mercredi 8 avril 2020


Collectif de onze autrices
Enfances plurielles
Montréal, Pleine lune, coll. « Plume », 2019, 160 p., 21,95 $.

Les souvenirs démultipliés

J’aime bien les collectifs littéraires thématiques, car ces recueils proposent divers points de vue sur un même sujet, lesquels peuvent se multiplier par autant de lecteurs, attirés par certains ou rebutés par d’autres. Chose certaine, ces livres écrits à plusieurs mains laissent rarement indifférents justement à cause de la diversité d’écritures tant dans le développement du sujet que dans leur esthétique.



Le projet Enfances plurielles est né d’une idée de la romancière Caroline Vu, au stand des éditions Pleine lune, au cours du Salon du livre de Montréal : « Et si on réunissait, autour du matériau de l’enfance, les autrices » de la maison d’édition. C’est ce dont se souvient Julie Bouchard, une d’entre elles qui a mené le projet à terme.
Je connaissais déjà cinq des dix autrices dont j’avais recensé la prose et j’allais maintenant en découvrir autant. Un rabais littéraire, quoi! Ce fut le cas de "La cime du grand pin", poème de Pascal Quiviger qui nous transporte dans l’imaginaire d’une enfant douée à la naissance, j’aime croire, du don du regard poétique sur l’existence tout entière, de cet univers qu’elle découvre et explore de son lit protecteur. La nature devient ainsi un terreau fertile dont le grand pin du titre a les allures d’un dieu tutélaire.
Je fais un saut jusqu’à "La dernière photo", une nouvelle troublante signée Marie-Célie Agnant, Québécoise d’origine haïtienne. « Le temps a été et est encore ton absence, il est ce vide immense que tu as laissé et que, pudiquement, on a pris l’habitude de nommer : "ta disparition". » Voilà en une phrase, le résumé le plus exact qui soit d’un événement, la disparition du père, alors que la narratrice n’est encore qu’une enfant. Cette situation appréhendée par la victime qui explique sans aucun doute le titre du récit, cette photo souvenir devenue l’image du temps qui passe devenu une éternité. Comment peut-il en être autrement quand un parent tant aimé n’est plus là comme une lumière à jamais éteinte?
Isabelle Doré, femme de théâtre et d’écriture, raconte "La sœur de Jésus" qui raconte comment le théâtre est entré dans sa vie personnelle et familiale. « Je suis une enfant de la balle », écrit-elle, ce qui est un euphémisme quand on sait que sa sœur se prénomme Marie-Ève et son frère Jean-François, et que leurs parents étaient Fernand Doré et Charlotte Boisjoli, un couple dont les activités professionnelles appartiennent à l’histoire du théâtre et de la télévision québécoise. Si les parents ne sont pas nommés, la rupture du couple et l’effet que cela produit sur les enfants sont, en quelque sorte, le prétexte de la pièce de théâtre, façon originale de déplacer les soucis et les autres préoccupations que l’explosion du cadre familial occasionne. Alors, qui est donc la bonne sœur du titre?
Mylène Durand propose "Il fera mauve", l’histoire estivale des sœurs Dufresne et de la petite Mélanie. L’autrice, professeur au cégep de Saint-Jean-sur-Richelieu, a imaginé un camping familial d’où une jeune enfant est disparue, semant l’émoi des vacanciers. Or, les filles Dufresne, souvent laissées à elles-mêmes, profitent du fait que leur mère reçoit un amant pour partir à la recherche de Mélanie. Même si l’aînée est âgée de 14 ans et la cadette, de 9 ans, on voit difficilement qui est qui tellement elles se ressemblent. La forêt, vaste lieu de leur quête, les accueille et leur fait découvrir quelques-unes de ses merveilles dont les « pépiements, bourdonnements, sifflements du vent, bruissements, craquements. » Il n’en faut pas plus pour éveiller leur imagination, même une maman ourse qui aurait dévoré Mélanie pour protéger son ourson. Oui, il y a des mères prêtes à tout, sauf la leur. Elles croisent Gabriel, animateur d’ateliers sur la nature, marchent à ses côtés et profitent de ses leçons sur ce qui les environne jusqu’à oublier leur recherche. La nuit suivante, la cadette rêvera tant qu’elle éveillera sa sœur qui, voyant une ombre dans la nuit, est prête à les défendre toutes deux. Mais, ce n’est que Jérémie, l’amoureux de leur mère qui entre la rejoindre.
Caroline Vu, dont Un été à Provincetown (2016) et Palawan (2017) nous ont fait découvrir son talent de romancière, mais aussi sa façon différente de raconter l’histoire des boat people fuyant le Vietnam, propose un personnage, Loan, qui s’interroge dans "Où es-tu?" Étonnement d’abord que le vétérinaire Noh prescrit un antidépresseur à son jeune chien qui n’a pas de maladie de peau, mais souffre… de morosité. N’en fallait pas plus pour que Loan, qui « se méfie des scientifiques, des figures d’autorité et de leurs mots d’ordre », se tourne vers sa grand-mère dont, même décédée il y a deux ans, « elle ne remet jamais en question les paroles ». Il semble à la jeune femme que son aïeule se réincarne sous différentes formes tel cet « écureuil borgne sans queue », ce qui laisse Gaëtan, son conjoint, dubitatif. Or, grand-mère croyait que « l’angoisse des chiens se manifeste seulement la veille de leur mort », évoquant ainsi la coutume vietnamienne où on cuisinait la viande de cet animal.
Dès que le Vietnam est évoqué, une suite d’images défile devant les yeux de Loan, celles de l’enfant nue courant, brûlée au napalm, photo reprise en boucles par les médias internationaux. Criait-elle sa douleur ou tentait-elle de rattraper son petit chien fuyant, comme elle, la fureur des flammes? Ces images lui rappellent aussi qu’elle y a vu son oncle qui crie : « Quel bordel! Avez-vous vu le dégât que nos soldats ont fait?... On va coller cette merde sur le dos des Américains. Personne ne le saura… » Comment oublier une telle vision d’apocalypse? Quarante-cinq ans après sa triste gloire, sa photo touche encore l’imaginaire collectif. « La fille du napalm, l’image iconique d’une enfant nue criant de douleur est partout sur Internet. Mais Tuan, Dung, Loan et Thuy, que sont-ils devenus? Ils étaient cinq sur cette route de l’amertume. » Non, ce n’était pas l’enfant photographiée qui cherchait à rejoindre son chien, mais bien Loan qui, chaque année depuis, lors de son anniversaire de naissance, avec « une loupe, se met à rechercher les traces de son chien dans le clair-obscur de la fameuse photo agrandie maintes fois… Chaque année pendant ces quelques minutes, Loan redevient la fillette affolée à la recherche de son chien. »
Morgan Le Thiec, dans "Une sœur, Betty", rappelle le rôle de l’aînée de la famille. Ici, Mylène partage la chambre de sa cadette Betty dans la maison familiale située à l’orée d’un bois. Il n’en faut pas plus pour inquiéter la benjamine qui demande à répétition quels sont les bruits qu’elles entendent. Puis, quel présent lui offrira Mylène pour son anniversaire, justement le lendemain. Malgré les menaces peu convaincantes de l’aînée de dire son exaspération à leur mère ou de ne pas lui offrir le cadeau, rien n’y fait et Betty s’endort qu’après ses jérémiades. Saut dans le temps et nous voilà au mariage de cette petite peste devenue une jolie jeune femme pour laquelle Mylène n’aura que de bons mots pour agrémenter la cérémonie, se souvenant qu’une nuit Betty la protégea de macaques imaginaires.
Enfances plurielles illustre parfaitement les effets déformants du temps sur les souvenirs de l’enfance. Sont-ils le fruit de leur imagination, les ont-elles vraiment vécus ou était-ce le récit qu’on leur en a fait? Sur le coup, les événements peuvent sembler tragiques ou anodins, mais, mis en perspective de ce temps jadis, ils se replacent dans le puzzle de l’existence sans lesquels l’image serait incomplète. Les souvenirs que chacun conservera de la pandémie de 2020 ne seront pas les mêmes et c’est cette diversité qui passera à l’histoire.

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