Dominique Fortier
Les villes de papier
Québec, Alto, 2018, 192 p., 22,95 $.
« Le reste du
temps, j’écrirai »
Après nous avoir fait séjourner à
l’abbaye du Mont-Saint-Michel au temps des copistes du 15e siècle,
Dominique Fortier nous amène au pays d’Emily Dickinson (1830-1886), poétesse
américaine dont l’œuvre fut reconnue longtemps après sa mort et bien au-delà de
sa volonté. Les villes de papier n’est
pas un roman historique ou biographique, mais il raconte des moments de la vie
imaginée d’une femme dont l’existence même semble fictive tellement elle a tout
fait pour fuir la réalité en réduisant son univers au minuscule territoire de
sa chambre.
Comment faire d’un personnage
fantomatique, comme le fut Réjean Ducharme, le centre d’une histoire explorant
de façon vivante quelques méandres de son existence, réels ou inventés? Le projet
de la romancière n’est pas une mince affaire, car il lui faut se rabattre sur
les biographies d’Emily D. qui sont, elles aussi, partielles, partiales ou même
bancales. À peine quelques poèmes cités donneront le poids de la réalité à cette
femme qui, autrement, serait un presque spectre.
D’entrée de jeu, Dominique
Fortier met cartes sur table en faisant de son héroïne une « ville toute
de bois blanc nichée au milieu des prairies de trèfle et d’avoine » et en décrivant
ce lieu comme celui qu’habite la vie intérieure de la poétesse. Puis, il y a Amherst,
« une ville — un village — hors du temps comme de l’espace », située
au Massachusetts, où est née en 1830 et a vécu Emily Dickson, et où se sont
succédé « des générations d’éminents Dickinson. »
Impossible d’imaginer le visage
de la poétesse, D.F. rappelant qu’il semble y avoir une seule photo de la jeune
femme où elle est tel « un écran blanc, une page vierge. Eût-elle plutôt
choisi, à la fin de sa vie, de passer une robe bleue, nous ne pourrions rien
dire d’elle. »
Tout jeune enfant, Emily donne
les premiers signes de son besoin inné de solitude. Si, par exemple, elle est
punie d’avoir succombé à une gourmandise ou emprunté un livre dans la
bibliothèque paternelle sans autorisation, en étant enfermée dans une pièce
sans rien à faire, elle en est ravie et fort aise. Elle passe aussi de longs
moments à observer la faune et la flore du vaste terrain familial, plus
intéressée par la couleur des fleurs ou le chant d’un oiseau et l’éclosion de
bourgeons que par la compagnie de ses semblables, à l’exception de Lavinia, sa
sœur cadette. Il y a aussi Sophia, une cousine très chère décédée à
l’adolescence, laissant à Emily une image de la mort qui ne la quittera plus.
Emily vue comme un écran blanc
permet à Dominique Fortier d’imaginer les activités d’une jeune fille de son
époque vivant dans un milieu puritain de la haute bourgeoisie comme celui de
Boston, la capitale de l’État. Les pages où l’auteure détaille qu’il « y a
tant de choses à faire quand on est une jeune fille à Amherst » illustrent
ce milieu.
Quand il est question de ses
poèmes, sujet incontournable croirait-on, il n’est jamais considéré d’en faire un
recueil, car il s’agit d’une activité sans plus importante que la composition d’un
herbier. D’ailleurs, Emily écrit souvent ses vers sur des papiers domestiques ainsi
recyclés, imprégnant chacun de leur odeur.
Comme elle l’a fait dans Au péril de la mer, son précédent roman,
Dominique Fortier insère, ici et là dans la trame du récit, des apartés où elle
raconte un séjour familial prolongé à Boston et ailleurs sur la côte Atlantique.
Elle parle aussi de ses recherches documentaires sur la poétesse états-unienne et
sur Gabrielle Roy, précisant qu’elle ne collectionne pas les artéfacts de ses
auteurs préférés, mais favorise leur proximité pour mieux mettre en contexte leurs
œuvres. Ces détours dans sa vie personnelle ajoutent le poids à la réalité de
son personnage nommé Emily Dickinson et à la vie qu’elle lui a inventée.
Au final, Les
villes de papier se révèle un roman atmosphérique, presque aussi éthéré que
son héroïne, Emily Dickinson. Si on a fréquenté les romans de VLB traitant
d’écrivains — de Melville à Nietzsche, de Ferron à Joyce, etc. —, on comprend l’appropriation
que fait Dominique Fortier de l’univers intime de son héroïne, car voilà une
poétesse dont l’existence se confond avec son œuvre, ce qui est beaucoup moins
fréquent qu’on ne le croit des écrivains en général. Il faut une très grande
sensibilité et une délicatesse infinie pour entrer ainsi dans l’univers de Dickinson
et de le cartographier comme la trame d’une histoire qui en soit le miroir le
plus fidèle possible à la façon dont les « villes de papier sont des cités
inexistantes que des cartographes inscrivaient afin de repérer ceux qui voudraient
copier leur travail ». C’est ce qu’a très bien réussi l’écrivaine en nous
guidant sur la route de son imaginaire qui en vient à se confondre avec celui
de le la poétesse aux allures d’un ermite.
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