mercredi 17 février 2021

Elizabeth Smart

À la hauteur de grand Central Station je me suis assise et j’ai pleuré

Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Territoires », 2020, 136 p., 14,95 $ (papier), 9,99 $ (numérique).

Elizabeth Smart

Poèmes 1938-1984, traduction par Marie Frankland

Montréal, Noroît, coll. « Latitude », 2020, 138 p. 23 $ (papier), 16,99 $ (numérique).


« Voilà mon centre de gravité »

J’ai recensé brièvement, il y a peu, À la hauteur de grand Central Station je me suis assise et j’ai pleuré, un récit signé Elizabeth Smart. J’y reviens en lien avec la parution de Poèmes 1938-1984, un recueil réunissant ses poésies qui fait l’objet de cette chronique.


 Relisant le « roman autobiographique », paru à Londres en 1945, et le mettant en perspective avec divers poèmes, je constate que la prose de Smart tient à une seule figure de style : la métaphore filée. Cette dernière « opère une transformation sémantique (elle joue sur les images, par des comparés proches) de répétition à l’identique (les mots mis en relation sémantique demeurent dans le même réseau lexical, ou dans le même contexte). C’est avant tout une métaphore s’étendant sur une phrase, une strophe ou un paragraphe entier. De manière plus simple, "la métaphore filée c’est continuer, dans un texte, après l’apparition d’un premier terme métaphorique, d’utiliser un vocabulaire appartenant au champ sémantique dudit mot figuré, sans cesser de parler de la réalité initiale". La métaphore filée commence souvent par une comparaison. »

Comment pourrait-il en être autrement quand on considère que Smart, née à Ottawa en 1913 au sein d’une famille aisée, découvre la poésie de « George Barker et en devient amoureuse. Elle l’invite, avec sa femme, à venir la rencontrer aux États-Unis et là commence leur histoire de laquelle naîtront, outre un roman, quatre enfants, sans que Barker divorce. » C’est pourquoi ce roman ne peut qu’être métaphorique puisqu’elle y raconte la vie d’une femme qui est en somme la seconde épouse d’un homme qui ne veut pas divorcer.

Le talent de l’autrice est de tout dire de cette relation adultérine sans jamais identifier directement son amant et sa femme tout en racontant comment elle-même vit ce double jeu. À lire attentivement ce récit, très mal reçu à sa parution compte tenu de son sujet scabreux, on constate la finesse du discours et la multiplication des images pour exprimer le climat émotionnel et charnel d’une femme qui aime et qui est aimée par son compagnon, sans être la partenaire « officielle » de sa vie.


 

Les subtilités du discours d’Elizabeth Smart sont d’une tout autre nature quand on lit Poèmes 1938-1984. Ici, le lyrisme est d’une autre teinte, les mots, parfois sans fard, mais dont la poésie embellit le discours, expriment la nature brute de l’émotion, le sentiment nommé plus qu’évoqué. On peut même douter que l’autrice du récit et des poèmes soit la même personne, une hésitation qui s’estompe grâce à la puissance des images et à leurs référents qui rappellent la prose poétique de son récit.

Si ce dernier se concentre sur la seule passion amoureuse, les poèmes explorent divers thèmes. La professeure Rosemary Sullivan, biographe d’Elizabeth Smart et exégète de son œuvre, rappelle que cette dernière eut très tôt l’ambition de devenir écrivaine. Elle fit même parvenir des poèmes à la revue parisienne Booster dirigée par Lawrence Durrell et que ce dernier lui conseilla de correspondre avec le poète anglais George Baker avec qui elle eut cette relation épique.

Poèmes 1938-1984 rassemble quatre recueils : A bonus (1977), Ten Poems (1981), Eleven Poems (1982) et In the Meantime (1984). Sullivan fait remarquer qu’il s’est écoulé près de trois décennies entre la parution d’À la hauteur de grand Central Station je me suis assise et j’ai pleuré et A bonus.

Au sujet de ce dernier, elle écrit :

« After the poetic, incantory style of her novel, it is surprising in its casual conversational language and clipped rhythms. The poet is less interested in metaphor and image than in theme. The book is largely about writing : the struggle to speak when silence is seductive; the battle against a sense of inadequacy; the release an elation that comes out of the pain of writing. The impulse to order and cultivate is explored in may poems about gardening. The poems in A bonus are not profound, but they are moving in their efforts to examine the problems of the writer who chooses to abandon the distractions of love for necessary self-absorption of the artist: “Growing is a strange death in life that nobody mourns.” (p. 1074-1075, The Oxford Companion to Canadian Literature, second edition)

Cette analyse de Sullivan s’applique, à mon avis, à la majeure partie des poèmes de Smart. Outre ses réflexions sur la poésie ou l’art d’écrire en général, elle a mis l’écriture au centre de sa vie, entre autres en collaborant à divers journaux et revues. Dans « L’amour en temps de guerre », préambule au recueil, Paul Bélanger note : « La poésie d’Elizabeth Smart… est révélatrice de ce qu’il adviendra de l’écriture des femmes. Car, au-delà du récit mythique qui a fait sa célébrité, elle a tenu le poème à l’horizon de son existence. » (p. 7) Cela me rappelle Pare-chocs. Essais d’autodéfense poétique, où Pedro Serrano illustre à quel point le poème peut être un arc-en-ciel à l’horizon de l’existence de l’auteur comme de ses lectrices et lecteurs.

Paul Bélanger écrit aussi : « Cette lutte [réconcilier les exigences de la maternité et celles de sa vocation d’écrivaine] est évoquée dans nombre des poèmes de Smart, qui tracent le portrait d’une époque où les femmes ont du mal à se tailler une place dans le cercle des écrivains. Le trivial côtoie l’universel dans ses poèmes, elle peut se livrer à la pure exaltation, s’émerveillant par exemple devant la furie de vivre des plantes, ou sa désolation extrême, notamment en face des ravages de la guerre… » (p. 7)

Croyez-moi, cela vaut vraiment la peine de découvrir l’écriture exceptionnelle d’Elizabeth Smart, tant dans sa littérarité que dans ses thèmes ou évocations. J’y ai trouvé une forme d’intemporalité et d’universalité rarement atteintes, si bien que son propos est toujours d’actualité tout en transcendant la fébrilité de celle-ci.

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