Heather O’Neill
Hôtel Lonely Hearts,
traduit de l’anglais (Canada) par Dominique Fortier
Québec, Alto, 2018, 549 p., 29,95 $ (papier),
18,99 $ (numérique).
La Grande
Fantasmagorie
Il y a très longtemps qu’une
fiction ne m’a pas fait ressentir autant d’émotions que le roman de Heather
O’Neill, Hôtel Lonely Hearts. Faire
vivre tant d’aventures et de rebondissement à deux personnages, sur une période
de 25-26 ans, tient de la magie de la création littéraire : c’est ce que
l’écrivaine montréalaise fait de main de maître, si bien que je crois qu’il
s’agit d’une grande œuvre, chose rarissime en ces temps où l’éphémère est roi.
Montréal, 1920-1930, ère de
l’entre-deux-guerres et de la Grande Récession. Le climat social est aussi bas
que la misère humaine peut aller. C’est dans cette lourdeur que baigne la trame
du roman tout en laissant sourdre de minces faisceaux d’espoir comme de
joyeuses délivrances, si éphémères soient-elles.
L’Hôpital de la Miséricorde,
dirigé par les religieuses du même nom, accueille les mères célibataires et
leur enfant à naître. Outre la pouponnière de la rue Saint-André, les nonnes exploitent
un orphelinat où elles prennent en charge les enfants qui n’ont pas été adoptés
et ceux, abandonnés, qu’on leur amène. Toutes les filles se prénomment Marie et
les garçons, Joseph, selon la tradition catholique. On les distingue les uns
des autres en les gratifiant d’un surnom inspiré par leur visage ou un trait de
caractère. Il en va ainsi de Rose dont le séjour prolongé dans le froid
hivernal a laissé des traces sur ses joues. Quant à Pierrot, il lui vient de
son attitude clownesque qui fait tant rire ses camarades et qui ressemble à
celle de ce personnage de la comédie italienne.
La naissance de Rose et Pierrot
et leur vie à l’orphelinat sont le point de départ d’une cascade d’aventures
qui évoquent des faits et gestes possibles à cette époque. Ainsi, la séparation
des filles et des garçons pour éviter tout contact avec l’autre sexe, comme
pour les punir du geste de leur père et mère. Le seul endroit où ils se rencontrent,
c’est lors des récréations qui suffisent à créer des liens qu’on souhaite
éphémères. La relation de Rose et Pierrot échappe aux religieuses, si bien qu’ils
développent un sentiment amoureux qui, même s’ils n’en comprennent pas la
portée, durera.
L’orphelinat a parfois des
allures de prison et les bonnes sœurs, de geôlières. Sœur Éloïse, par exemple,
abuse du garçon des années durant. Quant à la Supérieure, elle profite du
talent de Rose et de Pierrot et les oblige à donner des spectacles de danse et
de musique devant des bienfaiteurs fortunés dont les dons profitent à la
communauté.
Cela dure jusqu’à ce qu’ils
atteignent l’âge où il ne convient plus qu’ils restent à l’orphelinat, car ils
risquent de pervertir leurs plus jeunes camarades. Rose devient bonne d’enfants
dans une famille fortunée et Pierrot, majordome d’un riche vieillard.
Hélas, leur départ hâtif ne
permet pas d’au revoir, laissant à chacun un souvenir triste. D’ailleurs,
Pierrot multiplie les lettres à Rose adressées à l’orphelinat, en vain et
pendant plusieurs années.
L’adolescence du garçon lui
permet de vivre dans une telle insouciance, si bien qu’il n’atteint la maturité
de son âge. Tout lui semble d’une facilité déconcertante. La situation de Rose
est différente puisqu’elle est, en quelque sorte, la tutrice des deux enfants
du couple McMahon chez qui on l’a envoyé. La mère semble démunie devant son
rôle et la présence de Rose la soustrait de ses obligations. Or, celle-ci ne
pense qu’à jouer, à inventer des activités qui plaisent aux enfants et qu’elle
renouvelle sans cesse.
Le passage de Pierrot et Rose de
l’enfance à l’adolescence n’efface pas le souvenir qu’ils ont l’un de l’autre,
ce qui alimente l’espoir de se retrouver un jour. Armés de leur seule
expérience d’un destin ballotté, ils sont propulsés dans le monde des adultes.
Rose croise un jour M. McMahon
qu’elle connaît à peine même si elle habite sa maison. Elle le croit un homme
d’affaires très occupé, rentrant chez lui tard le soir et quittant tôt le matin.
Ce qu’elle découvre du personnage n’a rien à voir avec ce qu’elle a imaginé. Le
bon père de famille est en réalité une fripouille, un bandit de grand chemin. Rien
ne semble l’arrêter, surtout pas une gamine, ni belle ni laide, mais pleine
d’entrain. La séduire n’est pas un défi et l’entretenir, une affaire banale.
McMahon viole Rose à répétition et
elle fait de cela une monnaie d’échange. Elle réussit même à ce qu’il tombe
amoureux d’elle et qu’elle l’accompagne lors de ses réunions avec ceux du grand
banditisme. Petit à petit, Rose se taille une réputation d’égérie dont les
conseils sont judicieux. Après un temps, Rose se lasse et reprend son autonomie
en se prostituant. Sa carrière de travailleuse du sexe est une autre école de vie
où elle partage la misère de ses collègues et apprend à être autre chose qu’une
victime consentante.
À la même époque, Pierrot se retrouve
à la rue après le décès de son protecteur qui lui a laissé qu’un habit taillé
sur mesure et de bons souvenirs. Ignorant comment gagner son pain quotidien, il
végète, découvre les drogues et développe une dépendance. Il vit d’expédients, ce
qui ne suffit pas à sa consommation. Cela l’oblige à faire des vols de plus en
plus lucratifs chez des gens fortunés, dont des œuvres d’art pour lesquels il a
du talent. Ce qu’il ignore, c’est que ses fournisseurs d’héroïne sont aussi
ceux qui achètent ce qu’il vole, c’est-à-dire des hommes de main de McMahon.
Pierrot fréquente Poppy, une amie
proche de Rose que le jeune homme n’a jamais oubliée. Ils se retrouvent alors
qu’ils ont tiré un trait sur le passé et pris en main leur destin. Rose est une
battante, Pierrot, presque une loque humaine. S’ils ravivent les émotions et
raniment leur projet de spectacle hors norme imaginé autrefois, c’est grâce à
la volonté et à la détermination de Rose que Pierrot peine à suivre. Ainsi
prend forme la « Grande Fantasmagorie des flocons de neige », un
spectacle de cabaret dont la réalisation devient possible grâce à l’argent de
McMahon et ses amis criminels.
La suite de péripéties qui
racontent la folle aventure qui mène Rose, Pierrot et leurs camarades de scène
jusqu’à New York semble rocambolesque, mais elle est ancrée dans l’atmosphère
réaliste de l’univers où elle se déroule. Comme si la magie du spectacle
opérait aussi sur le quotidien de la troupe. Heather O’Neill connait
manifestement le monde des cabarets de l’époque et en recrée l’ambiance. Cependant,
le succès de la « Grande Fantasmagorie des flocons de neige » n’est
pas sans embûches et le prix à payer scelle le sort des artistes, surtout de
Rose et de Pierrot.
La jeune femme réussit là où
personne ne croyait cela possible. Elle déjoue même la malveillance qui la
pourchasse depuis Montréal en se servant d’un criminel new-yorkais, plénipotentiaire
du monde interlope d’un État à l’autre. Pierrot, lui, ne peut imaginer la fin
des représentations et retourne à ses paradis artificiels.
Rose liquide avec doigté ce qui
reste du rêve de leur enfance enfin réalisé. Elle devient patronne de nombreux
hôtels et de cabarets de la Métropole où elle est revenue s’établir. Elle
exerce son pouvoir avec le soutien de deux camarades de jeux qui lui sont
restés fidèles. À 26 ans, elle désormais maître de son destin, ce qui lui
permet d’effacer l’ardoise que la vie lui a laissée et de vivre sans regret.
Le génie littéraire qui anime Hôtel Lonely Hearts (Alto) repose dans la
puissance d’évocation de l’écrivaine qui maintient de débit de la trame au
rythme qu’elle lui impose, en échappant ici et là des commentaires, des
réflexions en marge du fil conducteur ou des rebondissements. Heather O’Neill a
une grande maîtrise de son art. Dominique Fortier l’a très bien compris, ce que
reflète sa traduction.
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