mercredi 27 mai 2020

Hélène Dorion
Pas même le bruit du fleuve
Québec, Alto, 2020, 184 p., 22,95 $.

Qui connaît-on vraiment?

Y aurait-il une génétique du destin tragique dont le code se développerait d’une génération à l’autre? Doit-on se résigner à la prison du « alea jacta est » ou trouver un vaccin pour réparer, sinon contrer ce tort? « Il semblerait que plus on vieillit plus les réponses nous échappent. Peut-être aussi qu’elles nous importent moins. » Était-ce là la sagesse du temps qui passe faite de questions restées sans réponses et de vérités avec ou sans certitude?
Nous faudrait-il d’autres vies pour voir le soleil de la sérénité absolue? Non, je ne philosophe pas même engluer dans le magma d’un virus aux allures de tête couronnée. Je vous amène plutôt dans l’univers de Hanna, le personnage au cœur de Pas même le bruit du fleuve, le roman d’Hélène Dorion paru le 3 mars dernier, juste avant que le rideau tombe sur un acte de la comédie humaine planétaire.



La romancière nous invite à suivre Hanna, son amie Julie, sa mère Simone, son père Adrien, ses grands-parents et un certain Antoine. Même si Hanna est au cœur de la narration, elle en porte que d’une partie, l’essentiel étant assuré par une voix hors champ, peut-être celle de l’autrice, mais aussi par celle des protagonistes au moment où le poids de leur discours doit peser les mots, leurs effets et leurs conséquences.
La trame de l’histoire s’échelonne de 1914 à 2018, avec une date charnière : 1948. Au temps se superposent des lieux gravitant autour d’un axe, le Saint-Laurent, le fleuve du titre, de Montréal, à Kamouraska, en passant par les Éboulements, Saint-Luce-sur-Mer, Pointe-au-Père et Québec. Dates et lieux font à la fois des allers-retours pour fixer des événements passés et les inscrire dans l’ordre que le destin des personnages a choisi pour qu’ils surviennent et marquent à jamais leur existence. Comme on dit : le temps fait son œuvre.
Dès la première séquence, Simone nage dans le fleuve, à Kamouraska; nous sommes en 1949, un an après qu’un événement a changé sa vie à tout jamais, mais dont elle ne soufflera jamais mot, se murant dans un silence que même Hanna, sa fille unique, ne parviendra pas à percer avant d’hériter des documents qu’elle lui a laissés. Cette boîte était-elle celle de Pandore? Un peu quand même, si l’on considère que ces papiers allaient lui en apprendre plus sur sa mère que ses années d’enfance passées auprès d’elle et de l’adulte qu’elle est devenue qui cherche à comprendre le mystère qu’a toujours été cette femme. « Mais sait-on jamais la vérité entière de nos parents? »
Cela rappelle le « Connais-toi toi-même » de Socrate qui « assigne à l’homme le devoir de prendre conscience de sa propre mesure sans tenter de rivaliser avec les dieux ». Cela évoque aussi la perception des individus les uns des autres, surtout s’ils vivent à proximité, deux enfants n’ayant pas les mêmes souvenirs de leurs parents selon les rapports qu’ils ont entretenus avec l’un ou l’autre, selon les âges et les événements. Au point où il faudra parfois avoir recours à d’autres membres de la famille ou de l’entourage pour recadrer certaines perceptions intimement liées à l’espace-temps. Il en va ainsi de Hanna qui n’a ni frère ni sœur. Seule Julie, son amie d’enfance retrouvée alors qu’elle-même est devenue écrivaine et Julie artiste-peintre, se souvient de Simone et d’Adrien.
Drôle de couple que ces deux-là. Lui, issu d’une famille modeste de Charlesbourg, elle d’une famille bourgeoise de la Haute-Ville de Québec. Pourquoi l’avoir laissé épouser Adrien, sinon qu’à 25 ans elle ne voulait pas devenir une vieille fille comme sa sœur Agathe, et cela même si elle avait un bon emploi et qu’était indépendante. Mais voilà, c’est bien elle Simone qui a dit oui, même si au-dedans d’elle-même ce oui était clairement un non.
Hanna a toujours été plus près de son père Adrien qui lui accordait toute son attention et acceptait les reproches qu’elle pouvait lui faire. Elle avait été témoin des chicanes à répétition de ses parents et de la peur qu’elle pouvait lire dans les yeux de Simone qui, parfois, l’amenait se blottir contre elle dans son lit, même en sachant que jamais Adrien ne lèverait la main sur sa fille, la prunelle de ses yeux.
Que de questions Hanna avait posées à sa mère dont le silence était imperméable à toutes ses tentatives de rapprochement. Combien de fois, au cours des dernières années de sa vie, a-t-elle refusé l’invitation de sa fille de se rendre à Kamouraska où tant de souvenirs semblaient s’y être lovés? Les documents laissés en héritage allaient-ils enfin révéler au grand jour les mystères de Simone aux yeux de Hanna?
Cette dernière a demandé à Julie de l’accompagner à Kamouraska où elle souhaite lire l’essentiel des cahiers, coupures de journaux, photos et papiers épars, ainsi qu’une lettre cachetée. C’est ainsi qu’elle apprend l’existence d’Antoine, le premier et seul grand amour de sa mère, un homme beaucoup plus âgé qu’elle aussi follement amoureux. Antoine fasciné par le fleuve et la navigation à laquelle il a consacré sa vie.
Mais pourquoi alors, Antoine et Simone ne se sont-ils pas mariés? Il faudra le temps de lire les cahiers de sa mère qui font le récit des points d’ombre de sa vie et qui révèlent, à l’étonnement de Hanna, son goût de la poésie comme si les vers la libéraient du poids des ans et des blessures irréparables qu’elle avait subies. Hanna comprenait petit à petit que sa passion des mots lui avait insufflé par sa mère, sans jamais qu’elles n’en parlent, mais qu’elle avait si souvent vu écrire quand Adrien était absent, sans comprendre ce qui l’incitait à prendre le stylo.
L’allée et le retour sur la 132, de Montréal à Kamouraska, puis de Kamouraska à Québec en faisant halte à Pointe-au-Père, permet aux deux amies de faire le bilan de la vie de chacune depuis qu’elles se connaissent, surtout depuis qu’elles partagent le même logement, l’une peignant, l’autre écrivant, s’encourageant l’une l’autre dans la pratique de leur art.
Hanna saura enfin que Simone n’a jamais vraiment aimé Adrien et qu’elle a accepté d’avoir un enfant par la force des choses, elle qui a toujours refusé à son mari les relations charnelles. Elle apprendra aussi qui était cet homme d’un certain âge accompagnant Simone sur une photo où la jeune femme est si resplendissante que Hanna ne se souvient pas de l’avoir vu ainsi, ni durant son enfance ni plus tard. Cet homme, on aura compris, c’est Antoine, l’unique amour de Simone.
Qu’en est-il des nombreuses coupures de journaux anciens qui reposaient au fond de la boîte? Hanna et Julie les dépouilleront une à une, constatant qu’elles relataient le naufrage de l’Empress of Ireland survenu non loin de Sainte-Luce-sur-Mer en 1914, une des plus graves catastrophes maritimes survenues au 20e siècle. Les deux amies s’arrêteront d’ailleurs au mémorial du triste événement où, lisant avec attention la liste des naufragés et de leurs rares survivants, dont cinq enfants, elles purent faire le lien entre l’Empress of Ireland et Antoine, son véritable nom étant Anthony Corrigan orphelin adopté par une famille québécoise. C’est d’ailleurs lui, Antoine, qui mettra le point final à la suite de fatalités s’étant inexorablement abattues sur la vie de Simone, mais aussi sur celle d’Adrien.
À la question initiale de cette recension – y aurait-il une génétique du destin tragique dont le code se développerait d’une génération à l’autre? – Hanna répond par une autre question : « Les poèmes peuvent-ils nous donner une vie que l’on n’a pas eu? […] La poésie serait-elle notre lien secret fait de mots jamais prononcés, est-elle l’envers de l’absence, une ondée qui s’abat pour éclairer un jardin de nuit? »
Hélène Dorion sait faire vivre ses personnages en jouant avec le temps et les lieux, les émotions à fleur de peau ou celles qui brouillent constamment une existence fragilisée. Puis, il y a cette poésie des mots et des images, celle suggérée par le roman et réalisée dans les cahiers de Simone, qui s’essaime partout sur la trame en conditionnant les destins croisés des personnages. Pas même, le bruit du fleuve raconte une histoire, certes, mais au-delà de la fiction il y a l’appropriation d’un passé simple, que le silence a rendu imparfait.

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