Gilles Archambault
Les années s’écoulent lentes
et légères
Montréal, Boréal, 2025, 112 p.,
19,95 $.
Sortir de chez soi suivi d’Une démarche de chat, Le Tricycle et Bud Cole Blues
Montréal, Boréal, coll.
« Boréal, compact », 2025, 192 p., 14,95 $.
Pour saluer Gilles Archambault
Boréal publie simultanément Les années s’écoulent lentes et légères, un recueil de vingt-deux nouvelles inédites de Gilles Archambault, et Sortir de chez soi suivi d’Une démarche de chat, Le Tricycle et Bud Cole Blues, deux essais parus au Noroît en 2013 et 2016, accompagnés de deux pièces radiophoniques publiées chez Leméac, en 1974.
Les nouvelles composant Les
années s’écoulent lentes et légères sont des aquarelles minimalistes où
apparaît, en transparence, l’image d’une femme ou d’un ami abîmé par l’âge. Ces
souvenirs intimes aux couleurs délavées sont puisés à l’aune d’un passé presque
oublié. L’écrivain Archambault poursuit ainsi cette quête de flots, entre
tumulte et apaisement, le menant à bon port.
Dans « Lentes et
légères », le plus long récit du recueil, le narrateur – alter ego
l’écrivain comme il en a l’habitude – découvre qu’un locataire de la tour où il
habite est André Melin, un écrivain âgé dont il a descendu en flèche un des
premiers romans, lorsqu’il était lui-même un jeune chroniqueur prétentieux.
Melin, non seulement le reconnaît, mais il en fait son interlocuteur
privilégié. Le poids de l’âge de l’un et l’autre se manifeste par l’évocation de
souvenirs épars confondant les hauts et les bas du passé.
Je retiens ces mots particulièrement
cruels à l’égard de Melin, : « On prétend un peu moins qu’il est une
des figures québécoises importantes de sa génération. Comme il fallait s’y
attendre, des écrivains plus jeunes ont surgi qui traitent dans leurs romans de
préoccupations nouvelles dont lui [Melin], l’ancêtre, n’a même pas
notion. »
Une représentante de la
génération émergente est au cœur d’Une démarche de chat, l’essai de 2016
repris dans Sortir de chez soi. Il s’agit d’Ariane, une jeune femme qui a
partagé quelques années de son enfance avec le narrateur, à l’époque où Esther,
sa mère, en était l’amoureuse. Cette dernière, redevenue en bons termes avec son
vieil amant, souhaite qu’il conseille Ariane afin qu’elle évite les écueils
auxquels se heurtent les débutantes.
Donneur de conseils! Le narrateur
s’en défend, se considérant un débutant tout comme Ariane. « De toute
manière, comment peut-on être un écrivain "arrivé"? » Pourquoi
alors cette lettre, sinon parce qu’il éprouve une profonde affection pour celle
qui fut et demeure l’enfant de « l’autre » comme cela arrive
fréquemment avec la progéniture d’une nouvelle compagne ou d’un nouveau
compagnon, avec qui on développe un lien, aussi profond que gratuit, et qui ne
saurait être effacé par une rupture amoureuse.
Sans que cette affection soit
explicite dans le propos, elle me semble finement inscrite en filigrane.
« Comment puis-je être à tes yeux autre chose qu’un vieil homme qui a la
caractéristique d’écrire des livres?... Comment puis-je faire l’impasse sur ce
qui nous sépare? J’y parviens sans trop d’efforts. C’est le privilège du vieil
âge. Laisser sa place sans regrets, toujours vains… Ne me serait resté, Ariane,
que le souhait d’une exigence. N’accepte jamais pour trop longtemps de laisser
entrer dans ta vie ce que tu estimes être de la médiocrité. »
La classe de maître débute ainsi.
Nulle autre leçon ne viendra, sinon lorsqu’il relate quelques-unes de ses
expériences d’écrivain sur un vieil air de jazz à la Archambault. « Le
passé nous nourrit souvent de bien étrange façon. Quand on me demande pourquoi
j’écris, je ne sais pas toujours répondre qu’écrire correspond pour moi à une
tentative pour échapper à l’inconscience… J’oserais dire que la vie ne m’a
jamais autant satisfait qu’à ces moments où je me noyais dans l’écriture…
l’enchantement de l’écriture en ce temps-là, c’est une ivresse que je te
souhaite. »
Les questions existentielles que
le narrateur se pose tout au long de sa lettre à Ariane sont autant de
chausse-trappes qu’il lui souligne sans plus. « Écrit-on, vraiment écrire,
non seulement chercher à divertir, si on n’est pas possédé d’une angoisse qui
nous captive?... Un écrivain trop sûr de lui est un écrivain mort… Apprendre à
écrire est une ascèse qui n’a jamais de fin. »
Le narrateur ne peut s’empêcher,
au tournant d’un paragraphe, de jouer de la profondeur, passant du récit au
témoignage. « Nos proies à nous, ma chère, sont modestes. À peine des
morceaux de notre vie que nous souhaitons recréer pour d’éventuels lecteurs.
Je n’oublie pas les années qui
nous séparent. D’une certaine manière, je ne penserais qu’à elles. Me
croirais-tu si je te disais que je ferais beaucoup pour t’éviter des démarches
inutiles? Je parle d’écriture, de rien d’autre. Pour ce qui est de la vie
elle-même, c’est une autre paire de manches. »
Puis, comme si de rien n’était,
le vieil écrivain fait une digression en parlant de Flaubert, le chat qu’il a
ainsi nommé. Un long paragraphe, près d’une page, illustre l’acuité des
observations qu’un auteur peut recycler en phrases aussi descriptives qu’un
tableau hyper réaliste animé comme les nymphéas de Claude Monet. Nous voyons la
froidure de la neige et les hésitations du chat à y poser les pattes, nous le
voyons aussi jouant avec un sac de papier comme si c’était le plus merveilleux
jouet.
Arrive enfin le : « Tu
possèdes un don rare, ton univers n’est en rien vulgaire. J’ai confiance en
toi. Un vieil écrivain pétri de doutes dans mon genre ne fait pas souvent de
découvertes qui le bouleversent. Tu lui en as proposé quelques-unes… Pourtant,
non, ce n’est pas pour t’être agréable à tout prix que je te livre ces
impressions de lecture. "De toute œuvre littéraire, si elle n’est pas la
musique d’une voix intérieure, elle n’est rien", écrit Serge Doubrovsky
dans Un homme du passage. Cette musique, je l’entends en te lisant. »
Cette lettre s’achève sur
quelques souhaits, dont celui d’entretenir le lien entre elle et lui :
« Je ne te demanderais que de continuer à écrire, si bien évidemment, tu
en ressens le besoin. Cet air de musique dont toi seule possèdes le secret,
j’en suis avide. Certains jours de désolation, j’aime y avoir recours. Tout
lecteur a son panthéon. Sans que tu le saches, tu rejoins le mien… » (96)
Il l’invite à ne pas trop porter attention aux critiques. Quant aux lecteurs :
« Traite-les avec reconnaissance, ceux-là, mais de loin. Surtout, ne les
aie pas en tête quand tu écris. Chercher à plaire serait bêtise. Qu’ils
viennent à toi, ne va pas à leur rencontre. » (98)
Gilles Archambault aurait laissé Une
démarche de chat comme dernier souvenir d’une œuvre enviable qu’il aurait
bouclé la boucle de lui à nous, de lui à lui. Il a choisi – l’a-t-il vraiment
fait ou était-ce un des derniers "spasmes de vivre" de son état
d’écrivain? – d’offrir Les années s’écoulent lentes et légères comme « une
méditation crépusculaire sur les mots, sur leur maigre retentissement et leur
postérité illusoire, mais aussi, et peut-être par-dessus tout, sur le modeste
pouvoir qui est le leur de combler le vide que le temps laisse inexorablement
sur son passage. »