mercredi 5 septembre 2018


Heather O’Neill
Hôtel Lonely Hearts, traduit de l’anglais (Canada) par Dominique Fortier
Québec, Alto, 2018, 549 p., 29,95 $ (papier), 18,99 $ (numérique).

La Grande Fantasmagorie

Il y a très longtemps qu’une fiction ne m’a pas fait ressentir autant d’émotions que le roman de Heather O’Neill, Hôtel Lonely Hearts. Faire vivre tant d’aventures et de rebondissement à deux personnages, sur une période de 25-26 ans, tient de la magie de la création littéraire : c’est ce que l’écrivaine montréalaise fait de main de maître, si bien que je crois qu’il s’agit d’une grande œuvre, chose rarissime en ces temps où l’éphémère est roi.




Montréal, 1920-1930, ère de l’entre-deux-guerres et de la Grande Récession. Le climat social est aussi bas que la misère humaine peut aller. C’est dans cette lourdeur que baigne la trame du roman tout en laissant sourdre de minces faisceaux d’espoir comme de joyeuses délivrances, si éphémères soient-elles.
L’Hôpital de la Miséricorde, dirigé par les religieuses du même nom, accueille les mères célibataires et leur enfant à naître. Outre la pouponnière de la rue Saint-André, les nonnes exploitent un orphelinat où elles prennent en charge les enfants qui n’ont pas été adoptés et ceux, abandonnés, qu’on leur amène. Toutes les filles se prénomment Marie et les garçons, Joseph, selon la tradition catholique. On les distingue les uns des autres en les gratifiant d’un surnom inspiré par leur visage ou un trait de caractère. Il en va ainsi de Rose dont le séjour prolongé dans le froid hivernal a laissé des traces sur ses joues. Quant à Pierrot, il lui vient de son attitude clownesque qui fait tant rire ses camarades et qui ressemble à celle de ce personnage de la comédie italienne.
La naissance de Rose et Pierrot et leur vie à l’orphelinat sont le point de départ d’une cascade d’aventures qui évoquent des faits et gestes possibles à cette époque. Ainsi, la séparation des filles et des garçons pour éviter tout contact avec l’autre sexe, comme pour les punir du geste de leur père et mère. Le seul endroit où ils se rencontrent, c’est lors des récréations qui suffisent à créer des liens qu’on souhaite éphémères. La relation de Rose et Pierrot échappe aux religieuses, si bien qu’ils développent un sentiment amoureux qui, même s’ils n’en comprennent pas la portée, durera.
L’orphelinat a parfois des allures de prison et les bonnes sœurs, de geôlières. Sœur Éloïse, par exemple, abuse du garçon des années durant. Quant à la Supérieure, elle profite du talent de Rose et de Pierrot et les oblige à donner des spectacles de danse et de musique devant des bienfaiteurs fortunés dont les dons profitent à la communauté.
Cela dure jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge où il ne convient plus qu’ils restent à l’orphelinat, car ils risquent de pervertir leurs plus jeunes camarades. Rose devient bonne d’enfants dans une famille fortunée et Pierrot, majordome d’un riche vieillard.
Hélas, leur départ hâtif ne permet pas d’au revoir, laissant à chacun un souvenir triste. D’ailleurs, Pierrot multiplie les lettres à Rose adressées à l’orphelinat, en vain et pendant plusieurs années.
L’adolescence du garçon lui permet de vivre dans une telle insouciance, si bien qu’il n’atteint la maturité de son âge. Tout lui semble d’une facilité déconcertante. La situation de Rose est différente puisqu’elle est, en quelque sorte, la tutrice des deux enfants du couple McMahon chez qui on l’a envoyé. La mère semble démunie devant son rôle et la présence de Rose la soustrait de ses obligations. Or, celle-ci ne pense qu’à jouer, à inventer des activités qui plaisent aux enfants et qu’elle renouvelle sans cesse.
Le passage de Pierrot et Rose de l’enfance à l’adolescence n’efface pas le souvenir qu’ils ont l’un de l’autre, ce qui alimente l’espoir de se retrouver un jour. Armés de leur seule expérience d’un destin ballotté, ils sont propulsés dans le monde des adultes.
Rose croise un jour M. McMahon qu’elle connaît à peine même si elle habite sa maison. Elle le croit un homme d’affaires très occupé, rentrant chez lui tard le soir et quittant tôt le matin. Ce qu’elle découvre du personnage n’a rien à voir avec ce qu’elle a imaginé. Le bon père de famille est en réalité une fripouille, un bandit de grand chemin. Rien ne semble l’arrêter, surtout pas une gamine, ni belle ni laide, mais pleine d’entrain. La séduire n’est pas un défi et l’entretenir, une affaire banale.
McMahon viole Rose à répétition et elle fait de cela une monnaie d’échange. Elle réussit même à ce qu’il tombe amoureux d’elle et qu’elle l’accompagne lors de ses réunions avec ceux du grand banditisme. Petit à petit, Rose se taille une réputation d’égérie dont les conseils sont judicieux. Après un temps, Rose se lasse et reprend son autonomie en se prostituant. Sa carrière de travailleuse du sexe est une autre école de vie où elle partage la misère de ses collègues et apprend à être autre chose qu’une victime consentante.
À la même époque, Pierrot se retrouve à la rue après le décès de son protecteur qui lui a laissé qu’un habit taillé sur mesure et de bons souvenirs. Ignorant comment gagner son pain quotidien, il végète, découvre les drogues et développe une dépendance. Il vit d’expédients, ce qui ne suffit pas à sa consommation. Cela l’oblige à faire des vols de plus en plus lucratifs chez des gens fortunés, dont des œuvres d’art pour lesquels il a du talent. Ce qu’il ignore, c’est que ses fournisseurs d’héroïne sont aussi ceux qui achètent ce qu’il vole, c’est-à-dire des hommes de main de McMahon.
Pierrot fréquente Poppy, une amie proche de Rose que le jeune homme n’a jamais oubliée. Ils se retrouvent alors qu’ils ont tiré un trait sur le passé et pris en main leur destin. Rose est une battante, Pierrot, presque une loque humaine. S’ils ravivent les émotions et raniment leur projet de spectacle hors norme imaginé autrefois, c’est grâce à la volonté et à la détermination de Rose que Pierrot peine à suivre. Ainsi prend forme la « Grande Fantasmagorie des flocons de neige », un spectacle de cabaret dont la réalisation devient possible grâce à l’argent de McMahon et ses amis criminels.
La suite de péripéties qui racontent la folle aventure qui mène Rose, Pierrot et leurs camarades de scène jusqu’à New York semble rocambolesque, mais elle est ancrée dans l’atmosphère réaliste de l’univers où elle se déroule. Comme si la magie du spectacle opérait aussi sur le quotidien de la troupe. Heather O’Neill connait manifestement le monde des cabarets de l’époque et en recrée l’ambiance. Cependant, le succès de la « Grande Fantasmagorie des flocons de neige » n’est pas sans embûches et le prix à payer scelle le sort des artistes, surtout de Rose et de Pierrot.
La jeune femme réussit là où personne ne croyait cela possible. Elle déjoue même la malveillance qui la pourchasse depuis Montréal en se servant d’un criminel new-yorkais, plénipotentiaire du monde interlope d’un État à l’autre. Pierrot, lui, ne peut imaginer la fin des représentations et retourne à ses paradis artificiels.
Rose liquide avec doigté ce qui reste du rêve de leur enfance enfin réalisé. Elle devient patronne de nombreux hôtels et de cabarets de la Métropole où elle est revenue s’établir. Elle exerce son pouvoir avec le soutien de deux camarades de jeux qui lui sont restés fidèles. À 26 ans, elle désormais maître de son destin, ce qui lui permet d’effacer l’ardoise que la vie lui a laissée et de vivre sans regret.
Le génie littéraire qui anime Hôtel Lonely Hearts (Alto) repose dans la puissance d’évocation de l’écrivaine qui maintient de débit de la trame au rythme qu’elle lui impose, en échappant ici et là des commentaires, des réflexions en marge du fil conducteur ou des rebondissements. Heather O’Neill a une grande maîtrise de son art. Dominique Fortier l’a très bien compris, ce que reflète sa traduction.

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