Collectif de onze autrices
Enfances plurielles
Montréal, Pleine lune, coll. « Plume », 2019, 160
p., 21,95 $.
Les souvenirs démultipliés
J’aime bien les collectifs
littéraires thématiques, car ces recueils proposent divers points de vue sur un
même sujet, lesquels peuvent se multiplier par autant de lecteurs, attirés par
certains ou rebutés par d’autres. Chose certaine, ces livres écrits à plusieurs
mains laissent rarement indifférents justement à cause de la diversité d’écritures
tant dans le développement du sujet que dans leur esthétique.
Le projet Enfances plurielles
est né d’une idée de la romancière Caroline Vu, au stand des éditions Pleine
lune, au cours du Salon du livre de Montréal : « Et si on réunissait,
autour du matériau de l’enfance, les autrices » de la maison d’édition. C’est
ce dont se souvient Julie Bouchard, une d’entre elles qui a mené le projet à
terme.
Je connaissais déjà cinq des dix
autrices dont j’avais recensé la prose et j’allais maintenant en découvrir autant.
Un rabais littéraire, quoi! Ce fut le cas de "La cime du grand pin", poème
de Pascal Quiviger qui nous transporte dans l’imaginaire d’une enfant douée à
la naissance, j’aime croire, du don du regard poétique sur l’existence tout
entière, de cet univers qu’elle découvre et explore de son lit protecteur. La
nature devient ainsi un terreau fertile dont le grand pin du titre a les allures
d’un dieu tutélaire.
Je fais un saut jusqu’à "La
dernière photo", une nouvelle troublante signée Marie-Célie Agnant, Québécoise
d’origine haïtienne. « Le temps a été et est encore ton absence, il est ce
vide immense que tu as laissé et que, pudiquement, on a pris l’habitude de nommer :
"ta disparition". » Voilà en une phrase, le résumé le plus exact
qui soit d’un événement, la disparition du père, alors que la narratrice n’est encore
qu’une enfant. Cette situation appréhendée par la victime qui explique sans
aucun doute le titre du récit, cette photo souvenir devenue l’image du temps
qui passe devenu une éternité. Comment peut-il en être autrement quand un
parent tant aimé n’est plus là comme une lumière à jamais éteinte?
Isabelle Doré, femme de théâtre
et d’écriture, raconte "La sœur de Jésus" qui raconte comment le
théâtre est entré dans sa vie personnelle et familiale. « Je suis une
enfant de la balle », écrit-elle, ce qui est un euphémisme quand on sait
que sa sœur se prénomme Marie-Ève et son frère Jean-François, et que leurs
parents étaient Fernand Doré et Charlotte Boisjoli, un couple dont les
activités professionnelles appartiennent à l’histoire du théâtre et de la
télévision québécoise. Si les parents ne sont pas nommés, la rupture du couple
et l’effet que cela produit sur les enfants sont, en quelque sorte, le prétexte
de la pièce de théâtre, façon originale de déplacer les soucis et les autres
préoccupations que l’explosion du cadre familial occasionne. Alors, qui est
donc la bonne sœur du titre?
Mylène Durand propose "Il
fera mauve", l’histoire estivale des sœurs Dufresne et de la petite
Mélanie. L’autrice, professeur au cégep de Saint-Jean-sur-Richelieu, a imaginé un
camping familial d’où une jeune enfant est disparue, semant l’émoi des
vacanciers. Or, les filles Dufresne, souvent laissées à elles-mêmes, profitent du
fait que leur mère reçoit un amant pour partir à la recherche de Mélanie. Même
si l’aînée est âgée de 14 ans et la cadette, de 9 ans, on voit difficilement
qui est qui tellement elles se ressemblent. La forêt, vaste lieu de leur quête,
les accueille et leur fait découvrir quelques-unes de ses merveilles dont les « pépiements,
bourdonnements, sifflements du vent, bruissements, craquements. » Il n’en
faut pas plus pour éveiller leur imagination, même une maman ourse qui aurait dévoré
Mélanie pour protéger son ourson. Oui, il y a des mères prêtes à tout, sauf la
leur. Elles croisent Gabriel, animateur d’ateliers sur la nature, marchent à
ses côtés et profitent de ses leçons sur ce qui les environne jusqu’à oublier leur
recherche. La nuit suivante, la cadette rêvera tant qu’elle éveillera sa sœur qui,
voyant une ombre dans la nuit, est prête à les défendre toutes deux. Mais, ce n’est
que Jérémie, l’amoureux de leur mère qui entre la rejoindre.
Caroline Vu, dont Un été à Provincetown
(2016) et Palawan (2017) nous ont fait découvrir son talent de romancière,
mais aussi sa façon différente de raconter l’histoire des boat people fuyant le
Vietnam, propose un personnage, Loan, qui s’interroge dans "Où es-tu?"
Étonnement d’abord que le vétérinaire Noh prescrit un antidépresseur à son jeune
chien qui n’a pas de maladie de peau, mais souffre… de morosité. N’en fallait
pas plus pour que Loan, qui « se méfie des scientifiques, des figures d’autorité
et de leurs mots d’ordre », se tourne vers sa grand-mère dont, même
décédée il y a deux ans, « elle ne remet jamais en question les paroles ».
Il semble à la jeune femme que son aïeule se réincarne sous différentes formes
tel cet « écureuil borgne sans queue », ce qui laisse Gaëtan, son
conjoint, dubitatif. Or, grand-mère croyait que « l’angoisse des chiens se
manifeste seulement la veille de leur mort », évoquant ainsi la coutume
vietnamienne où on cuisinait la viande de cet animal.
Dès que le Vietnam est évoqué,
une suite d’images défile devant les yeux de Loan, celles de l’enfant nue
courant, brûlée au napalm, photo reprise en boucles par les médias
internationaux. Criait-elle sa douleur ou tentait-elle de rattraper son petit chien
fuyant, comme elle, la fureur des flammes? Ces images lui rappellent aussi qu’elle
y a vu son oncle qui crie : « Quel bordel! Avez-vous vu le dégât que
nos soldats ont fait?... On va coller cette merde sur le dos des Américains.
Personne ne le saura… » Comment oublier une telle vision d’apocalypse? Quarante-cinq
ans après sa triste gloire, sa photo touche encore l’imaginaire collectif. « La
fille du napalm, l’image iconique d’une enfant nue criant de douleur est
partout sur Internet. Mais Tuan, Dung, Loan et Thuy, que sont-ils devenus? Ils
étaient cinq sur cette route de l’amertume. » Non, ce n’était pas l’enfant
photographiée qui cherchait à rejoindre son chien, mais bien Loan qui, chaque
année depuis, lors de son anniversaire de naissance, avec « une loupe, se
met à rechercher les traces de son chien dans le clair-obscur de la fameuse
photo agrandie maintes fois… Chaque année pendant ces quelques minutes, Loan
redevient la fillette affolée à la recherche de son chien. »
Morgan Le Thiec, dans "Une sœur,
Betty", rappelle le rôle de l’aînée de la famille. Ici, Mylène partage la
chambre de sa cadette Betty dans la maison familiale située à l’orée d’un bois.
Il n’en faut pas plus pour inquiéter la benjamine qui demande à répétition quels
sont les bruits qu’elles entendent. Puis, quel présent lui offrira Mylène pour
son anniversaire, justement le lendemain. Malgré les menaces peu convaincantes
de l’aînée de dire son exaspération à leur mère ou de ne pas lui offrir le
cadeau, rien n’y fait et Betty s’endort qu’après ses jérémiades. Saut dans le
temps et nous voilà au mariage de cette petite peste devenue une jolie jeune
femme pour laquelle Mylène n’aura que de bons mots pour agrémenter la cérémonie,
se souvenant qu’une nuit Betty la protégea de macaques imaginaires.
Enfances plurielles illustre
parfaitement les effets déformants du temps sur les souvenirs de l’enfance. Sont-ils
le fruit de leur imagination, les ont-elles vraiment vécus ou était-ce le récit
qu’on leur en a fait? Sur le coup, les événements peuvent sembler tragiques ou
anodins, mais, mis en perspective de ce temps jadis, ils se replacent dans le
puzzle de l’existence sans lesquels l’image serait incomplète. Les souvenirs
que chacun conservera de la pandémie de 2020 ne seront pas les mêmes et c’est cette
diversité qui passera à l’histoire.
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