Dany Laferrière
Petit traité sur le racisme
Montréal, Boréal, 2021, 226 p., 24,95 $.
Concept incarné, injonction permanente
Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, premier roman de Dany Laferrière paru en 1985, suscita un certain malaise, si bien que les états-uniens refusèrent hypocritement d’en publier la traduction. Pourtant, « Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines – parmi les fondateurs d’Haïti – ont fait entrer le mot Nègre dans la conscience de l’humanité en en faisant un synonyme du mot homme. Un nègre est un homme, ou, mieux, tout homme est un nègre » [DL, Le Journal de Montréal, 28 octobre 2020]. De noble, ce mot est devenu l’odieux symbole de l’esclavage, cet état de sous-humain conféré aux populations venues d’Afrique, enchaînées dans des négriers, pour venir bâtir le nouveau continent.
L’Académicien n’a pas attendu le ressac de Black Life Matter et l’assassinat de George Floyd pour dénoncer le racisme. Ses romans, réunis sous le titre Mythologies américaines, illustrent de mille façons ce qu’est la ségrégation au quotidien du point de vue des Noirs. Petit traité sur le racisme, un essai qui vient de paraître fait le point sur sa compréhension de ce triste sujet.
Je me suis souvenu de Tout ce
qu’on ne dira pas Mongo (Mémoire d’encrier, 2015) où l’auteur rappelle son
apprentissage de la vie quotidienne au sein d’une communauté blanche pour qui le
racisme se développe un noir à la fois. Cela masque hélas le génocide culturel,
sinon systémique, que nous perpétuons à l’endroit des premières nations et que
nous refusons de reconnaître.
Le traité de Dany Laferrière n’a
de petit que la limite de l’analyse et des observations qu’il fait d’une idéologie
aussi vaste et répandue qu’inépuisable. C’est pourquoi, en avant-propos, il circonscrit
le sujet au seul racisme états-unien, un pays qu’il connaît bien pour y avoir
vécu avec femme et enfants, de 1990 à 2002. Prudent, il ajoute : « Je
suis conscient de marcher sur une étroite bande au-dessus du vide. L’intérêt d’un
tel sujet, c’est de bien viser. » (9)
Pour ce faire, il distingue le concept
de racisme de ses variants quotidiens. Un exemple pour illustrer cette distinction :
seul Noir dans une soirée où il est bien accueilli, DL entend la rumeur sur la
couleur de sa peau relayée en sourdine de l’un à l’autre.
La réflexion de l’essayiste n’a
rien de théorique, car elle s’appuie sur 130 observations faites sur le chemin sinueux
du racisme, de ses aléas continuels subis par les Afro-États-Uniens dont les
combats n’ont ni fin ni cesse. Une honte nationale.
La majorité des constatations sont
des instantanés glanés dans le temps et l’espace de la société états-unienne,
que ce soit des événements faisant image ou le rappel de discours qui relatent
le racisme et les conditions de vie des racisés. Par exemple, le passage
intitulé « L’oxygène » donne à lire un poème dont les mots dessinent crument
la réalité de la condamnation d’un policier pour « "meurtre
involontaire" / car je ne vois pas où c’est involontaire ».
Les observations d’expériences terrain
ne suffisent pas à élaborer une argumentation convaincante, car, même en les additionnant,
elles sont liées aux circonstances, au temps et au lieu. En matière de racisme,
comme d’autres sujets sociologiquement sensibles, les conclusions empiriques sont
souvent contredites selon le côté de la barricade où on se trouve. Les
écrivains sont alors appelés en renfort, leurs œuvres étant de grands secours
quand elles mettent les points sur les i des discordes raciales.
D.L. rappelle, entre autres, les
gestes significatifs d’Harriet Tubman (1820-1913), cette femme qui a fait « passer
des esclaves du Sud esclavagiste au Nord libre. » (35) Puis, il évoque Frederick
Douglass (1818-1895), un esclave adopté par un couple dont l’épouse l’éduqua au
grand dam de son mari : « Pour Douglass, la leçon du jour est double :
il découvre qu’il doit apprendre à lire pour comprendre le monde qui l’entoure et
que la lecture est en même temps la chose la plus dangereuse au monde »
(39-40).
Une des observations qui me semble
représentatives de l’analyse de l’Académicien s’intitule « Contrat social » :
Cette contestation a commencé / bien longtemps avant
Rousseau / mais il l’a mise en mots / plus d’un siècle
(1762) / dans le préambule du Contrat social, / "L’homme
est né libre et partout / il est dans les fers." / Pour
certains ça n’a pas changé / et ne changera pas de sitôt. » (58)
Impossible hélas! d’étudier le
racisme états-unien sans rappeler le Ku Klux Klan, dont les tisons brûlent encore.
L’essayiste raconte que l’armée états-unienne, débarquée en Haïti en 1915 au
nom du droit et de l’ordre, comptait sûrement parmi les militaires des sympathisants
de cette société secrète, terroriste et suprémaciste blanche. « … ¨c’a dû
être un cauchemar pour eux. Tu détestes les nègres (ce mot n’a pas la même signification
dans la bouche d’un raciste américain que dans celle d’un Haïtien) et tu te retrouves
dans un pays où les gens s’appellent "nègres" entre eux. » (62)
Le Petit traité m’a fait connaître
le sénégalais Cheikh Anta Diop. Étudiant brillant, la couleur de sa peau l’a privé
de la reconnaissance méritée de ses recherches universitaires, notamment celles
sur l’Afrique. « L’argument du racisme, c’est que les Noirs n’ont pas pu
accéder au niveau intellectuel assez évolué pour qu’on soit sûrs qu’ils font partie
de l’espèce, d’où le fait qu’on peut en faire des esclaves sans état d’âme, et
justement ils n’ont pas d’âme. » (196)
Petit traité sur le racisme
vise à « mettre de la chair et de la douleur dans cette tragédie qu’est le
racisme. » Pour accompagner cette quête bien des fois centenaire, Dany
Laferrière n’a de pouvoir que celui des mots, car depuis « le début, l’alphabet
renverse les puissances ou écrase les petits. On écrit pour construire comme
pour détruire. Il nous faut intervenir de manière durable et en profondeur. Il
faut écrire des livres qui intéressent les jeunes gens. L’autorité du livre se
fait en complicité avec le lecteur. » (205)
L’importance de cet essai est
capitale, j’en suis convaincu. J’ajoute à ses observations et analyses deux
articles de Dany Laferrière qui sont une sorte de préambule au livre : « Le
racisme est un virus » publié dans Le Devoir du 10 juin 2020 et « Une
révolution invisible » paru dans Le Journal de Montréal du 28
octobre 2020. L’un que Lafontaine aurait pu intituler « Les humains malades
de racisme », l’autre par « Le Nègre historique est un héros qui ne meurt
pas ».
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