mercredi 1 avril 2020

Christiane Vadnais
Faunes
Québec, Alto, 2018, 144 p., 19,95 $.

Visions d’apocalypse

Il arrive qu’un livre échappe à l’urgence d’être recensé, les nouveautés se bousculant aux portes des librairies. Puis, revoilà qu’il arrive sur le dessus du lot et qu’on peut en parler dans la lenteur du temps. C’est le sort qu’a connu chez moi Fauves, premier roman de Christiane Vadnais qui a de remporté le Prix des Horizons imaginaires 2019. Je souligne ici l’originalité de ce prix qui est d’avoir un jury composé d’étudiants de cégep et de leur permettre d’écrire une critique d’une œuvre.



Comment comprendre l’expression "littérature de l’imaginaire" sinon qu’elle propose un récit jouant de la réalité et de la fiction pure, aux limites des œuvres de science-fiction. Dans le cas de Fauves, l’autrice nous amène à Shivering Heights, les monts frissonnants, près d’un village approximatif et sur les rives d’un lac aux eaux si sombres qu’on ne peut qu’imaginer la faune et la flore qui y vivent.
N’allons pas trop vite, car la jeune romancière prend le temps de bien installer les lieux, les personnages et la durée des dix moments qui composent la trame de son récit. Ainsi, il y a d’abord "diluvium", une pluie diluvienne qui s’abat sur Shivering Heights au moment où Agnès arrive au spa nordique situé sur la rive d’une rivière. Agnès vient de terminer un mandat de mise à pied de plusieurs employés ce qui l’a littéralement épuisée. Même si la propriétaire de l’établissement santé l’informe qu’elle ne peut offrir tous les services à cause des fortes pluies, Agnès décide de ne pas repartir alors que le soir tombe. Nous assistons au déchaînement des éléments météorologiques et leur effet sur la faune et la flore entourant le spa. Il y a aussi Heather, l’autre cliente, qui constate, puis profite de la lassitude d’Agnès pour la séduire, ce qui aura sur elle un effet semblable à celui des très fortes pluies et à la violence des vents qui semblent tout emporter sur leur passage.
Nous revenons au village où il « ne faut pas se baigner le soir, disent les habitants…, car il est trop ravissant le feu de joie. Même les monstres du lac approchent par tous les côtés ». C’est Thomas qui est l’hôte de "creaturae", celui qui veille sur le feu allumé pour souligner le retour de sa sœur accompagnée de Laura, une amie. Il faut retenir que c’est "un village assemblé petit à petit, à partir de vieilles péniches et de voiliers, de planches de yachts et d’autres bricoles rejetées par le lac", un bourg flottant sous lequel toutes les espèces marines peuvent louvoyer. Ce qui rappelle que l’être "humain de notre temps, malgré toutes ses victoires, continue de craindre les animaux féroces."
Qui est Laura? Que fait-elle? Jeune scientifique, nous assisterons, plus tard dans le récit, à une de ses expériences. Pour l’instant, elle remplace le veilleur de nuit d’un zoo où on l’a invité à établir son laboratoire; malgré son hésitation, elle constate qu’elle a bien fait d’accepter, car "un phénomène inédit se passe à Shivering Heights, dans l’eau et dans le ventre des bêtes."
Un événement inédit et tragique se déroule durant sa garde : un couple se trouve dans la zone de sécurité de la cage au lion, "panthera leo", qui sert normalement d’espace pour nourrir les fauves. Laura doit les secourir, mais un faux mouvement laisse entrer les félins dans la zone. La suite est tragique et, malgré cela, Laura ne souhaite pas voir le Jardin zoologique fermé, comme les citoyens de Shivering Heights.
On retrouve Laura au village flottant où au "fil des années, les maisons-bateaux s’amarraient et se détachaient". Thomas qui est à sa recherche ne l’aperçoit pas au bar et décide de "fouiller méthodiquement chaque secteur du village".
Puis, nous voilà à l’université, au laboratoire où Laura poursuit ses recherches sur un nouveau spécimen de la faune marine, à son avis un "species inquirenda". Seul dans le labo, elle se concentre sur ce "petit monstre", "cette énigme qui prend la forme d’un amas de chair, de fluides et d’organes soyeux", "cette créature [qui] n’existe pas encore dans le grand arbre des classifications ichtyologiques". Tant et si bien que Laura "en oublie les coups de pies de l’enfant dans son abdomen", mais que "ce soir, dans l’obscurité et le silence, elle perçoit ce qu’elle a voulu ignore : les contractions qui, à intervalles réguliers, la traversent de part en part." Et dire "qu’on a attrapé le plus formidable ostéichtyen qu’elle a vu en carrière au moment précis où il lui faudra quitter l’université."
C’est ce même soir, cette même nuit que surviendra une panne d’électricité mettant à mal son spécimen, que ses eaux crèveront et qu’elle accouchera seule, comme elle avait toujours cru que cela se produirait.
Nous sommes toujours à Shivering Heights, cette fois en compagnie de Cathy et de ses lapins dont elle rêve constamment depuis que l’Ogresse, sa mère, les a assassinés, car il faut bien manger. La Cathy de Christiane Vadnais est une jeune femme aliénée et aliénante qui, même si elle habite le même village, n’y voit pas les choses comme les autres. Quand elle visite Laura dans son laboratoire, elle lui prend une grenouille à être disséquée afin de jouer un vilain tour à sa mère. Dans sa fantasmagorie, les lapins reviendront et Cathy les encouragera à la débarrasser de leur bourreau l’Ogresse.
Retour de Heather dans "devorare", qui cuisine les champignons qu’elle aime tant, car ils lui rappellent l’odeur, le goût de la terre. Puis, il y a ce chevreuil tué sur la route dont elle récupère de grands morceaux qu’elle cuira. "Depuis toujours, son ventre exige la part du monstre, depuis toujours elle mange le lichen, le cambium, les fruits, les feuilles, les insectes, les couleuvres, les cerfs, cherchant à colmater le vide dont elle est porteuse."
Laura revient dans une maison louée où est demeuré "Spooky, le chien des propriétaires". Tentant de se refaire une santé après l’accouchement, de redonner à son corps tous les possibles d’avant. Il lui semble que plus elle fait d’efforts pour y parvenir plus son corps réagit a contrario. Un jour, elle part avec Nathan, un guide, "pour se retrouver au cœur du royaume d’Ursus maritimus, l’ours polaire." Nathan lui confie: « Il y a une chose que je dis toujours aux touristes […] Il arrive que les ours polaires chassent vraiment l’homme pour le manger, contrairement à la plupart des requins qui ont mauvaise presse. » Ce n’est pas tant les ours qui inquiètent Laura, mais cet indéfinissable mal qui la ronge malgré ses efforts de résistance, comme si « tous les bouleversements de ce monde semblaient prendre corps en elle. »
Un soir, qu’elle se sent bien, elle va courir, car "elle aime voir la toundra qui borde la ville dans son silence nocturne." Or, grâce à ce silence elle entend le grognement d’un ours, accélère le pas en douceur, mais la bête la traque jusqu’à ce qu’elle s’abrite dans une auto. "En quelques secondes, il la rejoint. […] Il rôde de longues minutes autour du véhicule, donne un coup de patte, s’assure que Laura y est toujours." Elle n’a d’autre choix que de fuir cette cage de métal et de verre avant que l’ours et ses camarades en viennent à bout, de courir jusqu’au chalet. En y parvenant, Spooky le chien content de pouvoir prendre l’air du soir bondit à l’extérieur sans que Laura puisse le retenir et, en moins de deux, les ours lui font la peau. Laura prend le plus grand couteau dans la cuisine et elle "serre ses doigts contre le manche du couteau. La peau se lisse autour des jointures, tendue par la combativité. Alors, sur son poignet, une des bosses rigides qui poussent depuis quelque temps vibre, et se fend. Il en sort une plume, frémissante."
Cette image de fin du monde, de fin d’un monde, s’alourdit lorsque nous nous retrouvons avec l’infirmier Lawrence qui accompagne huit hommes et femmes pour qui "la pensée de leur ventre habité leur cause la même angoisse que celle de l’expansion infinie de l’univers: une nausée qu’aucun comprimé ne soulage." Ils avaient fui la ville "pour diminuer les risques de contagion, pour échapper à l’hystérie de la ville quelques jours avant leur extinction." L’épée de Damoclès au-dessus du chalet, lui-même victime de la crue des eaux, les incitait à réfléchir: "Ils se posaient tant de questions, ne savaient plus distinguer ce qui faisait partie de leur être ou pas. Étaient-ils ce qu’ils mangeaient, ce qu’ils respiraient, ce qu’ils rejetaient dans la nature, déjections, dioxyde de carbone, énergie, étaient-ils plus ou moins que la somme de leurs parties?"
Il y a un goût de fin du monde qui prend forme dès le début de Fauves et qui progresse, en quinconce, tout au long du récit en suivant tel ou tel personnage, tel ou tel événement provoqué par la météo, la faune, la flore ou même les changements climatiques. Fauves est une allégorie d’une impossible résurgence de la planète dont les affres de la nature et les vicissitudes des hommes à travers les siècles semblent réunies à Shivering Heights.

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