mercredi 9 janvier 2019


Matthieu Simard
Les écrivements
Québec, Alto, 2018, 240 p., 23,95 $ (papier), 14,99 $ (numérique).

Je suis le point de départ

Le couple dans tous ses états est au cœur des romans de Matthieu Simard depuis Échecs amoureux et autres niaiseries (Stanké, 2004), son premier livre. Quand on met son sujet de prédilection en perspective, se dessine, d’une œuvre à l’autre, une gravité grandissante qui menace la vie à deux. Si on croyait que Marie et Simon, héroïne et héros d’Ici, ailleurs (Alto, 2017), étaient allés au bout de l’impossible, l’écrivain dépasse cette limite de la condition du couple dans Les écrivements.




La narratrice se prénomme Jeanne, est âgée de 81 ans et vient d’apprendre que Suzor, son compagnon, parti un mardi de décembre 1976, souffre de la maladie d’Alzheimer. Commence alors un long retour en arrière sur les années qu’ils ont été ensemble, pour le meilleur et pour le pire, et la fêlure qui a eu raison d’eux.
Leur histoire, Jeanne l’a écrite à la main dans un cahier marron sans jamais vouloir la relire, comme si ce qui coulait au bout du crayon libérait sa mémoire et sa conscience d’événements passés érodant la solitude de son existence. Le seul lien qu’elle a conservé avec cet hier, c’est cette rencontre du temps des Fêtes avec un petit groupe d’amis qu’elle partageait avec — Skip; Robert-comme-sur-le-livre et son épouse Veloutée Véronique; Jean-Luc et sa troisième femme; Marie-Lièvre la jeune, son Bastien malpoli et leurs enfants. Une seule condition à ces retrouvailles annuelles: personne ne parle de Suzor.
Une date et un événement marquent le point de rupture du couple Jeanne et Suzor : 10 mai 1959, piste de l’aéroport Saint-Hubert, à quelques mètres d’un avion militaire dont ils viennent de descendre. D’où venaient-ils? Qu’était-il arrivé qu’il « aurait fallu oublier. Effacer ces quelques mois comme on fait disparaître un cœur dessiné » sur une vitre givrée? Toute la trame du roman s’attarde à dépoussiérer les souvenirs de ces événements dramatiques.
Surgit alors une adolescente (15 ans), Fourmi, dont l’enfance s’est déroulée sous le regard de Jeanne, sa famille habitant à côté. Déménagée il y a 7 ans, que vient-elle faire, que cherche-t-elle? D’abord, quelqu’un pour la consoler du départ de son frère Charlot, son aîné comme un demi-dieu, puis pour lire le carnet marron dont elle tirait autrefois des histoires imaginaires qu’elle racontait à Jeanne alors qu’elle ne savait pas encore lire. C’est dans ce carnet qu’étaient notés ce que l’enfant appelait les « écrivements » de Mamie.
Le romancier a essaimé, ici et là, des pages de ces « écrivements » qui deviennent des pistes pour mieux comprendre le couple Jeanne et Suzor, la nature de leur relation amoureuse. Fourmi en vient à obliger Jeanne, avec une maladresse malaisante, à lire le carnet, ce qu’elle n’a jamais fait, et à l’interroger sur des passages qu’elle veut comprendre. Par exemple, qu’y fait la Russie ou pourquoi Jeanne n’est-elle pas en route pour l’Ontario où Suzor se serait établi?
Fourmi joue un rôle de catalyseur des sentiments et des émotions qui assaillent soudainement sa vieille amie. C’est la Fourmi enfant que Jeanne a accueillie comme autrefois, mais elle constate que le temps a déjà fait son œuvre sur l’adolescente qu’elle est devenue. Malgré cela, l’octogénaire s’abandonne presque à ses conseils et à sa rébellion contre son entourage : « En colère contre l’univers, elle sait depuis longtemps qu’elle aussi est différente. Déjà, les autres ont des parents qui s’occupent d’eux. Ceux de Fourmi le font à microdoses, famille homéoparentale. » (p. 104)
En route pour l’Ontario, Jeanne craint « encore une fois, le bout du monde. Fourmi, elle, avait peur que sa route n’ait pas de bout. » (p. 105) La crainte de l’une et la peur de l’autre se font de plus en plus écho comme si l’adolescente était la renaissance de Jeanne, un miroir dont ni l’une ni l’autre ne sont initialement conscientes, mais qui les projettent bien au-delà du présent de chacune.
L’installation faite d’autobus scolaires envoyés à la casse et intitulée Soleil II par Suzor n’est hélas pas là où se terre — se sous-terre — l’amoureux en-allé, alors que Jeanne se sentait en mesure de l’affronter. Cette non-présence désespère Fourmi qui se demande à « quoi ça sert de tomber en amour si c’est pour finir assise dans l’eau dans un vieil autobus? »
Le séjour en Russie, mentionné dans les premières pages, semble être une raison du départ de Suzor, il y a 40 ans au temps du récit. La Russie du temps de la guerre froide n’est ensuite évoquée qu’au 26e chapitre On y apprend que Jeanne et Suzor ont été un jour convoqué par un représentant du gouvernement canadien qui leur confie une mission en URSS. Nous sommes alors en novembre 1958 et le couple s’apprête à vendre leur maison pour déménager à Matagami où Suzor a décroché un emploi dans le secteur minier. Ces deux événements n’auront pas lieu, le couple n’ayant pas vraiment eu le choix d’accepter ou de refuser cette affectation de trois mois à titre d’expert minier, dans le contexte d’échanges de spécialistes entre les deux pays.
Arrivés sur place, leurs hôtes ne parlent que le russe et quelques bribes d’anglais ne permettant pas de converser. Il y a aussi que Jeanne est la seule femme du groupe et que l’intimité est impossible. Elle résume ainsi cette collégialité : « Je me suis mise à les aimer. Et ils m’aimaient aussi, toute une communauté qui devenait une famille, des frères, trente frères. » (p. 137)
Jeanne ne peut faire d’un seul souffle le récit de cet incontournable épisode soviétique dans sa vie et celle de Suzor. Elle fait des pauses pour revenir au présent d’une « vieille assise dans l’eau, sur le plancher usé d’un autobus scolaire aux allures de pain moisi, douze pieds sous terre, qui raconte sa vie à une adolescente fragile… » (p. 149) Elle se rend aussi « compte qu’en pourchassant un homme absent [Suzor] j’ai mis de côté la jeune fille qui souffre juste devant moi et qui me considère comme sa grand-mère. »
Puis on revient à l’Oural, le 21 février 1959, au moment où les Russes et leurs deux invités sont détournés de leur tâche pour aller récupérer des randonneurs dont on est sans nouvelle. Ce changement n’est pas que celui du travail ou du lieu, mais les événements que la situation va engendrer seront déterminants sur l’avenir de tous. Ils se résument par une battue sur un site hostile à quiconque s’y aventure où la neige et le froid engendrent les petits drames de chacun dont le plus grand d’entre eux sera la découverte de la tente des disparus, déchirée d’un coup de couteau, laissant derrière eux vêtements et matériels nécessaires à leur survie. La suite des recherches et les corps qu’ils retrouveront dans des états indescriptibles auront des conséquences sans limites sur chacun d’eux.
Qu’a ensuite appris Suzor de la bouche de Lev et de Moses avant qu’on les oblige à rentrer au Canada? Jeanne ne l’apprendra jamais, mais elle sera convaincue que c’est ce qui a affecté le cœur et l’esprit de Suzor et qui l’a poussé la quitter.
Jeanne et Fourmi poursuivent leur recherche de Suzor en apprenant que Skip, un ami du couple, sait où se trouve Suzor. Jeanne le visite et apprend, à son grand dam, que Skip est non seulement un ami, mais le frère de Suzor. Cette confidence trouble profondément Jeanne car elle a toujours cru qu’elle était la seule famille de Suzor, un mensonge qu’elle refuse comme la goutte de trop dans un verre déjà plein.
Cette gifle au visage de sa confiance en Suzor pousse Jeanne à continuer sa recherche. Entre temps, Fourmi revient chez elle au bras d’un amoureux. « Vous m’aviez dit qu’il y avait juste de la douleur là-dedans (le carnet marron). Des choses laides. Moi j’ai vu juste de la beauté. » (p. 214)

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