs abîmes, "Rues de la terre", est composé de vingt-six poèmes dont quatre ont leur propre rythme. Nous sommes ici devant un ensemble de tableaux, de fresques qui fixent dans le temps et l’espace qui un personnage, qui une action, qui un engagement.

Impossible de rester impassible à lire "Adieu, ami" dédié au regrette Noël Audet ou "La fin et l’étincelle" écrit "À la mémoire de mon père". Je souligne que ces poèmes alors que les 24 autres sont tout aussi touchants, car chacun met l’accent sur un geste ou un engagement, achevé ou échappé.

La fulgurance du discours poétique d’André Brochu n’a rien perdu de la pertinence de son propos tant les thèmes, qui lui sont essentiels, ont toujours cette pertinence souvent applaudie. Clairs abîmes est un recueil synthèse d’une œuvre littéraire protéiforme dont il faut se rappeler, relire ou découvrir, car vient un jour où la littérature à laquelle ce livre appartient devient intemporelle.

mercredi 1 septembre 2021

Romain Gary

Chien blanc

Paris Gallimard, coll. « Folio », 1970, 224 p., 12,95 $.

Racisme primaire

Lire des auteurs qui en ont influencé d’autres est un programme, presque sans limites, qui nous amène à fréquenter des univers, parfois à mille lieues de ce qui nous y a conduits. Par exemple, Victor-Lévy Beaulieu m’a guidé à travers les pages de Kerouac, Melville, Joyce, Nietzche, sans oublier Jacques Ferron, Yves Thériault, Margaret Atwood, etc.

La chronique du 8 août dernier recensait l’essai de Dany Laferrière, Petit traité sur le racisme, paru plus tôt cette année. Une des 130 séquences du livre, intitulé Chien blanc, fait référence à un roman de Romain Gary. J’ai voulu m’arrêter sur ce Gary, dont j’ai recensé les derniers livres parus avant son décès en 1980, pour voir de près comment l’écrivain y aborde la ségrégation.


Chien blanc a les allures d’une autofiction. En effet, l’action se déroule à San Francisco, au cours des années 1956-1960, alors que l’auteur est consul de France dans cette ville. À la même époque, il devient l’amoureux de l’actrice Jean Seberg.

Comme souvent dans son œuvre, Romain Gary associe vie personnelle et vie imaginée. Ainsi, ce roman se déroule dans la propriété de Beverly Hills qu’habite le couple Seberg-Gary et au chenil de Jack où on fait l’élevage et le commerce d’animaux domestiques, mais aussi d’une variété de serpents.

Je reviens à l’essai de Laferrière et au tableau intitulé « Chien blanc ». L’Académicien note que « le chien est toujours présent dans la vie du Noir en Amérique. On dressait des chiens qu’on lançait à la poursuite de l’esclave en fuite. » De prime abord, cela peut sembler barbare et on espère que cette pratique soit disparue depuis l’abolition « officielle » de l’esclavage et de la ségrégation raciale aux É-U. Hélas, ce n’est pas le cas.

Sandy, le chien blanc du roman, était un fidèle compagnon dont la taille impressionnait les visiteurs, vite rassurés par l’indifférence qu’il affichait après les avoir sentis. Arrive un jour où, lors de l’une des nombreuses réunions d’intervenants défendant et promouvant une nième cause à laquelle Jean Seberg a prêté son nom, un noir se présente et le gentil chien lui saute à la gorge.

Gary, le personnage, amène l’animal au chenil où il est confié à Keys. L’homme de confiance du proprio est un éleveur de serpents qui sait comment extraire leur venin ensuite vendu à des pharmaceutiques à fort prix pour la fabrication d’antidote.

Keys est un Noir. Il sait mieux que quiconque qu’on pratique l’élevage de chiens pour tuer les Noirs dès qu’ils entrent dans leur champ de vision. Ce n’est pas une fable, mais cette pratique n’a jamais cessé. Le premier face à face du chien et du dresseur se déroule très mal et Keys, blessé, doit se rétablir avant de revenir au chenil. Jack, son patron, exige que Gary reprenne son chien immédiatement, car il ne peut se priver longtemps de Keys, le seul à pouvoir « charmer » les serpents, une activité fort lucrative.

Parallèlement à cette histoire, il y a celles gravitant autour de Seberg et des ténors des causes auxquelles on veut l’associer. Encore là, le romancier met en perspective ces bien-pensants de l’humanitaire, ces « mendiants » des bonnes intentions.

Puisque Gary doit se déplacer fréquemment à titre de Consul, il convainc Franck de garder Sandy dans un enclos fermé. Une surprise l’attend un jour où il est de passage à San Francisco et qu’il s’arrête voir l’état de santé de l’animal : Keys est de retour et il a pris sur lui de dresser le chien « à rebours », c’est-à- dire d’effacer sa colère inculquée contre les Noirs. Keys est motivé par la seule idée de faire disparaître cette tare qu’on croit inaltérable. Son ultime but : faire entrer son jeune garçon seul dans la cage avec le chien.

J’aimerais croire qu’il n’y a plus de « chien blanc » aux É.-U. ou ailleurs sur la planète, mais, après la lecture du roman de Romain Gary, je n’ai plus de doute : la bêtise humaine est plus grande que celle des animaux.