Dominique Fortier
Les larmes de Saint-Laurent
Québec, Alto, coll. « Coda », 2012, 344 p.,
16,95 $ (papier), 10,99 $ (numérique)
Le cabinet des curiosités
Variant ou évoluant, s’adaptant
ou se modifiant : ces mots hypnotisent notre entendement. Pourtant, ils
décrivent ce que nous faisons dès notre conception, de l’embryon à la naissance,
et pour le reste de nos jours sous la forme du vieillissement. Il en va de même
pour une œuvre artistique. Il m’arrive de découvrir une écrivaine alors qu’elle
bâtit son œuvre, de faire un retour en arrière pour lire ses premiers livres et
y observer les variants qui font son style, sa personnalité littéraire.
J’ai ainsi voulu m’attarder au
roman, Les larmes de saint Laurent (Alto, 2010), second récit original de
Dominique Fortier, qui propose trois textes d’époques – du 19e au 21e
siècle – et de territoires différents – d’un village de Martinique à une ville
d’Angleterre à Montréal – et en fait une seule et même histoire.
Le récit fondateur s’intitule « Monstres
et merveilles ». Nous y accompagnons Baptiste, un habitant de la ville de
Saint-Pierre, en Martinique, d’où on voit au loin la montagne Pelée. Baptiste
est un drôle de zig qui pratique mille métiers pour éviter les misères que la
vie lui réserve. Fin renard, il réussit à se sortir des sales pétrins dans lesquels
il a l’art de se mettre. Sauf qu’une fois, il ne peut échapper à la justice et il
est incarcéré dans un cachot imprenable tel un donjon, sans fenêtre d’où apercevoir
la mer et sentir ses odeurs iodées.
Survient le matin du 8 mai 1902,
la terre tremble tant que Baptiste a peine à se tenir debout. Plus il ressent
le séisme plus il croit sa fin venue. Pourtant, le volcan a donné des signes
avant-coureurs, dont cette poussière grise recouvrant tout sur son passage et
les émanations de soufre. La Pelée en éruption, elle tue la population entière
de Saint-Pierre, sauf Baptiste dans sa geôle.
Baptiste Cyparis – c’est le nom
qu’il donne aux autorités – devient un personnage : le Revenant de
l’Apocalypse, un être d’exception par la force des choses. L’éclaireur du cirque
Barnum & Bailey vient un jour le rencontrer et lui propose un travail au sein
d’une troupe où animaux exotiques, êtres humains au physique exceptionnel – jumeaux
siamois, femme à barbe, petite personne, etc. – se partagent le grand chapiteau.
C’est ainsi que Baptiste parcourt
les États-Unis et découvre une modernité dont il ignorait l’existence. Plus
important, il fait partie d’une famille qui, comme toutes les familles, connaît
ses différents, ses fous rires et ses grandes peines, l’entraide et le chacun-pour-soi.
Cela lui convient, car il ne se sent pas trop encadré ou trop obligé. Cette
famille devient la sienne quand il épouse Alice et prend soin d’Élie, une union
qui lui impose de ne pas flirter avec Stella. La chair est faible, Élie les
voit, Baptiste ne peut plus reculer. C’est un incident tragique qui ramène Baptiste
en prison, s’accusant d’un crime qu’il n’a pas commis pour protéger le jeune
coupable.
Si le séisme de la montagne Pelée
et la vie de Baptiste sont au centre du premier récit, c’est un jeune
mathématicien anglais qui mène la trame de « l’harmonie des sphères ».
Les parents d’August Edward Hough Love, de riches bourgeois, souhaitent que
leur fils devienne une personnalité au sein de la société qu’ils fréquentent.
Or, Edward s’intéresse à une seule chose : étudier. À peine sait-il écrire
et compter qu’il imagine des calculs sur tout ce qui l’entoure comme s’il était
doué de sciences infuses.
Du matin au soir, il s’adonne à des
quêtes successives au grand désespoir de ses parents qui aimeraient bien qu’il
se trouve une compagne digne d’être des leurs et qu’ensemble ils fondent un
foyer. Hélas pour eux, Edward n’est pas du genre à courir le billet doux. Un
jour pourtant, Garance, une « jeune Française à l’accent chantant et qui paraissait
préférer de loin le piano à ses responsabilités de maîtresse de maison », entre
dans sa vie. (p. 155) À cette époque, Edward s’intéresse à la planète terre
et à certaines de ses réactions, dont l’écoute du sol permet d’anticiper les
mouvements. Quant à Garance, en bonne musicienne, elle est captivée par les sons,
tous les sons. Or, lorsque le garçon la rencontre, elle a l’oreille collée au sol
à écouter les harmonies ou les cacophonies de la planète.
Le logement des tourtereaux devient
vite un capharnaüm innommable. Leur aversion pour les trivialités du quotidien les
amène à négliger les choses aussi basiques que cuisiner, faire le ménage et autres
obligations vitales. Le couple se concentre sur la passion de chacun qui rythme
leurs horaires et déplacements. Ainsi, ils se rendent même en Italie pour constater
les dégradations de l’environnement du Vésuve, comme ils le feront du volcan Pelée.
Surprise! Garance constate qu’elle
est enceinte. Le couple hésite entre joie et panique, cette grossesse n’ayant
jamais été envisagée. À partir de ce moment-là, les choses vont rapidement et leur
imprévoyance entraîne le décès de la jeune femme en couche. Le jeune père panique
et confie les jumeaux Hyacinthe et Violette à sa mère. C’est devant la fosse où
git le cercueil de Garance qu’il a une épiphanie : « rendre compte de
ce que c’était d’être vivant sur cette planète n’était rien si l’on ne rendait
pas compte de la manière dont cette planète elle-même était vivante. » (p. 206)
Quatre ans plus
tard, Edward amène les jumeaux admirer les Perséides « que Garance avait
toujours appelées "larmes de saint Laurent" en l’honneur du
malheureux saint né à la fin de l’été et dont elle assurait que les étoiles
étaient les pleurs versés chaque année à la même époque. » (p. 207) Arrive
le point final des recherches et de la vie d’Edward, un ouvrage intitulé Théorie
Mathématique de l’Élasticité.
« L’harmonie des sphères »
m’a fait penser à un terrain de jeux intellectuels tant Dominique Fortier s’en
donne à cœur joie avec le vocabulaire scientifique ou de la recherche
fondamentale comme celui de la musique. Cela sans parler de cet objet abscons trouvé
par Garance chez un chineur, un vase en bronze dont les « flancs
supportaient huit dragons, tête en bas, dont sept tenaient dans leur gueule entrouverte
une bille en métal de la grosseur d’un œuf de caille, au-dessus de grenouilles
disposées dessous, celles-là la bouche béante, prêtes à recueillir chacune la
sphère suspendue au-dessus d’elles. » (p. 175)
Si le volcan de la montagne Pelée
est rappelé par Edward, c’est son ultime ouvrage et cette bizarrerie de vase qui
sont évoqués dans « Love waves », troisième et dernier récit composant
Les larmes de saint Laurent. Cette fois, nous sommes à Montréal, cent
ans plus tard. Nous accompagnons une jeune femme dont l’occupation consiste à promener
quotidiennement les chiens de diverses personnes. Le mont Royal est son lieu de
prédilection où ses amis les bêtes s’esbaudissent sous son regard bienveillant
devant leur liberté retrouvée. Vladimir, Estragon, Paillasson et Lili l’écoutent
au doigt et à l’œil comme si elle était leur chef de clan. S’ajoute Damoclès,
un chien qu’elle a sauvé de l’abandon, promu gardien de la meute.
Un jour à la montagne, « sous
le hêtre au pied duquel elle a l’habitude de s’asseoir quelques instants avant
de poursuivre par le sentier rocailleux menant à l’université, se dresse ce
jour-là un inukshuk fermement planté sur ses deux courtes jambes ». (p. 216)
Par la suite, elle « découvre, différent et pourtant toujours fait des mêmes
pierres, avec l’impression de retrouver un ami depuis longtemps perdu dont elle
reconnaît les traits sous une série de masques. » (p. 217)
« Le boisé
Saint-Jean-Baptiste est la propriété du Cimetière Mont-Royal » et les
chiens doivent être tenus en laisse, ce qui la fâche. Apercevant un jeune homme
qui semble s’occuper des lieux, elle l’invective sur ces règles injustifiables.
Impassible, il lui fait d’abord remarquer que ses chiens semblent avoir froid,
puis explique, exemple à l’appui, pourquoi les clebs doivent être attachés.
Les liens entre la promeneuse et
l’employé du cimetière se tissent au fur et à mesure qu’on découvre leurs centres
d’intérêt et la liberté que leur enseignent la faune, la flore, la nature et leurs
lectures. Petit à petit, l’un et l’autre se révèlent : lui par ses différentes
lectures dont Théorie Mathématique de l’Élasticité d’Edward Love, elle
par sa détermination à vouloir supprimer toutes entraves à ce qui bouge sur
terre. Ils s’apprivoisent sans jamais s’identifier et sans exprimer leurs
sentiments.
Un jour, voyant « la
silhouette du chapiteau tout blanc que vient planter le cirque à la lisière de
la ville », elle éprouve un malaise qui devient une mise en abyme
racontant un numéro de trapèze qui vire au drame quand Colombine, la trapéziste,
« est brutalement ramenée vers le haut à mi-chute » grâce au harnais qui
la retient et que son compagnon, Pierrot, « atterrit violemment dans le filet
de sécurité ». Que raconte cette parenthèse, sinon une page d’un passé composé
où la jeune femme s’appelait Colombine que son amoureux n’a pu rattraper.
Puis, les événements se suivent
dans une certaine langueur : le décès de Damoclès, l’hospitalisation de la
jeune femme, la traversée de la rue Saint-Laurent à partir du fleuve en direction
nord, etc. La chute de la narration se déroule, une nuit durant, dans un mausolée
du cimetière du Mont-Royal et cèle leur relation. Elle se nomme Rose Cyparis,
lui William Love, faisant ainsi écho aux précédents récits.
Les larmes de saint Laurent joue de tous les registres qu’une narration peut
exploiter, de la fiction pure au conte féérique, de l’imaginaire presque fantastique
à la description du comportement humain. Chaque fois que le registre change, il
convient à la situation vécue par les personnages comme s’ils exigeaient ces transformations.
Ce roman a quelque chose du cabinet de curiosités abritant « des choses
rares, nouvelles ou singulières ».