mercredi 26 septembre 2018

Dominique Fortier
Les villes de papier
Québec, Alto, 2018, 192 p., 22,95 $.

« Le reste du temps, j’écrirai »

Après nous avoir fait séjourner à l’abbaye du Mont-Saint-Michel au temps des copistes du 15e siècle, Dominique Fortier nous amène au pays d’Emily Dickinson (1830-1886), poétesse américaine dont l’œuvre fut reconnue longtemps après sa mort et bien au-delà de sa volonté. Les villes de papier n’est pas un roman historique ou biographique, mais il raconte des moments de la vie imaginée d’une femme dont l’existence même semble fictive tellement elle a tout fait pour fuir la réalité en réduisant son univers au minuscule territoire de sa chambre.




Comment faire d’un personnage fantomatique, comme le fut Réjean Ducharme, le centre d’une histoire explorant de façon vivante quelques méandres de son existence, réels ou inventés? Le projet de la romancière n’est pas une mince affaire, car il lui faut se rabattre sur les biographies d’Emily D. qui sont, elles aussi, partielles, partiales ou même bancales. À peine quelques poèmes cités donneront le poids de la réalité à cette femme qui, autrement, serait un presque spectre.
D’entrée de jeu, Dominique Fortier met cartes sur table en faisant de son héroïne une « ville toute de bois blanc nichée au milieu des prairies de trèfle et d’avoine » et en décrivant ce lieu comme celui qu’habite la vie intérieure de la poétesse. Puis, il y a Amherst, « une ville — un village — hors du temps comme de l’espace », située au Massachusetts, où est née en 1830 et a vécu Emily Dickson, et où se sont succédé « des générations d’éminents Dickinson. »
Impossible d’imaginer le visage de la poétesse, D.F. rappelant qu’il semble y avoir une seule photo de la jeune femme où elle est tel « un écran blanc, une page vierge. Eût-elle plutôt choisi, à la fin de sa vie, de passer une robe bleue, nous ne pourrions rien dire d’elle. »
Tout jeune enfant, Emily donne les premiers signes de son besoin inné de solitude. Si, par exemple, elle est punie d’avoir succombé à une gourmandise ou emprunté un livre dans la bibliothèque paternelle sans autorisation, en étant enfermée dans une pièce sans rien à faire, elle en est ravie et fort aise. Elle passe aussi de longs moments à observer la faune et la flore du vaste terrain familial, plus intéressée par la couleur des fleurs ou le chant d’un oiseau et l’éclosion de bourgeons que par la compagnie de ses semblables, à l’exception de Lavinia, sa sœur cadette. Il y a aussi Sophia, une cousine très chère décédée à l’adolescence, laissant à Emily une image de la mort qui ne la quittera plus.
Emily vue comme un écran blanc permet à Dominique Fortier d’imaginer les activités d’une jeune fille de son époque vivant dans un milieu puritain de la haute bourgeoisie comme celui de Boston, la capitale de l’État. Les pages où l’auteure détaille qu’il « y a tant de choses à faire quand on est une jeune fille à Amherst » illustrent ce milieu.
Quand il est question de ses poèmes, sujet incontournable croirait-on, il n’est jamais considéré d’en faire un recueil, car il s’agit d’une activité sans plus importante que la composition d’un herbier. D’ailleurs, Emily écrit souvent ses vers sur des papiers domestiques ainsi recyclés, imprégnant chacun de leur odeur.
Comme elle l’a fait dans Au péril de la mer, son précédent roman, Dominique Fortier insère, ici et là dans la trame du récit, des apartés où elle raconte un séjour familial prolongé à Boston et ailleurs sur la côte Atlantique. Elle parle aussi de ses recherches documentaires sur la poétesse états-unienne et sur Gabrielle Roy, précisant qu’elle ne collectionne pas les artéfacts de ses auteurs préférés, mais favorise leur proximité pour mieux mettre en contexte leurs œuvres. Ces détours dans sa vie personnelle ajoutent le poids à la réalité de son personnage nommé Emily Dickinson et à la vie qu’elle lui a inventée.
Au final, Les villes de papier se révèle un roman atmosphérique, presque aussi éthéré que son héroïne, Emily Dickinson. Si on a fréquenté les romans de VLB traitant d’écrivains — de Melville à Nietzsche, de Ferron à Joyce, etc. —, on comprend l’appropriation que fait Dominique Fortier de l’univers intime de son héroïne, car voilà une poétesse dont l’existence se confond avec son œuvre, ce qui est beaucoup moins fréquent qu’on ne le croit des écrivains en général. Il faut une très grande sensibilité et une délicatesse infinie pour entrer ainsi dans l’univers de Dickinson et de le cartographier comme la trame d’une histoire qui en soit le miroir le plus fidèle possible à la façon dont les « villes de papier sont des cités inexistantes que des cartographes inscrivaient afin de repérer ceux qui voudraient copier leur travail ». C’est ce qu’a très bien réussi l’écrivaine en nous guidant sur la route de son imaginaire qui en vient à se confondre avec celui de le la poétesse aux allures d’un ermite.

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