mercredi 29 avril 2020

Alfred DesRochers
Élégies pour l’épouse en-allée
Montréal, Bq, 2020, 64 p., 8,95 $.

Icône de l’amour

Il y a longtemps mon ami Jean Royer et moi discutions poésie québécoise, celle écrite entre Nelligan et la génération de Saint-Denys-Garneau, Hébert et Lasnier. J’évoquais le nom d’Alfred DesRochers dont les sonnets en vernaculaire d’À l’ombre de l’Orford ravissaient mes étudiants qui constataient, certains pour la première fois, que la langue avait une musicalité en elle-même. Jean me parla ce jour-là d’un recueil paru aux éditions Parti Pris, en 1967, intitulé Élégies pour l’épouse en-allée, qui était devenu rarissime, sinon dans Œuvres poétiques I paru dans la collection « Le Nénuphar » des éditions Fides, en 1977, également introuvable.



À la recherche de ce livre, j’ai emprunté l’exemplaire sur les rayons de la bibliothèque du cégep où j’enseignais pour lire ces élégies. Qu’est-ce qu’une élégie, me demanderez-vous? C’est un « poème lyrique tendre et triste qui communique les sentiments de l’auteur par des images et des rythmes très évocateurs, ayant souvent pour thème le malheur en amour ». Quant au sonnet, c’est une forme fixe de versification constituée de quatorze vers, deux quatrains suivis de deux tercets, dont DesRochers est passé maître, les 49 élégies d’Élégies pour l’épouse en-allée étant autant d’exemples de son talent.
J’en fus tout chamboulé, car, non seulement y retrouvais-je les sonnets comme seul DesRochers savait en écrire, mais devant un homme démuni suite au décès de sa compagne des quarante dernières années. Depuis, j’ai trouvé un exemplaire du livre, me le suis procuré et j’ai pris l’habitude de relire quelques fois par année les vers du vieux Alfred. Ces sonnets me font penser à mon propre père, à son désarroi devant la mort lente de son épouse, ma mère, dont il ne pouvait accepter le dépérissement à petit feu.
Il y a quelque temps, dans un échange de correspondances avec Pierre Filion, PDG des éditions Leméac et éditeur aux éditions Bibliothèque québécoise, je lui suggérai de publier le recueil. Il a semblé adhérer à mon idée et il allait relire le recueil. Il m’a rappelé qu’il avait publié Clémence DesRochers, fille du poète, et qu’il allait la contacter pour voir son intérêt à la réédition.
Quelle joie ressentie lorsque j’appris la parution prochaine d’Élégies pour l’épouse en-allée! Je vous fais partager ce bonheur qu’une œuvre littéraire nous apporte non seulement par l’esthétique du texte, mais aussi par la simple matérialité de ce qui supporte l’intelligence des mots et leur habillement graphique. Que dire de l’émoi qu’elle suscite, un trouble intangible qu’on peut renouveler à volonté?
Le poète et éditeur Paul Bélanger écrit en avant-propos : « Rédigé après le décès de son épouse en 1964, ce recueil se veut un hommage à quarante ans de vie commune. Dédié à nos enfants, le court ensemble évoque la forte présence de l’être aimée récemment disparue, source de vie et d’inspiration poétique, cette Rose-Alma au rire d’hirondelle. La forme canonique du sonnet, si familière au poète, demeure toujours empreinte d’une émouvante affection, imprégnée du réalisme et du naturalisme propres au chantre de l’Orford, une des très grandes voix de la littérature québécoise. […] La lecture de ces élégies à la défunte demeure toujours aussi vibrante qu’à sa publication il y a cinquante ans. La forme canonique du sonnet et l’allure classique des poèmes en vers réguliers et rimés, toujours liés au langage familier, en font une œuvre envoûtante. »
Qu’ajouter, sinon d’accompagner le poète dans cette quête de l’image fugace des instants de vie amoureuse avec sa compagne de tant d’années qu’il ne veut pas effacer, mais bien illustrer par cette fresque aux puissantes couleurs des mots.

Hugues Corriveau
Et là, mon père suivi de Et là, ma mère
Montréal, du passage, coll. « Poésie », 2020

Icônes de l’enfance

Les vers d’Alfred DesRochers me sont parvenus au même moment qu’Et là, mon père suivi de Et là, ma mère, recueil de Hugues Corriveau proposant deux suites de sept élégies, l’une adressée à son père et l’autre à sa mère.



Corriveau y joue de l’espace plus que de la strophe, tout en laissant de côté la rigidité de la forme fixe et en intégrant, ici et là, des élans de prose poétique pour nous donner le temps de respirer entre les images fortes. Si DesRochers écrit sa passion de sa regrettée compagne, Corriveau pose son regard d’enfant adulte sur son père et sa mère sans abuser de nostalgie, les animant du regard qu’il a d’eux sans les magnifier de sentiments inutilement laudateurs.
Connaît-on vraiment notre père et notre mère? La parentalité ne se multiplie-t-elle pas selon le nombre d’enfants que compte la famille, chacune chacun ayant des images qui ne correspondent pas tout à fait? L’enfant unique n’a qu’une image, une projection inexorablement fausse.
En entrevue, le poète Corriveau explique que la différence entre les poèmes consacrés au père et ceux à sa mère tient au fait qu’elle est toujours vivante alors que lui est décédé. Les souvenirs de fin de la vie du paternel et du rude combat qu’il a livré avant que la mort ennemie l’emporte en font un héros à ses yeux. Quant à Et là, ma mère, il s’en dégage une sérénité presque naïve insufflée par l’image que l’écrivain a d’elle d’aussi loin qu’au temps de l’enfance. « J’ai appris chaque pas de ma marche, la souplesse de mes larmes, la misère même de la pitié, si lente mère. »
Le père, la mère, l’amante et l’amant sont au cœur de discours poétiques illustrant l’énergie de toute une vie. Que ce soit les élégies d’A. DesRochers ou celles de Hugues Corriveau, elles réfléchissent l’essence même de la vie humaine à tous les âges que seule la poésie peut réverbérer.

mercredi 22 avril 2020

Marie-Renée Lavoie
Diane demande un recomptage
Montréal, XYZ éditeur, 2020,280 p., 24,95 $ (papier), 18,99 $ (numérique).

En rire ou en pleurer

En ces temps de grisaille sociale, un bon roman peut briser l’isolement émotif. J’ai récemment trouvé un remède efficace : Diane demande un recomptage, le dernier roman de Marie-Renée Lavoie. On y retrouve Diane Delaunais, la narratrice et le personnage principal d’Autopsie d’une femme plate (XYZ, 2017). Il y a aussi Claudine, son amie de longue date, avec laquelle elle partage un duplex.



Diane s’est remise du départ de Jacques, mais elle éprouve parfois de la fragilité quand il en est question. Si elle a quitté son travail et ne songe pas à y revenir malgré l’insistance de Claudine, sa collègue de bureau, elle se sent prête à trouver un boulot. Cependant, Diane veut profiter de la situation pour briser la routine d’autrefois qu’elle considère comme faisant partie de ce qui a fait d’elle « une femme plate ».
La vie dans le duplex est animée, entre autres parce qu’Adèle, une des deux filles de Claudine, habite chez sa mère et qu’elle les plonge dans la béance des aléas de l’adolescence. Si les enfants reproduisent les travers de leurs parents, surtout ceux qu’ils ne cessent de leur reprocher, Adèle est un bon exemple, car ses sauts d’humeur et son intransigeance ressemblent fort à ceux de Claudine.
Cet ado permet à l’autrice une palette étendue d’actions et d’émotions vives et truculentes. Il arrive même un point de rupture où Claudine fait appel à sa propre mère, Rosanne, pour mettre de l’ordre et de la discipline dans la vie d’Adèle. Les passes d’armes entre ce personnage coloré et sa petite-fille sont désopilantes, car elles illustrent le conflit de générations aux teintes délicieusement surannées. Survient un incident qui transforme leur relation, inverse le rôle de chacune, la cadette prenant en charge sa grand-mère.
Outre le besoin de se trouver un emploi pour sortir de sa torpeur, Diane fait en sorte que ses enfants adultes ne soulignent pas son cinquantième anniversaire et, même très hésitante, elle veut se trouver un amoureux pour que son corps exulte. La question travail est résolue quand on l’embauche pour faire de la garde d’enfants à l’école de son quartier, un emploi qu’elle croit pouvoir occuper puisqu’elle a eu trois enfants et les a amenés à être des adultes responsables.
L’école est aussi l’occasion de rencontres marquantes. D’abord, celle de Guy, un travailleur de la construction responsable d’un chantier près de son lieu de travail, puis de Madeleine Tremblay, une dame âgée désemparée dont elle croise le chemin. Ces deux personnages, de prime abord aux antipodes l’un de l’autre, ont des effets curatifs sur ce qui reste du mal-être de Diane. Le colosse au casque jaune est un compagnon de passage respectueux. La vieille dame l’oblige à sortir de sa langueur émotive en lui consacrant un intérêt autre que le sien propre.
Ces personnages, leurs interventions dans la trame narrative et les péripéties qu’ils vivent sont parfaitement intégrées à l’univers imaginé par l’autrice. Par exemple, Jacques, l’ex de Diane, lui fait passer un ultime test de guérison de sa peine d’amour en réclamant son aide dans des situations qu’il ne peut gérer sans elle. Marie-Renée Lavoie s s’en donne à cœur joie, pour le plus grand plaisir des lecteurs, dans la description des scènes où Diane et Jacques se retrouvent et les dialogues qu’elle leur met en bouche.
Certes, j’ai beaucoup ri en lisant Diane demande un recomptage, mais j’ai aussi beaucoup réfléchi aux petits drames que vit la narratrice qui sont semblables au quotidien de la vie famille. Le talent de Marie-Renée Lavoie, c’est de savoir rassembler en de mêmes lieux, dans de mêmes scènes, des personnages dont l’interaction est vraisemblable au point où les heurts qu’ils provoquent sont aussi salutaires pour eux que drôles pour nous, car nous avons la distance émotive nécessaire à les apprécier à leur juste valeur.
En lisant cette histoire, je n’ai pu m’empêcher de penser à Mère indigne de Caroline Allard ou même aux personnages de la regrettée Claire Bretécher, les Frustrées ou même Agrippine.

mercredi 15 avril 2020

Régine Robin
Ces lampes qu’on a oublié d’éteindre
Montréal, Boréal, coll. « Liberté grande », 2019, 266 p., 27,95 $.

Qui êtes-vous Patrick Modiano?

J’ai lu Patrick Modiano sans voir dans ses romans autre chose que des ballades dans Paris, ses rues sombres où on croise des habitants inquiets, parfois inquiétants. Les histoires du prix Nobel de littérature 2014 se déroulent généralement au lendemain de la guerre 1939-1945, l’année de sa naissance, et nous entraînent dans un univers incertain où le bien et le mal se croisent sans avoir à poser des jugements de valeur sur l’un ou l’autre des personnages.



La sortie de l’essai de Régine Robin, Ces lampes qu’on a oublié d’éteindre, a piqué ma curiosité, car la « Parisienne autant que l’historienne se penche sur les romans de Patrick Modiano, la sociologue autant que la piétonne traverse l’œuvre en parcourant comme autant de rues et de passages les leitmotive et les obsessions de l’auteur de Rue des Boutiques obscures et de Dora Bruder. »
L’ouvrage, en quatre parties, m’a appris à comprendre différemment les sujets et les points de vue du romancier de divers aspects d’une époque révolue qui m’ont échappé. Il y a l’après-guerre en France et les procès d’intention qu’on a faits à celles et ceux qui furent des acteurs d’un scénario différent de ce qu’ils avaient imaginé sous les feux de l’action ou distinct du reflet que leur image avait projeté dans l’esprit de leurs contemporains : ni tout à fait maquisards ni tout à fait collaborateurs, ni tout à fait héros ni tout à fait lâches.
Il y a aussi l’intérêt que porte Modiano à la question juive du point de vue des Juifs eux-mêmes, autant ceux qui niaient leur judéité pour éviter l’envahisseur que ceux qui en faisaient presque le commerce auprès du même occupant.
Régine Robin, née au début de la guerre, a ainsi une mémoire sensorielle de ce que vivait son entourage et des souvenirs, de plus en plus réels, de ce qu’elle a vu. Cela lui permet, l’autorise même à mettre en perspective la toile de fond historique sur laquelle Modiano tisse la trame atmosphérique de ses romans.
C’est ainsi qu’elle interroge tant les acteurs la Résistance que ceux du régime de Vichy. Elle fait de même avec des Juifs qui, sans savoir ce qui se passait dans les camps de concentration dont l’existence des fours crématoires, surfaient littéralement sur le territoire parisien pour éviter d’avoir à faire face à l’occupant. Je résume ainsi l’analyse de ces pages d’Histoire où tout n’était pas noir ou blanc, bien ou mal, l’individualisme ayant été la seule solution à la survie des hommes et des femmes, victimes collatérales du conflit comme on voit aujourd’hui, dans les bulletins de nouvelles télévisées, des populations en fuite.
Le titre de l’essai, Ces lampes qu’on a oublié d’éteindre, me semble une métaphore du décor dans lequel le romancier plante l’action de ses histoires. Un décor tout en nuance, plein de non-dits, plein de ces silences plus bavards que de longs dialogues où chacun n’écoute pas l’autre en préparant son propre monologue. Bref, des dialogues de sourds entre plusieurs des personnages de l’auteur de Rue des boutiques obscures, chacun se retranchant dans sa vérité.
Outre de relater sa lecture de l’œuvre de Modiano, Régine Robin met en perspective divers aspects de l’univers français de la Deuxième Guerre mondiale. Cela m’a rappelé une longue discussion avec de vieux amis, l’un Français, l’autre Suisse qui ont vécu ce conflit alors qu’ils étaient de jeunes hommes. Le premier a expliqué que, n’eût été la passion des soldats allemands pour les vins de sa région, sa production ne serait pas aujourd’hui aussi florissante tout comme celle de son coin de pays. Le second, jeune clerc vivant en France à l’époque, a vu et entendu Hitler à Lyon, la foule hypnotiser par la seule voix de l’orateur dont on ne comprenait peu ou pas le propos.
Régine Robin analyse les histoires de Patrick Modiano à partir des faits bien réels qui se sont produits en France de 1940 à 1945, durant l’Occupation et la Résistance comme durant la Collaboration de Vichy. Les actions des uns et des autres ne sont ni tout à fait bien ni tout à fait mal.
Pour les Nord-Américains que nous sommes, l’essai consacré à l’œuvre de Modiano non seulement nous fournit un angle particulier de lecture de ses histoires, mais il nous oblige à considérer d’un autre point de vue ce que nous apprend l’Histoire de la guerre 1939-1945. Si bien que Ces lampes qu’on a oublié d’éteindre doit intéresser un plus large lectorat que les seuls passionnés de Patrick Modiano, un lectorat qui comprendra que ces lampes oubliées font de l’ombre aux histoires comme à l’Histoire.

mercredi 8 avril 2020


Collectif de onze autrices
Enfances plurielles
Montréal, Pleine lune, coll. « Plume », 2019, 160 p., 21,95 $.

Les souvenirs démultipliés

J’aime bien les collectifs littéraires thématiques, car ces recueils proposent divers points de vue sur un même sujet, lesquels peuvent se multiplier par autant de lecteurs, attirés par certains ou rebutés par d’autres. Chose certaine, ces livres écrits à plusieurs mains laissent rarement indifférents justement à cause de la diversité d’écritures tant dans le développement du sujet que dans leur esthétique.



Le projet Enfances plurielles est né d’une idée de la romancière Caroline Vu, au stand des éditions Pleine lune, au cours du Salon du livre de Montréal : « Et si on réunissait, autour du matériau de l’enfance, les autrices » de la maison d’édition. C’est ce dont se souvient Julie Bouchard, une d’entre elles qui a mené le projet à terme.
Je connaissais déjà cinq des dix autrices dont j’avais recensé la prose et j’allais maintenant en découvrir autant. Un rabais littéraire, quoi! Ce fut le cas de "La cime du grand pin", poème de Pascal Quiviger qui nous transporte dans l’imaginaire d’une enfant douée à la naissance, j’aime croire, du don du regard poétique sur l’existence tout entière, de cet univers qu’elle découvre et explore de son lit protecteur. La nature devient ainsi un terreau fertile dont le grand pin du titre a les allures d’un dieu tutélaire.
Je fais un saut jusqu’à "La dernière photo", une nouvelle troublante signée Marie-Célie Agnant, Québécoise d’origine haïtienne. « Le temps a été et est encore ton absence, il est ce vide immense que tu as laissé et que, pudiquement, on a pris l’habitude de nommer : "ta disparition". » Voilà en une phrase, le résumé le plus exact qui soit d’un événement, la disparition du père, alors que la narratrice n’est encore qu’une enfant. Cette situation appréhendée par la victime qui explique sans aucun doute le titre du récit, cette photo souvenir devenue l’image du temps qui passe devenu une éternité. Comment peut-il en être autrement quand un parent tant aimé n’est plus là comme une lumière à jamais éteinte?
Isabelle Doré, femme de théâtre et d’écriture, raconte "La sœur de Jésus" qui raconte comment le théâtre est entré dans sa vie personnelle et familiale. « Je suis une enfant de la balle », écrit-elle, ce qui est un euphémisme quand on sait que sa sœur se prénomme Marie-Ève et son frère Jean-François, et que leurs parents étaient Fernand Doré et Charlotte Boisjoli, un couple dont les activités professionnelles appartiennent à l’histoire du théâtre et de la télévision québécoise. Si les parents ne sont pas nommés, la rupture du couple et l’effet que cela produit sur les enfants sont, en quelque sorte, le prétexte de la pièce de théâtre, façon originale de déplacer les soucis et les autres préoccupations que l’explosion du cadre familial occasionne. Alors, qui est donc la bonne sœur du titre?
Mylène Durand propose "Il fera mauve", l’histoire estivale des sœurs Dufresne et de la petite Mélanie. L’autrice, professeur au cégep de Saint-Jean-sur-Richelieu, a imaginé un camping familial d’où une jeune enfant est disparue, semant l’émoi des vacanciers. Or, les filles Dufresne, souvent laissées à elles-mêmes, profitent du fait que leur mère reçoit un amant pour partir à la recherche de Mélanie. Même si l’aînée est âgée de 14 ans et la cadette, de 9 ans, on voit difficilement qui est qui tellement elles se ressemblent. La forêt, vaste lieu de leur quête, les accueille et leur fait découvrir quelques-unes de ses merveilles dont les « pépiements, bourdonnements, sifflements du vent, bruissements, craquements. » Il n’en faut pas plus pour éveiller leur imagination, même une maman ourse qui aurait dévoré Mélanie pour protéger son ourson. Oui, il y a des mères prêtes à tout, sauf la leur. Elles croisent Gabriel, animateur d’ateliers sur la nature, marchent à ses côtés et profitent de ses leçons sur ce qui les environne jusqu’à oublier leur recherche. La nuit suivante, la cadette rêvera tant qu’elle éveillera sa sœur qui, voyant une ombre dans la nuit, est prête à les défendre toutes deux. Mais, ce n’est que Jérémie, l’amoureux de leur mère qui entre la rejoindre.
Caroline Vu, dont Un été à Provincetown (2016) et Palawan (2017) nous ont fait découvrir son talent de romancière, mais aussi sa façon différente de raconter l’histoire des boat people fuyant le Vietnam, propose un personnage, Loan, qui s’interroge dans "Où es-tu?" Étonnement d’abord que le vétérinaire Noh prescrit un antidépresseur à son jeune chien qui n’a pas de maladie de peau, mais souffre… de morosité. N’en fallait pas plus pour que Loan, qui « se méfie des scientifiques, des figures d’autorité et de leurs mots d’ordre », se tourne vers sa grand-mère dont, même décédée il y a deux ans, « elle ne remet jamais en question les paroles ». Il semble à la jeune femme que son aïeule se réincarne sous différentes formes tel cet « écureuil borgne sans queue », ce qui laisse Gaëtan, son conjoint, dubitatif. Or, grand-mère croyait que « l’angoisse des chiens se manifeste seulement la veille de leur mort », évoquant ainsi la coutume vietnamienne où on cuisinait la viande de cet animal.
Dès que le Vietnam est évoqué, une suite d’images défile devant les yeux de Loan, celles de l’enfant nue courant, brûlée au napalm, photo reprise en boucles par les médias internationaux. Criait-elle sa douleur ou tentait-elle de rattraper son petit chien fuyant, comme elle, la fureur des flammes? Ces images lui rappellent aussi qu’elle y a vu son oncle qui crie : « Quel bordel! Avez-vous vu le dégât que nos soldats ont fait?... On va coller cette merde sur le dos des Américains. Personne ne le saura… » Comment oublier une telle vision d’apocalypse? Quarante-cinq ans après sa triste gloire, sa photo touche encore l’imaginaire collectif. « La fille du napalm, l’image iconique d’une enfant nue criant de douleur est partout sur Internet. Mais Tuan, Dung, Loan et Thuy, que sont-ils devenus? Ils étaient cinq sur cette route de l’amertume. » Non, ce n’était pas l’enfant photographiée qui cherchait à rejoindre son chien, mais bien Loan qui, chaque année depuis, lors de son anniversaire de naissance, avec « une loupe, se met à rechercher les traces de son chien dans le clair-obscur de la fameuse photo agrandie maintes fois… Chaque année pendant ces quelques minutes, Loan redevient la fillette affolée à la recherche de son chien. »
Morgan Le Thiec, dans "Une sœur, Betty", rappelle le rôle de l’aînée de la famille. Ici, Mylène partage la chambre de sa cadette Betty dans la maison familiale située à l’orée d’un bois. Il n’en faut pas plus pour inquiéter la benjamine qui demande à répétition quels sont les bruits qu’elles entendent. Puis, quel présent lui offrira Mylène pour son anniversaire, justement le lendemain. Malgré les menaces peu convaincantes de l’aînée de dire son exaspération à leur mère ou de ne pas lui offrir le cadeau, rien n’y fait et Betty s’endort qu’après ses jérémiades. Saut dans le temps et nous voilà au mariage de cette petite peste devenue une jolie jeune femme pour laquelle Mylène n’aura que de bons mots pour agrémenter la cérémonie, se souvenant qu’une nuit Betty la protégea de macaques imaginaires.
Enfances plurielles illustre parfaitement les effets déformants du temps sur les souvenirs de l’enfance. Sont-ils le fruit de leur imagination, les ont-elles vraiment vécus ou était-ce le récit qu’on leur en a fait? Sur le coup, les événements peuvent sembler tragiques ou anodins, mais, mis en perspective de ce temps jadis, ils se replacent dans le puzzle de l’existence sans lesquels l’image serait incomplète. Les souvenirs que chacun conservera de la pandémie de 2020 ne seront pas les mêmes et c’est cette diversité qui passera à l’histoire.

mercredi 1 avril 2020

Christiane Vadnais
Faunes
Québec, Alto, 2018, 144 p., 19,95 $.

Visions d’apocalypse

Il arrive qu’un livre échappe à l’urgence d’être recensé, les nouveautés se bousculant aux portes des librairies. Puis, revoilà qu’il arrive sur le dessus du lot et qu’on peut en parler dans la lenteur du temps. C’est le sort qu’a connu chez moi Fauves, premier roman de Christiane Vadnais qui a de remporté le Prix des Horizons imaginaires 2019. Je souligne ici l’originalité de ce prix qui est d’avoir un jury composé d’étudiants de cégep et de leur permettre d’écrire une critique d’une œuvre.



Comment comprendre l’expression "littérature de l’imaginaire" sinon qu’elle propose un récit jouant de la réalité et de la fiction pure, aux limites des œuvres de science-fiction. Dans le cas de Fauves, l’autrice nous amène à Shivering Heights, les monts frissonnants, près d’un village approximatif et sur les rives d’un lac aux eaux si sombres qu’on ne peut qu’imaginer la faune et la flore qui y vivent.
N’allons pas trop vite, car la jeune romancière prend le temps de bien installer les lieux, les personnages et la durée des dix moments qui composent la trame de son récit. Ainsi, il y a d’abord "diluvium", une pluie diluvienne qui s’abat sur Shivering Heights au moment où Agnès arrive au spa nordique situé sur la rive d’une rivière. Agnès vient de terminer un mandat de mise à pied de plusieurs employés ce qui l’a littéralement épuisée. Même si la propriétaire de l’établissement santé l’informe qu’elle ne peut offrir tous les services à cause des fortes pluies, Agnès décide de ne pas repartir alors que le soir tombe. Nous assistons au déchaînement des éléments météorologiques et leur effet sur la faune et la flore entourant le spa. Il y a aussi Heather, l’autre cliente, qui constate, puis profite de la lassitude d’Agnès pour la séduire, ce qui aura sur elle un effet semblable à celui des très fortes pluies et à la violence des vents qui semblent tout emporter sur leur passage.
Nous revenons au village où il « ne faut pas se baigner le soir, disent les habitants…, car il est trop ravissant le feu de joie. Même les monstres du lac approchent par tous les côtés ». C’est Thomas qui est l’hôte de "creaturae", celui qui veille sur le feu allumé pour souligner le retour de sa sœur accompagnée de Laura, une amie. Il faut retenir que c’est "un village assemblé petit à petit, à partir de vieilles péniches et de voiliers, de planches de yachts et d’autres bricoles rejetées par le lac", un bourg flottant sous lequel toutes les espèces marines peuvent louvoyer. Ce qui rappelle que l’être "humain de notre temps, malgré toutes ses victoires, continue de craindre les animaux féroces."
Qui est Laura? Que fait-elle? Jeune scientifique, nous assisterons, plus tard dans le récit, à une de ses expériences. Pour l’instant, elle remplace le veilleur de nuit d’un zoo où on l’a invité à établir son laboratoire; malgré son hésitation, elle constate qu’elle a bien fait d’accepter, car "un phénomène inédit se passe à Shivering Heights, dans l’eau et dans le ventre des bêtes."
Un événement inédit et tragique se déroule durant sa garde : un couple se trouve dans la zone de sécurité de la cage au lion, "panthera leo", qui sert normalement d’espace pour nourrir les fauves. Laura doit les secourir, mais un faux mouvement laisse entrer les félins dans la zone. La suite est tragique et, malgré cela, Laura ne souhaite pas voir le Jardin zoologique fermé, comme les citoyens de Shivering Heights.
On retrouve Laura au village flottant où au "fil des années, les maisons-bateaux s’amarraient et se détachaient". Thomas qui est à sa recherche ne l’aperçoit pas au bar et décide de "fouiller méthodiquement chaque secteur du village".
Puis, nous voilà à l’université, au laboratoire où Laura poursuit ses recherches sur un nouveau spécimen de la faune marine, à son avis un "species inquirenda". Seul dans le labo, elle se concentre sur ce "petit monstre", "cette énigme qui prend la forme d’un amas de chair, de fluides et d’organes soyeux", "cette créature [qui] n’existe pas encore dans le grand arbre des classifications ichtyologiques". Tant et si bien que Laura "en oublie les coups de pies de l’enfant dans son abdomen", mais que "ce soir, dans l’obscurité et le silence, elle perçoit ce qu’elle a voulu ignore : les contractions qui, à intervalles réguliers, la traversent de part en part." Et dire "qu’on a attrapé le plus formidable ostéichtyen qu’elle a vu en carrière au moment précis où il lui faudra quitter l’université."
C’est ce même soir, cette même nuit que surviendra une panne d’électricité mettant à mal son spécimen, que ses eaux crèveront et qu’elle accouchera seule, comme elle avait toujours cru que cela se produirait.
Nous sommes toujours à Shivering Heights, cette fois en compagnie de Cathy et de ses lapins dont elle rêve constamment depuis que l’Ogresse, sa mère, les a assassinés, car il faut bien manger. La Cathy de Christiane Vadnais est une jeune femme aliénée et aliénante qui, même si elle habite le même village, n’y voit pas les choses comme les autres. Quand elle visite Laura dans son laboratoire, elle lui prend une grenouille à être disséquée afin de jouer un vilain tour à sa mère. Dans sa fantasmagorie, les lapins reviendront et Cathy les encouragera à la débarrasser de leur bourreau l’Ogresse.
Retour de Heather dans "devorare", qui cuisine les champignons qu’elle aime tant, car ils lui rappellent l’odeur, le goût de la terre. Puis, il y a ce chevreuil tué sur la route dont elle récupère de grands morceaux qu’elle cuira. "Depuis toujours, son ventre exige la part du monstre, depuis toujours elle mange le lichen, le cambium, les fruits, les feuilles, les insectes, les couleuvres, les cerfs, cherchant à colmater le vide dont elle est porteuse."
Laura revient dans une maison louée où est demeuré "Spooky, le chien des propriétaires". Tentant de se refaire une santé après l’accouchement, de redonner à son corps tous les possibles d’avant. Il lui semble que plus elle fait d’efforts pour y parvenir plus son corps réagit a contrario. Un jour, elle part avec Nathan, un guide, "pour se retrouver au cœur du royaume d’Ursus maritimus, l’ours polaire." Nathan lui confie: « Il y a une chose que je dis toujours aux touristes […] Il arrive que les ours polaires chassent vraiment l’homme pour le manger, contrairement à la plupart des requins qui ont mauvaise presse. » Ce n’est pas tant les ours qui inquiètent Laura, mais cet indéfinissable mal qui la ronge malgré ses efforts de résistance, comme si « tous les bouleversements de ce monde semblaient prendre corps en elle. »
Un soir, qu’elle se sent bien, elle va courir, car "elle aime voir la toundra qui borde la ville dans son silence nocturne." Or, grâce à ce silence elle entend le grognement d’un ours, accélère le pas en douceur, mais la bête la traque jusqu’à ce qu’elle s’abrite dans une auto. "En quelques secondes, il la rejoint. […] Il rôde de longues minutes autour du véhicule, donne un coup de patte, s’assure que Laura y est toujours." Elle n’a d’autre choix que de fuir cette cage de métal et de verre avant que l’ours et ses camarades en viennent à bout, de courir jusqu’au chalet. En y parvenant, Spooky le chien content de pouvoir prendre l’air du soir bondit à l’extérieur sans que Laura puisse le retenir et, en moins de deux, les ours lui font la peau. Laura prend le plus grand couteau dans la cuisine et elle "serre ses doigts contre le manche du couteau. La peau se lisse autour des jointures, tendue par la combativité. Alors, sur son poignet, une des bosses rigides qui poussent depuis quelque temps vibre, et se fend. Il en sort une plume, frémissante."
Cette image de fin du monde, de fin d’un monde, s’alourdit lorsque nous nous retrouvons avec l’infirmier Lawrence qui accompagne huit hommes et femmes pour qui "la pensée de leur ventre habité leur cause la même angoisse que celle de l’expansion infinie de l’univers: une nausée qu’aucun comprimé ne soulage." Ils avaient fui la ville "pour diminuer les risques de contagion, pour échapper à l’hystérie de la ville quelques jours avant leur extinction." L’épée de Damoclès au-dessus du chalet, lui-même victime de la crue des eaux, les incitait à réfléchir: "Ils se posaient tant de questions, ne savaient plus distinguer ce qui faisait partie de leur être ou pas. Étaient-ils ce qu’ils mangeaient, ce qu’ils respiraient, ce qu’ils rejetaient dans la nature, déjections, dioxyde de carbone, énergie, étaient-ils plus ou moins que la somme de leurs parties?"
Il y a un goût de fin du monde qui prend forme dès le début de Fauves et qui progresse, en quinconce, tout au long du récit en suivant tel ou tel personnage, tel ou tel événement provoqué par la météo, la faune, la flore ou même les changements climatiques. Fauves est une allégorie d’une impossible résurgence de la planète dont les affres de la nature et les vicissitudes des hommes à travers les siècles semblent réunies à Shivering Heights.