Victor-Lévy Beaulieu
Ma Chine à moi. Candiderie
Notre-Dame-des-Neiges, Trois-Pistoles, 2021, 312 p., 39,95 $.
Éloge du Non-Agir
L’inquiétude gagnait Bouquinville QC lorsqu’on remarqua le silence de Victor-Lévy Beaulieu depuis la parution d’À douze pieds de Mark Twain, cabotinerie en 2016. Ni coup de gueule ni autre coup d’éclat dans les médias, pas même de message sur sa page Face de bouc – hommage à Will Shakespeare paissant jadis sur la terre de l’écrivain – pour confronter la Covid-19 et son corollaire, la pandémie. Rien.
Arrive le 14 février 2021, VLB sonne les cloches de l’église de Notre-Dame-des-Neiges. S’en sont suivis une déferlante de messages face bouquiens. Il y fait un rapide bilan de santé pour rappeler qu’il est un homme vieillardissant et raconter, par circonvolutions langagières, le mal qui l’a frappé. Il noie ainsi le poison dans le bocal tout en ouvrant la porte d’un sien livre à paraître, Ma Chine à moi.
L’écrivain dit avoir profité de
son mal-être pour lire livre par-dessus livre relatant, analysant et donnant à
comprendre la Chine de jadis à naguère. Il précise qu’il s’agit du seul ouvrage
écrit malhabilement sur le clavier de son vieux portable beaucoup moins vite
que les mots émergeaient de sa vaste mémoire photographique.
Je décidai de lire le Beaulieu
nouveau à l’écran, ce que je déteste autant que lui d’écrire sur un clavier mal
accordé, afin de me mettre dans un état improbable comme le sien. Il m’adressa
donc, par courriel crypté voyageant sur l’infonuagique, le PDF des 312 pages du
livre.
La couverture de Ma Chine à
moi propose un luxuriant jardin chinois où déambule une jeune femme : « Un
visage ovale, plein et rose, des sourcils en forme de croissant de lune, des
membres et des doigts délicats et souples, une peau de porcelaine fine. »
(156) On imagine ses pieds enveloppés de fines bandelettes comme ce fut jadis
le cas des femmes aux petits pieds, signes d’une noblesse d’âme pour les uns, d’un
supplice digne du martyrologe pour les autres.
Sous le titre, l’Auteur suggère que
ce livre est une « candiderie ». Ce néologisme évoque le conte philosophique
de Voltaire, « Candide ou l’Optimisme » (1759), en relayant la grande
naïveté et l’ironie du personnage pour qui « la simple observation des
faits nous montre que tout s’inscrit en faux contre l’optimisme » (Laffont-Bompiani,
144). Rappelons-nous que VLB a écrit Monsieur de Voltaire : romancerie
(Stanké, 1994).
Comment comprendre le double
possessif du titre – ma, moi –, sinon qu’au-delà des faits empruntés à l’Histoire
du pays du Soleil levant, il y a une inéluctable appropriation pour rendre
compte d’une culture millénaire, n’en déplaise à la rectitude encarcanante du
maintenant.
Suivent les dédicaces. D’abord, à
Meng Wanzhou arrêtée au Canada dans l’urgence du voisin à la tête orangée. Puis,
à Paul Pelliot (1878-1945), linguiste et sinologue français de haute estime.
Il y a ensuite ces vers de Lu Xun
(1881-1936) en exergue qui mettent la table au récit en 13 chapitres :
« M’étant
mêlé d’écrire, / J’ai été puni de mon impudence, / Rebelle
aux modes, / J’ai offensé la mentalité / De mon
époque. / Les calomnies accumulées / Peuvent bien avoir
raison / De ma carcasse. / Tout inutile qu’elle soit, / Ma
voix n’en suivra pas moins / Dans ces pages. »
La trame de Ma Chine à moi
s’articule autour de deux pôles. Dans l’un, l’Auteur lui-même racontant les humeurs
de son vieillardissement. Dans l’autre, la Chine d’hier à aujourd’hui, en
soulignant au passage la Révolte des Taiping « un soulèvement majeur qui
eut lieu dans le Sud, puis le Centre de la Chine, entre 1851 et 1864… dont le
nom de Taiping ("Grande Paix"). »
Ma Chine à moi ne serait
pas la Chine d’icelui si Victor-Lévy B. ne s’investissait pas complètement dans
l’histoire qu’il raconte. Ainsi, dès que le narrateur s’exprime, on entend sa façon
de discourir au temps du premier cycle de son œuvre, alors que s’écrivait la
Saga des Beauchemin, premier grand chantier de l’histoire littéraire du Québec.
Réaliser ce vaste projet, un livre à la fois, exige de s’approprier la langue
qui le régit et qui en fait de la littérature. Cela comprend toutes les
licences pour que l’écrivant devienne écrivain. Voyez voir :
« Ô douleur!...
Ô misère!... Quelle affreuseté et quelle océantume ce qui gîte et s’agite dans
le cœur mol de mon extrême Vieillardissement! Et le pire, c’est qu’avec ou sans
opium je me débriscaille comme avant, je me démanche comme avant, je me
décontresaintciboirise comme avant… » (43)
« Je me
sens bien. Je suis sans doute en meilleure santé que s’acharne à me le dire mon
corps hanté par le virus d’autrefois qui m’a déporté treize jours et treize
nuits dans cette lumière noire qu’est le coma, qui m’a fait perdre trois de mes
neuf souffles, cinq de mes muscles senestres et un pan de ma matière grise du
côté de mon Temple évidemment gauche. » (181)
L’univers de VLB est rempli de personnages
plus colorés les uns que les autres et certains vont et viennent d’un livre à l’autre.
La Mère, par exemple, qu’on retrouve dans Ma Chine à moi est à crocheter
une immense courtepointe représentant la Grande Muraille de Chine. Cet ouvrage
est destiné à « Tante Lumina, Fille de la Défunte Florence. Dans sa
dernière lettre, elle m’a écrit que son petit couvent manquait de plus en plus
de couleurs comme c’est le cas aussi de la Mandchourie.» (36) C’est d’ailleurs par
cette tante missionnaire que la Chine est entrée dans l’univers de l’Auteur durant
son enfance. Il y eut aussi L’Encyclopédie de la jeunesse et de Pays
et Nations. Cela sans oublier la « grande bannière sur laquelle étaient
inscrits ces mots : « Sauvons des vies. Achetons de petits Chinois. »
(287) comme il en fut ainsi pour des générations d’enfants des années 1950, tombola
ou kermesse pour la Sainte-Enfance à la clé.
Autre personnage venu, cette fois,
de Race de monde, Abel Beauchemin devenu grand physicien : « La
vérité vraie, c’est que je me suis enfargé dans ce qu’Abel Einstein appelait
l’espace-temps restreint dans sa relativité ou lâché lousse dans sa généralité… »
(65) On aperçoit le grand-père Antoine qui fait leçon à son petit-fils sur l’après-confirmation
« Quand t’es terrorisé, tu finis par ignorer ce qui se passe autour de toi
et dans ton toi-même. T’es protégé de la peur et de la peur d’avoir peur, t’es
à couvert comme qu’on dirait, mais avec plus rien pour t’activer du ciboulot.
Ça sent plus rien, ça envale plus d’air, comme un soufflet de forge qui a des
trous dedans, ça marche à reculons plutôt que par devant. » (184)
Ce n’est pas la première fois que
la Chine intéresse VLB. Ce pays est en effet présent dans La grande tribu,
« grotesquerie » où s’affrontent lésionnaires et libérateurs. Or, parmi
ces derniers, il y a Hong-Sieou-Tsuan dit Shang-Ti (Hong Xiuquan), maître d’œuvre
de la Révolte des Taiping. Qu’en est-il cette fois des personnages venus de Chine
en temps et contre-temps, sinon qu’ils sont légion et que d’évoquer seulement leur
nom étourdi. Je suggère de lire sans autre souci que de partager leurs
aventures plus remarquables les unes que les autres, mais cruellement réelles, ne
retenant que l’ensemble de la fresque de ce pays et de sa nation dont la
grandeur et la misère doivent être connues et reconnues de toutes et tous.
Si d’aventure vous vous aventurez
sur la Toile à la recherche de tel ou tel personnage, ne soyez pas étonnés que
l’orthographe de certains patronymes soit différente de celle utilisée par l’Auteur.
Il appert que traduire l’une des nombreuses langues parlées en Chine en un
français compréhensible est tout sauf simple ou, comme on le disait autrefois :
c’est du chinois. Il se peut donc qu’il y ait des graphies différentes pour identifier
un personnage historique.
J’en viens à considérer l’Auteur,
le narrateur de Ma Chine à moi. Si j’utilise le mot Auteur avec une
majuscule, ce n’est pas une coquetterie de chroniqueur, mais la façon que VLB a
choisi d’identifier son alter ego sur sa page face de bouc. Ce personnage est
en piteux état de santé. On le rencontre à l’hôpital, on le voit affaibli jusqu’à
ramper dans sa grande « meson » et être incapable d’arpenter sa terre
où ne paissent plus ses bêtes rendues sur une pointe du Bic. Il refuse même de
lire l’opéra chinois que lui propose Hannibal Barré, car l’Auteur est à apprendre
le Non-Agir, qu’il ne lit plus de manuscrit et n’est plus éditeur car tellement
endetté (p. 165-166).
Terminant Ma Chine à moi, un
entretien que Victor-Lévy Beaulieu a accordé à Gérald Gaudet en 1985, m’a semblé
décrire la façon dont je me suis approprié ce livre : « Et moi quand je
lis, j’ai l’impression que j’écris le livre, que je l’incorpore à ce que je
suis… Je réécris le livre comme je voudrais qu’il soit pour me confirmer dans
ce que je suis. Mais c’est cela, la lecture.! » (Gaudet, p. 15)
L’ouvrage m’a de plus ouvert les
frontières d’une Chine où vit une civilisation aussi grande que ses contradictions.
Le néologisme « candiderie » définit bien la candeur éclairée de l’Auteur
qui ne prend pas les vessies pour des lanternes chinoises grâce à l’ironie de
son regard oblique.
Une ultime remarque. En parcourant
la liste des livres de VLB publiée en début et fin du livre, deux rubriques ont
retenu mon attention : « À paraître » : La grande fugue
des Lésionnaires, épopée épormyable (2021); et « En préparation » :
Mémoires du guère et du naguère. Première partie : Rallongement.
Deuxième partie : Bourgade-en-la-cité-et-ville. Troisième partie :
Maison océane. J’en comprends que l’homme vieillardissant n’est pas encore
arrivé au pays du Non-Agir et qu’il nous réserve encore des heures d’esbaudis littéraires.
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