mercredi 16 juin 2021

Victor-Lévy Beaulieu

Ma Chine à moi. Candiderie

Notre-Dame-des-Neiges, Trois-Pistoles, 2021, 312 p., 39,95 $.

Éloge du Non-Agir

L’inquiétude gagnait Bouquinville QC lorsqu’on remarqua le silence de Victor-Lévy Beaulieu depuis la parution d’À douze pieds de Mark Twain, cabotinerie en 2016. Ni coup de gueule ni autre coup d’éclat dans les médias, pas même de message sur sa page Face de bouc – hommage à Will Shakespeare paissant jadis sur la terre de l’écrivain – pour confronter la Covid-19 et son corollaire, la pandémie. Rien.


Arrive le 14 février 2021, VLB sonne les cloches de l’église de Notre-Dame-des-Neiges. S’en sont suivis une déferlante de messages face bouquiens. Il y fait un rapide bilan de santé pour rappeler qu’il est un homme vieillardissant et raconter, par circonvolutions langagières, le mal qui l’a frappé. Il noie ainsi le poison dans le bocal tout en ouvrant la porte d’un sien livre à paraître, Ma Chine à moi.

L’écrivain dit avoir profité de son mal-être pour lire livre par-dessus livre relatant, analysant et donnant à comprendre la Chine de jadis à naguère. Il précise qu’il s’agit du seul ouvrage écrit malhabilement sur le clavier de son vieux portable beaucoup moins vite que les mots émergeaient de sa vaste mémoire photographique.

Je décidai de lire le Beaulieu nouveau à l’écran, ce que je déteste autant que lui d’écrire sur un clavier mal accordé, afin de me mettre dans un état improbable comme le sien. Il m’adressa donc, par courriel crypté voyageant sur l’infonuagique, le PDF des 312 pages du livre.

La couverture de Ma Chine à moi propose un luxuriant jardin chinois où déambule une jeune femme : « Un visage ovale, plein et rose, des sourcils en forme de croissant de lune, des membres et des doigts délicats et souples, une peau de porcelaine fine. » (156) On imagine ses pieds enveloppés de fines bandelettes comme ce fut jadis le cas des femmes aux petits pieds, signes d’une noblesse d’âme pour les uns, d’un supplice digne du martyrologe pour les autres.

Sous le titre, l’Auteur suggère que ce livre est une « candiderie ». Ce néologisme évoque le conte philosophique de Voltaire, « Candide ou l’Optimisme » (1759), en relayant la grande naïveté et l’ironie du personnage pour qui « la simple observation des faits nous montre que tout s’inscrit en faux contre l’optimisme » (Laffont-Bompiani, 144). Rappelons-nous que VLB a écrit Monsieur de Voltaire : romancerie (Stanké, 1994).

Comment comprendre le double possessif du titre – ma, moi –, sinon qu’au-delà des faits empruntés à l’Histoire du pays du Soleil levant, il y a une inéluctable appropriation pour rendre compte d’une culture millénaire, n’en déplaise à la rectitude encarcanante du maintenant.

Suivent les dédicaces. D’abord, à Meng Wanzhou arrêtée au Canada dans l’urgence du voisin à la tête orangée. Puis, à Paul Pelliot (1878-1945), linguiste et sinologue français de haute estime.

Il y a ensuite ces vers de Lu Xun (1881-1936) en exergue qui mettent la table au récit en 13 chapitres :

« M’étant mêlé d’écrire, / J’ai été puni de mon impudence, / Rebelle aux modes, / J’ai offensé la mentalité / De mon époque. / Les calomnies accumulées / Peuvent bien avoir raison / De ma carcasse. / Tout inutile qu’elle soit, / Ma voix n’en suivra pas moins / Dans ces pages. »

La trame de Ma Chine à moi s’articule autour de deux pôles. Dans l’un, l’Auteur lui-même racontant les humeurs de son vieillardissement. Dans l’autre, la Chine d’hier à aujourd’hui, en soulignant au passage la Révolte des Taiping « un soulèvement majeur qui eut lieu dans le Sud, puis le Centre de la Chine, entre 1851 et 1864… dont le nom de Taiping ("Grande Paix"). »

Ma Chine à moi ne serait pas la Chine d’icelui si Victor-Lévy B. ne s’investissait pas complètement dans l’histoire qu’il raconte. Ainsi, dès que le narrateur s’exprime, on entend sa façon de discourir au temps du premier cycle de son œuvre, alors que s’écrivait la Saga des Beauchemin, premier grand chantier de l’histoire littéraire du Québec. Réaliser ce vaste projet, un livre à la fois, exige de s’approprier la langue qui le régit et qui en fait de la littérature. Cela comprend toutes les licences pour que l’écrivant devienne écrivain. Voyez voir :

« Ô douleur!... Ô misère!... Quelle affreuseté et quelle océantume ce qui gîte et s’agite dans le cœur mol de mon extrême Vieillardissement! Et le pire, c’est qu’avec ou sans opium je me débriscaille comme avant, je me démanche comme avant, je me décontresaintciboirise comme avant… » (43)

« Je me sens bien. Je suis sans doute en meilleure santé que s’acharne à me le dire mon corps hanté par le virus d’autrefois qui m’a déporté treize jours et treize nuits dans cette lumière noire qu’est le coma, qui m’a fait perdre trois de mes neuf souffles, cinq de mes muscles senestres et un pan de ma matière grise du côté de mon Temple évidemment gauche. » (181)

L’univers de VLB est rempli de personnages plus colorés les uns que les autres et certains vont et viennent d’un livre à l’autre. La Mère, par exemple, qu’on retrouve dans Ma Chine à moi est à crocheter une immense courtepointe représentant la Grande Muraille de Chine. Cet ouvrage est destiné à « Tante Lumina, Fille de la Défunte Florence. Dans sa dernière lettre, elle m’a écrit que son petit couvent manquait de plus en plus de couleurs comme c’est le cas aussi de la Mandchourie.» (36) C’est d’ailleurs par cette tante missionnaire que la Chine est entrée dans l’univers de l’Auteur durant son enfance. Il y eut aussi L’Encyclopédie de la jeunesse et de Pays et Nations. Cela sans oublier la « grande bannière sur laquelle étaient inscrits ces mots : « Sauvons des vies. Achetons de petits Chinois. » (287) comme il en fut ainsi pour des générations d’enfants des années 1950, tombola ou kermesse pour la Sainte-Enfance à la clé.

Autre personnage venu, cette fois, de Race de monde, Abel Beauchemin devenu grand physicien : « La vérité vraie, c’est que je me suis enfargé dans ce qu’Abel Einstein appelait l’espace-temps restreint dans sa relativité ou lâché lousse dans sa généralité… » (65) On aperçoit le grand-père Antoine qui fait leçon à son petit-fils sur l’après-confirmation « Quand t’es terrorisé, tu finis par ignorer ce qui se passe autour de toi et dans ton toi-même. T’es protégé de la peur et de la peur d’avoir peur, t’es à couvert comme qu’on dirait, mais avec plus rien pour t’activer du ciboulot. Ça sent plus rien, ça envale plus d’air, comme un soufflet de forge qui a des trous dedans, ça marche à reculons plutôt que par devant. » (184)

Ce n’est pas la première fois que la Chine intéresse VLB. Ce pays est en effet présent dans La grande tribu, « grotesquerie » où s’affrontent lésionnaires et libérateurs. Or, parmi ces derniers, il y a Hong-Sieou-Tsuan dit Shang-Ti (Hong Xiuquan), maître d’œuvre de la Révolte des Taiping. Qu’en est-il cette fois des personnages venus de Chine en temps et contre-temps, sinon qu’ils sont légion et que d’évoquer seulement leur nom étourdi. Je suggère de lire sans autre souci que de partager leurs aventures plus remarquables les unes que les autres, mais cruellement réelles, ne retenant que l’ensemble de la fresque de ce pays et de sa nation dont la grandeur et la misère doivent être connues et reconnues de toutes et tous.

Si d’aventure vous vous aventurez sur la Toile à la recherche de tel ou tel personnage, ne soyez pas étonnés que l’orthographe de certains patronymes soit différente de celle utilisée par l’Auteur. Il appert que traduire l’une des nombreuses langues parlées en Chine en un français compréhensible est tout sauf simple ou, comme on le disait autrefois : c’est du chinois. Il se peut donc qu’il y ait des graphies différentes pour identifier un personnage historique.

J’en viens à considérer l’Auteur, le narrateur de Ma Chine à moi. Si j’utilise le mot Auteur avec une majuscule, ce n’est pas une coquetterie de chroniqueur, mais la façon que VLB a choisi d’identifier son alter ego sur sa page face de bouc. Ce personnage est en piteux état de santé. On le rencontre à l’hôpital, on le voit affaibli jusqu’à ramper dans sa grande « meson » et être incapable d’arpenter sa terre où ne paissent plus ses bêtes rendues sur une pointe du Bic. Il refuse même de lire l’opéra chinois que lui propose Hannibal Barré, car l’Auteur est à apprendre le Non-Agir, qu’il ne lit plus de manuscrit et n’est plus éditeur car tellement endetté (p. 165-166).

Terminant Ma Chine à moi, un entretien que Victor-Lévy Beaulieu a accordé à Gérald Gaudet en 1985, m’a semblé décrire la façon dont je me suis approprié ce livre : « Et moi quand je lis, j’ai l’impression que j’écris le livre, que je l’incorpore à ce que je suis… Je réécris le livre comme je voudrais qu’il soit pour me confirmer dans ce que je suis. Mais c’est cela, la lecture.! » (Gaudet, p. 15)

L’ouvrage m’a de plus ouvert les frontières d’une Chine où vit une civilisation aussi grande que ses contradictions. Le néologisme « candiderie » définit bien la candeur éclairée de l’Auteur qui ne prend pas les vessies pour des lanternes chinoises grâce à l’ironie de son regard oblique.

Une ultime remarque. En parcourant la liste des livres de VLB publiée en début et fin du livre, deux rubriques ont retenu mon attention : « À paraître » : La grande fugue des Lésionnaires, épopée épormyable (2021); et « En préparation » : Mémoires du guère et du naguère. Première partie : Rallongement. Deuxième partie : Bourgade-en-la-cité-et-ville. Troisième partie : Maison océane. J’en comprends que l’homme vieillardissant n’est pas encore arrivé au pays du Non-Agir et qu’il nous réserve encore des heures d’esbaudis littéraires.

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