mercredi 30 juin 2021

Nancy Huston

Arbre de l’oubli

Montréal / Arles, Leméac / Actes Sud, 2021, 320 p., 34,95 $.

To be or not to be!

Redécouvrir une autrice dont les œuvres ont souvent bousculé nos certitudes par les voies détournées de la quête des personnages ou par l’analyse rigoureuse de préjugés tenaces, ce sont de telles retrouvailles qui sont survenues grâce à l’Arbre de l’oubli, le récent roman de Nancy Huston.


Ce n’est pas par hasard que je fais de la phrase de Hamlet, le drame imaginé par W. Shakespeare, le titre de cette recension. C’est pour marquer le plus nettement possible les enjeux, s’apparentant aussi aux drames cornéliens où s’opposent des choix impossibles, ceux auxquels les personnages ont à faire face et que nous découvrons à travers des intrigues, parfois inextricables, qui se déroulent du début des années 1950 à aujourd’hui, dans cinq ou six villes, états-uniennes. Sauf la toute première séquence qui a lieu à Ouagadougou, au Burkina Faso en 2016 et dont l’action est le point culminant de toutes les histoires que le livre raconte.

L’arbre de l’oubli du titre existe bel et bien, un arbre dont les personnages aimeraient profiter du pouvoir leur permettant d’oublier divers événements de leur existence. Or, le poids du temps qui passe est souvent inscrit si profondément dans la généalogie des familles, sinon des communautés, qu’ils en ont payé et paient toujours le prix.

Nancy Huston superpose certaines des plus profondes cicatrices de sociétés dont les membres n’ont d’autre choix que d’assumer les torts, sinon de tenter de briser les chaînes qui les retiennent à l’histoire et les empêchent de vivre en toute liberté. Le phare dans ces nuits de tourmente, c’est Shayna, jeune femme « marron », une litote que l’autrice a choisie pour identifier les Noirs états-uniens croisés çà et là dans l’histoire.

Shayna, qui adore la mauvaise prononciation de son prénom « qui le fait sonner comme "shine", briller, ou "shy", timide au lien de "shame", le honte » (12), a beau être au cœur du livre, la narratrice choisit de la pointer du doigt par un tu ou par un toi, et n’exprimant ses sentiments que par le poids du silence qu’imposent ses réflexions. Chacune des 47 séquences où elle est présente se conclut par ce qu’elle note dans un petit carnet noir. « Toutes les entrées [sont] en majuscules en raison des cris qui se déchaînent désormais en toi. » (11)

Arbre de l’oubli tient à la fois du roman chorale – où différentes histoires ayant des points communs sont racontées par les personnages qui y sont impliqués – et un roman polyphonique puisque la narration est assumée par le personnage concerné. À l’exception de Shayna bien évidemment.

Les parents de cette dernière sont Joel Rubenstein et Lili Rose Davington. Lui est d’une famille juive dont plusieurs membres furent victimes de la Shoa; ses parents sont Pavel et Jenka, il a un frère aîné, Jeremy, le préféré de leur mère. Elle est issue d’une famille états-unienne typique, souvent identifiée par l’acronyme WASP; ses parents sont Dave et Eileen. C’est en retraçant la vie familiale et l’éducation de Joel et de Lili Rose à divers moments, sans ordre chronologique, mais en précisant où chacun se situe puisque le milieu de vie module l’importance sociologique de la réussite ou de l’échec.

Shayna est en quelque sorte l’électron libre de ces deux familles. Elle recherche ses origines, quel que soit le prix à payer, même s’éloigner de ce qu’on a voulu faire d’elle et de sa personnalité : une jeune femme blanche dans une peau marron.

Le mal de vivre de Shayna ressemble, à maints égards, à celui ressenti par sa mère Lili Rose dont l’enfance et l’adolescence ne furent jamais un long fleuve tranquille, ses parents ayant d’autres préoccupations que de l’éduquer, une tâche qu’ils confient à des écoles de prestige pour entretenir leur statut social. Lili Rose cherche ailleurs l’affection qui lui manque, n’hésitant pas à jouer de son charme pour obtenir ce qu’elle veut. Elle grandit en développant une neurasthénie chronique qui la mène à poser des gestes inconsidérés qui laisseront des traces sur sa santé physique et mentale. Sa rencontre avec Joel et leur décision de s’installer ensemble est une question de circonstances plus qu’un véritable amour, Joel étant, à ce moment-là, prêt à tout faire pour stabiliser sa vie affective et ainsi faire taire les vains espoirs de Jenka, sa mère, d’avoir des petits-enfants.

Il faut dire que Joel est un universitaire réputé appelé à prononcer des conférences aux quatre coins de la planète, ce qui a eu, entre autres effets, de mettre un frein aux nombreux différents avec son frère Jeremy dont l’homosexualité, bien que tolérée par les siens, lui avait fait perdre, aux yeux de Jenka, l’espoir qu’il assure un jour la descendance des Rubenstein.

Avant que Joel s’installe avec Lili Rose, il avait épousé Natalie, une jeune femme rêvant de faire carrière au théâtre ou au cinéma, mais pas d’être mère. Malgré la délicatesse de Joel pour lui faire accepter d’être maman, elle refuse et se fait même avorter dans de mauvaises conditions lorsqu’elle devient enceinte. Suite à cet événement, Joel décide de rompre avec Natalie.

Joel est toujours un fervent médiateur. C’est pourquoi, lorsque Lili Rose et lui concluent qu’ils ne peuvent procréer, bien que la jeune femme souhaite ardemment avoir un enfant, il fait appel à Aretha Parker, une infirmière connue jadis dans une maternité. Aretha a une jeune sœur, Selma, qui mène une vie de misère dans le Bronx new-yorkais; il peut lui venir en aide si elle accepte de devenir mère-porteuse moyennant une somme importante. Le projet réussi, Shayna arrive dans la vie de Lili Rose et Joel pour leur plus grand bonheur et celui des grands-parents, malgré la couleur de la peau de l’enfant.

Au fur et à mesure que Shayna vieillit, elle prend conscience de la discrimination dont elle subit les affres de plus en plus difficiles à gérer jusqu’à ce qu’elles deviennent totalement inacceptables à ses yeux. S’amorce alors une longue quête d’identité dont la recherche de sa mère biologique peut être un point tournant. Nancy Huston, sûrement consciente du puzzle qu’une telle recherche identitaire peut représenter, n’hésite pas à appeler un chat un chat, mais jamais un noir un noir. Ce faisant, elle évite le jugement de l’appropriation culturelle, comme elle le fait pour la famille juive de Joel, et se concentre sur l’être humain qu’est Shayna. Cette dernière a une amie indéfectible, Felissa, qui va l’accompagner dans la traversée de ce désert que représente pour elle de faire, à rebours, le chemin depuis sa mère biologique – le père biologique étant Joel – jusqu’à assumer pleinement sa « négritude » en refusant tout compromis. C’est aussi grâce à cette amie que Henri, un médecin d’origine haïtienne engagé dans Médecins sans frontières, entre dans sa vie.

Nancy Huston brosse ici une grande fresque socioculturelle à travers l’histoire de familles semblables dans leurs différences et leurs préjugés. Elle raconte sans autres ambages que l’authenticité des duels entre les personnages, sinon avec eux-mêmes.

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