mercredi 20 novembre 2024

Jean-François Caron

Monte-à-peine

Montréal, Leméac, 2024, 248 p., 27,95 $.

« Un jour tu voudras écrire Je »

L’écrivain Jean-François Caron est de celles et ceux dont j’ai recensé tous les livres parus à ce jour, deux recueils de poésie et quatre romans, de 2006 à 2022. Comme tout ce qui vit, une œuvre croît à travers les sujets abordés tout en peaufinant sa littérarité. À l’évolution d’une œuvre, je préfère parler de l’adaptation exigée par chaque nouveau projet.

C’est ce que j’ai observé en lisant son récent, Monte-à-peine. L’écrivain y joue avec des événements que vivent ses personnages, lui-même étant au centre de cette famille fantasmagorique, certains événements étant tirés de sa propre réalité.

Le titre du roman, Monte-à-peine, m’a rappelé le Parc des chutes Monte-à-peine et des Dalles – situé dans l’axe Sainte-Mélanie, Sainte-Béatrix et Saint-Jean-de-Matha dans Lanaudière. Dans les années 1960, les chutes avaient toujours un côté sauvage. On y accédait par un sentier entretenu par le passage des visiteurs, souvent de jeunes amoureux cherchant un site romantique – cascade d’eau et chant d’oiseaux – pour exprimer leur passion du moment.

Le Monte-à-peine imaginé par l’écrivain ne se trouve sur aucune carte, sinon celle qu’il dessine un élément à la fois selon les personnages, tous plus colorés les uns que les autres, qui habitent ce territoire fictif en créant un univers aux frontières indéfinies.

Le « je » narratif est semblable au « François » de Beau diable (Leméac, 2022). Il en va de même pour Vicky et Marie. Le conteur, une position qu’affectionne J.-F. Caron, joue sur diverses époques et différents lieux, chacune chacun ancré de façon distincte.

Par exemple, il y a la route sur laquelle s’est aventuré le narrateur-héros en direction d’un pays imaginaire, Monte-à-peine, et cette bibliothèque d’une modeste communauté où il œuvrait à titre de bénévole. Cette alternance d’époques et de lieux doit être prise en compte afin de ne pas nous distraire de l’aventure littéraire à laquelle nous sommes conviés, car « T’inquiète pas, tout va s’arranger. »

L’histoire de la bibliothèque est brève, mais l’expérience du narrateur qui lui sera fort utile quand il arrivera sur les hauteurs de Monte-à-peine. La scène de la bibliothèque se termine par son incendie au grand dam de la population, et des bénévoles qui s’y sont succédé. « En même temps que la fumée se sont envolés ma job et tous les liens tissés avec les usagers de la bibliothèque… Je me suis senti triste. Mais libéré. »

Qu’en est-il de la route enneigée sur laquelle s’est engagé le narrateur dont la « vieille boîte-à-caresses » – belle image pour animer son véhicule – s’est embourbée et qu’il ne parvient pas à sortir des ornières hyper glissantes. Il se voit contraint de marcher jusqu’à ce qu’il trouve à s’abriter.

Affrontant le vent et la neige mouillée, il se rappelle Chicoutimi, en 2012. « À cette époque, j’en suis aux premiers balbutiements de l’écriture. J’ai seulement publié un roman [Nous échoueries, 2010], un peu de poésie [Des champs de mandragores, 2003; Vers-hurlements et barreaux de lit, 2010] et je suis pigiste pour un journal culturel. Je prends tranquillement confiance. »

C’est là que le narrateur entend à la radio qu’un village de la Côte-Nord « recherche écrivain ou écrivaine pour s’inventer une nouvelle mythologie. » L’occasion est trop belle, il prend la direction de Sainte-Marie-de-l’Incarnation, « petite dentelure de maisons mordant la falaise au-dessus du fleuve étale, plongeant vers la grève où tout baigne dans l’aube d’un brouillard rose. » Prestidigitateur de mots, il fait apparaître Sainte-Marée-de l’Incarnation, « un tissu de menteries » qui fait de lui un membre du « club sélect des grands enfirouapeurs du siècle ».

C’est ainsi que le narrateur arrive à Monte-à-peine, étonné que ce ne soit pas le village imaginé, mais un bourg minuscule où se trouvent « quelques chalets d’allure abandonnée posés ici et là, embrassés par la masse forestière, disséminés dans le couvert de la neige fraîchement tombée. »

Nouvel espace de narration : la quête d’un père qu’il ne connaît que par ce qu’on lui en a dit. Il est « habité un peu plus par le fantôme d’un homme qui n’a jamais existé, impressionné par des femmes que je cherchais toute ma vie. » À ce rêve, s’ajoutent de nombreux souvenirs de son enfance auprès de sa mère, souvenirs qu’il essaime ici et là entre les pages de la trame principale.

De ces souvenirs de l’enfance à l’âge adulte, voilà que surviennent des ennuis imprévus que lui cause la mythologie qu’il a écrite autour de Sainte-Marie-de-l’Incarnation devenue Sainte-Marée-de l’Incarnation. Obligé de vendre sa maison et de quitter la région, il raconte sa première longue marche « sur la route de mes ancêtres, de Sainte-Euphrasie-de-l’Échouerie jusqu’à Montmagny » Suit sa conversion d’écrivain public à camionneur, un métier qu’a exercé J.-F. Caron et dont les différents itinéraires ont nourri son imaginaire de plein d’anecdotes : « Quand au bout de son souffle je remonte à bord de mon Peterbilt, je note les grands traits de ses récits dans mon calepin… Hors de mon camion, ce n’est plus moi qui évolue dans le monde, c’est le monde qui se meut autour. »

De retour à Monte-à-Peine, le héros s’époumone à crier pour n’entendre que l’écho de sa propre voix jusqu’à une altercation avec un homme en kaki, lui qui a toujours fui les conflits. Apparaît alors « cette femme qu’il me fallait trouver, elle, très exactement, gardienne des clés de la frontière de Monte-à-peine… On m’a dit : Monte-à-Peine, il doit y avoir une place pour toi là-bas. Il y a l’autoroute, la sortie à L’Islet, le chemin des grands bois. On m’a dit : Monte-à-Peine, tu trouveras, tous ceux qui cherchent y vont. »

Madeleine, la femme en question, l’entraîne vers un chalet « tout enrapiéçages » où au-dessus « de la porte un écriteau de bois sculpté. Museum. » Il s’y installe pour un soir du moins et dans « la noirceur étanche, j’entends les calorifères se tordre de chaleur… Ça sent des mois, des années d’abandon et d’humidité goguenarde, de celle qui vous mord jusqu’à l’os, jusqu’au sang froid, celle qui voudrait vous faire croire que vous ne passerez pas la nuit. »

Il découvre là que « tous les lieux d’une vie sont possibles. Ils se superposent, mes souvenirs s’emmêlent, si bien qu’à l’heure du réveil, c’est chaque fois comme quand je replonge dans un manuscrit mis de côté trop longtemps : la totalité de l’existence est à refaire. »

Ce n’est pas tout, car le chalet nommé Museum « est un espace habité. Sur les traces de celui qui a vécu ici, je ne me sens pas seul. Il y a quelqu’un qui subsiste parmi les objets qui traînent et le trahissent, entre les souvenirs, les livres et les vinyles, dans le pli et l’usure des vêtements…À Monte-à-Peine, j’ai rejoint celui qui m’a suivi toute ma vie, papa patenté, sauveur de trouble, inventeur de misère… Au musée de Monte-à-Peine, je ne sais pas par où commencer… Même l’encombrement [et c’est un euphémisme, capharnaüm serait plus juste] est un cadeau : c’est comme si l’espace m’offrait en même temps un passe-temps et un gîte… Puis, je me mets à écrire tout ce qui vient. »

Flash-back : chaque nouveau livre de la bibliothèque où il a travaillé est destiné à une personne, notamment « des méthodes de tricot et de dentelle au fuseau, ceux-là pour la belle Audrée. Quand elle entre à la bibliothèque, elle est un sourire, une lumière, un parfum diffus. Lorsqu’elle me parle enfin, les usagers se tournent vers elle, la saluent sans la connaître, font des simagrées pour attirer son attention. Ce n’est pas une fille d’ici, Audrée. Paraît qu’elle écrit, des vrais livres, là. Faudrait lui demander… »

D’autres événements de la vie passée du narrateur sont relatés, parfois avec des détails choisis pour rendre ces pages de réelles mises en abyme. Par exemple : « Il n’y a pas de mauvais livre, qu’elle dit. Il n’y a que des livres qui ne trouvent pas toujours les bons lecteurs. Certains d’entre eux sont peut-être écrits pour une seule personne. Ta job, c’est de trouver laquelle. » Il y a ici encore un rappel de la bibliothèque villageoise où le narrateur/l’auteur a travaillé.

Le Bar du monde – façon de dire le bord du monde – devient pour de longs passages de lieu du récit et ses personnages – notamment les stripteaseuses sont identifiées non seulement pas leur nom, mais par les qualités qu’elles ont à pratiquer le plus vieux du monde, plus sous-entendu qu’explicite dans le texte, laissant aux lecteurs le loisir de les imaginer à partir de ce qui est raconté.

La relation entre Maurice et la petite Bethany est à l’image de l’univers du Bar du monde, à la différence que Maurice n’est pas un client ordinaire, mais un homme à la recherche de sa dernière chance d’avoir une femme dans sa vie et même un enfant. Cela advient, mais il ne peut en profiter au jour le jour, mais plutôt lors de visites où l’enfant Madeleine est bel et bien présente.

Jacques, le père, est présent tout au long du récit, parfois sorti tout droit de l’imaginaire d’un enfant – le narrateur – qui le voit dans sa soupe, parfois comme celui qui a laissé des pistes de son passage dans la vie du narrateur. Par exemple, dans le Museum de Monte-à-Peine quand le narrateur trouve dans une vieille boîte de chaussure la moitié d’une correspondance. « Toutes les réponses d’une femme à des missives de Jacques. Celle qui lui écrit signe du même nom que ma mère : Lucienne. »

La dernière séquence du roman recadre l’ensemble des multiples séquences qui se croisent et se décroisent dans le temps, les lieux et les personnages – certains constants, d’autres isolés dans les seules séquences où ils s’animent. Le roman de Jean-François Caron a des allures d’un immense album de photos de famille que l’on consulte en faisant un arrêt sur des mois ou des années, y revenant souvent, parfois jamais, alors qu’on continue d’avancer en suivant la chronologie des événements et de celles et ceux qui en sont les actrices et les acteurs.

Est-il nécessaire d’avoir lu les romans précédents de l’écrivain, ne serait-ce que Beau diable, pour comprendre qu’il est bel et bien le narrateur de Monte-à-peine? Non, mais je suis certain que plusieurs voudront y retourner pour apprécier l’univers aux limites de l’autofiction et de l’imaginaire, véritables terrains de jeux de Caron. Chose certaine, les nouvelles histoires que raconte l’écrivain – véritable narrateur de ses récits – font partie du Museum qu’il a créé de toutes pièces comme s’il voulait mettre dans ce qui, de prime abord, ressemble à un capharnaüm de nombreuses pièces d’un puzzle dont l’image finale émerge à travers les pages de ce roman.

mercredi 13 novembre 2024

Dominique Fortier

Notre-Dame de tous les peut-être

Montréal, du passage, coll. « Poésie », 92 p., 21,95 $.

La poésie, voie parallèle d’un récit

La romancière Dominique Fortier se fait poète le temps d’un recueil, y scrutant les profondeurs des mots, chacun ayant une histoire différente selon le contexte et l’usage qu’on en fait, sinon ce qu’ils évoquent. Ce recueil de poésie en prose, Notre-Dame de tous les peut-être, est né, de dire l’écrivaine, du même cycle d’imaginaire que La part de l’océan (Alto, 2024), sa poésie étant la voie parallèle du récit, l’un faisant écho à l’autre.

Cela m’a rappelé Les poèmes du traducteur, un ouvrage du regretté Michel Garneau dont les vers, aussi libres que l’écrivain lui-même, lui furent inspirés alors qu’il traduisait Book of Longing de son ami d’enfance Leonard Cohen, devenu Livre du constant désir.

J’étais curieux d’observer l’incursion que Mme Fortier allait faire au pays où le mot fait foi et loi de tout, un peu à la façon dont j’ai observé Daniel Bélanger – auteur-compositeur-interprète – empruntant la voie de la prose narrative pour moduler une histoire imaginée, Auto-stop (Les Herbes rouges, 2024).

Le point de rencontre entre Notre-Dame de tous les peut-être et La part de l’océan est l’absence du dédicataire à qui les propos sont adressés. Pour Melville, c’est Hawthorne, pour la romancière, c’est un personnage miroir qui l’accompagne dans son processus de création. Simon, à qui elle s’adresse pour émerger de l’univers de Melville, n’est jamais nommément identifié dans sa poésie, demeurant ce témoin silencieux qui la rassure.

D’entrée de jeu, une image nous amène à New York, en août 1974, alors que le « funambule Philippe Petit est monté… sur le toit de l’une des tours du World Trade Center » (7). Après avoir tendu un fil reliant l’une à l’autre, il s’y engage en suivant l’oscillation des tours bercées par le vent, tel un danseur suivant le rythme de sa compagne ou de son compagnon. C’eut été un exploit si Petit n’avait effectué qu’un simple aller-retour, mais il a recommencé le même manège trois fois, faisant fi du destin. Les mots du poème traduisent aussi bien le défi que le funambule s’est imposé que la répétition du geste qui banalise sa propre part du risque.

Le même acrobate avait déjà fait une semblable traversée en reliant les clochers de Notre-Dame-de-Paris – cette cathédrale qui a inspiré Hugo bien avant qu’elle soit la proie des flammes. C’est devant ce décor de grande blessée que la poétesse s’arrête, découvre Shakespeare & Company, cette librairie mythique crée par Sylvia Beach en 1919, aujourd’hui sise au 37, de la Bûcherie, « kilomètre zéro » de la Ville lumière. Surtout que c’est là que « Je suis arrivée au commencement de cette histoire. »

Cette flânerie parisienne est l’occasion de se lancer dans un monologue avec le dédicataire de sa poésie comme il le fut de sa prose bien qu’ils soient « si étrangers encore qu’il faut franchir un océan pour nous séparer. »

Dans le poème " Des mots et des choses ", elle suggère qu’il y a, dans toutes les langues, des phrases qui « ont le pouvoir de faire advenir ce qu’elles énoncent, par le seul fait de l’énoncer… Ces phrases font ce qu’elles disent. » Ultime exemple : « Je te mens… Voici comment on entend habituellement le pacte à la base de tout roman, de toute poésie, de tout ouvrage qui ne prétend pas dire "vrai"… Ce que l’écrivain devrait annoncer, c’est : "Je te raconterai une histoire fausse en faisant semblant qu’elle est véridique. Et tu me croiras pour vrai." »

Saviez-vous que les « livres dorment en nous jusqu’à ce qu’un charme les réveille », du moins pour les écrivaines et écrivains qui fusionnent rêves, réalités, souvenirs, imaginaires et leur art d’écrire? Par exemple : « Un invalide y veille la femme qu’il invente / en écrivant / les vraies tulipes qu’elle lui offre / dans une boîte de poupée / leur parfum de choses coupées / tous les vers qu’il n’écrit pas… »

L’écrivaine poursuit sa route en puisant dans l’œuvre du Français Christian Bobin. Elle en retient que « "C’est par incapacité de vivre que l’on écrit. C’est par nostalgie d’un Dieu que l’on aime. Un livre, c’est un échec. Un amour, c’est une fuite… C’est par incapacité de vivre que l’on écrit. C’est par amour d’une nostalgie que l’on vénère. Un livre, c’est un amour. Un échec, d’est une fuite." »

Retour de l’ami témoin : « Au début, il y avait ce livre que nous voulions faire ensemble, fantôme avant que d’avoir existé… Aujourd’hui nous avançons vers ce livre qui n’existe pas comme ces deux personnages de roman qui au plus fort de la tempête "avaient convenu de traverser la ville en marchant l’un vers l’autre et de se rencontrer au milieu". Sauf que nous n’habitons pas la même ville… » « Quel est le mot qui te fera apparaître, dis-moi, ce n’est pas ton nom, ni le mien. Et si nous changions, l’espace d’une journée? Le silence aujourd’hui plus fort que l’océan, c’est le contraire d’un souhait, un désaveu. » Remarquez l’opposition entre le vœu et son déni.

Le compagnon d’écriture revient à divers moments de Notre-Dame de tous les peut-être, tel un refrain rappelant le motif d’un poème ou d’une chanson. « Tu dis peut-être / J’entends espoir // Tu dis suif / J’entends / cire // Tu dis je ne sais pas / Je n’entends plus que ton souffle entre les mots, / la nuit entre les jours ». Malgré cela, « Ces pages ne sont pas le livre que je voulais faire mais c’est le seul que je puisse écrire, en une nuit j’ai perdu toutes les autres langues… J’apprends à t’écrire comme on apprend à marcher, en trébuchant et en me faisant mal. » Mais, « Nous ne nous connaissons pas. / J’ignore jusqu’à la couleur de tes yeux – mais s’il fallait deviner, je dirais comme l’église : pierre grise et silence, / Ce que je sais de toi, je l’ai lu dans tes livres. Ou inventé, ce qui est presque – mais pas tout à fait – la même chose. »

Pendant ce temps, la romancière ne parvient pas à faire éclore ce livre qu’elle porte en elle. « Un autre après-midi, j’ai marché le long de la Seine en écumant les kiosques des bouquinistes sans savoir ce que je cherchais… J’attendais qu’un fil apparaisse reliant l’endroit où je me trouvais à un autre lieu, une autre époque, un autre cœur. Mon regard est tombé sur un recueil de nouvelles de cet auteur américain du dix-neuvième siècle qui est l’un des personnages principaux du livre auquel je travaille, une édition originale, parfaitement conservée. Mon roman m’avait retrouvée. »

Notre-Dame de tous les peut-être me fait penser à une tapisserie murale tissée sur un immense métier, la trame étant la conversation sans mot de l’écrivaine et de son ami, et la double chaîne étant constituée d’une multitude de fils tantôt aux couleurs de Paris, tantôt aux teintes métissées de l’art d’écrire, tantôt aux nuances des histoires vraies comme celles imaginées, tantôt aux coloris d’une multitude de fragments de la mémoire retenant du quotidien ce qu’elle ignore. Bref, un kaléidoscope aux couleurs des mots de Dominique Fortier.

mercredi 6 novembre 2024

Daniel Bélanger

Auto-stop

Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Roman », 2024, 80 p., 20,96 $.

« Entre les deux dunes du temps »

J’aime les écrivaines et écrivains qui prennent le risque, en s’assoyant devant le clavier – je ne connais qu’un seul de la confrérie qui décapuchonne son feutre bleu pour écrire –, et de sortir de leur zone de confort. Sortir des sentiers battus, c’est, entre autres, aller dans une autre direction que celle dans laquelle l’individu évolue généralement. En littérature, ce peut être de varier les genres auxquels on est habitué. Daniel Bélanger est un auteur-compositeur-interprète évoluant dans le milieu de la musique québécoise, plus particulièrement la chanson à texte, une forme de poésie non négligeable.

Un jour, Bélanger décide d’explorer le monde de la fiction narrative et il écrit Auto-stop, un roman que Les allusifs publient en 2011. Comme on le sait, la vie « active » d’une nouvelle œuvre littéraire est, grosso modo, de trois mois; après, le livre peut dormir tranquillement dans l’entrepôt du distributeur ou de l’éditeur jusqu’à être mis au pilori. À contrario, l’ouvrage à succès peut connaître une réédition en format de poche qui le pérennisera. Parfois encore, l’autrice ou l’auteur révisera ce livre qui sera édité comme s’il était tout nouveau, tout beau.

C’est exactement ce qu’a fait Daniel Bélanger en publiant une version remaniée d’Auto-stop, aux Herbes rouges. Ma foi, l’éditeur avait raison d’accueillir le roman, d’abord parce que la trame met en scène un garçon de 19 ans qui aimerait bien poursuivre son adolescence encore longtemps, très longtemps même, car il ignore complètement ce qu’il fera de ses lendemains.

« Lorsque l’âge adulte menace de trop près, certaines jeunes personnes se découvrent un besoin pressant de s’esquiver, de refuser l’avenir. Une méthode éprouvée est de fuir à l’étranger. C’est ainsi que Vincent se retrouve errant en Europe, content de rien, accumulant les kilomètres, ne sachant trop où il va. Jusqu’à ce qu’il se prenne les pieds à Florence… »

« L’aventure n’était pour moi possible qu’à condition de ne jamais en perdre le contrôle, sans quoi elle avortait. » Voilà, l’état d’esprit de Vincent, narrateur et personnage principal du récit. J’ose même écrire qu’il est le seul véritable personnage, car, il y en aura certes d’autres, mais sans qu’il perde l’autorité sur la trame. En langage populaire, il est un « control freak », du moins alors qu’il s’apprête à quitter le Québec pour aller voir ailleurs, en France et en Italie, s’il ne trouverait pas des pistes sur lesquelles engager son avenir. « À mon âge d’alors, je n’abandonnais pas grand-chose en Amérique, sinon le pâle croquis d’une vie faite d’esquisses inachevées… Scrupuleux et peureux, je n’étais au fond qu’un imbécile petit-bourgeois qui, sans son joli costume griffé de cosmonaute, n’avait jamais même entendu parler de la lune. »

Le voyage n’est-il pour Vincent qu’une voie vers l’émancipation qu’il cherche sans vraiment y croire? « Je n’avais jamais vu la mer, ni l’océan, ni rien. Devant la Méditerranée, rebuté, j’avais chuchoté : " Ce n’est que ça? "» L’image que V. avait de lui-même n’était pas très flatteuse. Malgré cela, « je tenais à moi plus qu’à toute autre chose. J’avais une intuition paranoïaque et une jeunesse théorique… À dix-neuf ans je refuse l’avenir, décidant de ne pas y entrer, mais de partir. » Devant un programme « avec au cœur cette méfiance héréditaire, passée de génération en génération », Vincent suit une voie en marge de sa propre existence.

Arrive l’instant où « j’ai posé le sablier à l’horizontale et je me suis défilé entre les deux dunes du temps. J’ai contourné la porte. » Cette métaphore l’amène de l’autre côté de l’Atlantique où il se lasse vite des aléas de l’auto-stop, une autre image de sa dépendance aux événements qu’il choisit sans les avoir provoqués. « J’étais un itinérant au parcours établi d’avance. » Ce ballottement entre être et subir l’amène jusqu’à Florence, « là où, déroulant mes bandelettes d’homme invisible, l’amour révéla mon être aux yeux d’Anne, laquelle « éveille, enfin, un désir un peu plus clair en lui. »

Ce qui peut sembler être un banal coup de foudre va bouleverser l’existence de Vincent en lui apprenant la séduction, la passion et le partage nécessaire.

Et voilà deux jeunes adultes qui s’enferment dans un appartement trop petit, comme il y en a tant en vieille Europe. L’écrivain raconte ces quelques jours où ils oublient tout ce qu’ils ont été jusqu’alors et que rien ne semble capable de déranger la passion charnelle qui guide leurs instincts.

« "Vieni con me", dit Anna, viens vivre avec moi… S’il est vrai que la peur ne protège pas, j’étais plus exposé que jamais. » Il y a donc ici panique en la demeure : « Je désirais fuir encore et reporter tout à plus tard, tout à plus loin, comme avant de rencontrer Anna. » La musique émerge alors de son manque de jouer, d’écrire et peut-être d’en faire carrière. Anna ou la musique? Bien malin qui peut le dire. Vaut mieux alors prendre un peu de distance pour mieux réfléchir. Il prend donc le train en direction de la capitale de la Vénétie.

« Arrivé à Venise… la puissance de la ville m’a coupé le souffle. J’aurais pu pleurer, je m’en suis abstenu. » Ce pas de recul amène son lot de remises en question. « Quand j’y pense, plus que le connu, j’aurais aimé qu’on m’enseigne son contraire. J’aurais aimé avoir des frères de doute, des sœurs de vide. J’aurais aimé qu’on consolide l’inconnu et ainsi être aujourd’hui circonscrit de cloisons invisibles. » Le sommeil est-il bon conseillé? « M’endormir et être demain à Florence, avouer mon erreur à Anna et écouter au creux de ses bras ses sirènes d’elle-même. »

Entre Venise et Florence, la folle du logis, cette surconscience qui s’emballe quand l’angoisse, sous toutes ses formes, se met à faire rouler trop vite des idées opposées. Ici, c’est bien sûr Vincent qui espère retrouver Anna pour lui expliquer son départ hâtif, son repli afin de comprendre l’amour véritable qu’il lui voue, un sentiment qu’il ne semble pas avoir jamais véritablement connu.

On s’en doute, Anna ne l’a pas attendu et se terre dans un lieu que personne ne connaît. Tout le passage où Vincent se fait enquêteur sur la disparition de sa douce est aussi cocasse qu’anxiogène pour l’amoureux éconduit qui croit ainsi payer son départ abrupt. Or, il lui doit revenir à la réalité, c’est-à-dire rentrer au Québec, ses économies étant près d’être épuisées. Il téléphone aux siens, ce qu’il avait omis de faire depuis son départ, pour annoncer son retour de ce voyage qu’il avait espéré beaucoup plus long. « … Oui, maman… c’est moi… Oui, maman… Hein?... Quoi?... Ne pleure pas, je vais bien. J’ai dit ne pleure pas, je reviens. Hein? Papa? J’ai dit papa est quoi?... »

Vous aurez bien compris : Paul, le père de Vincent, « est mort huit semaines après [son] départ, six semaines avant [son] retour. » Arrivée chez lui, il aide sa mère à faire le ménage des biens personnels de Paul. « Si je sanglotais épisodiquement pendant ce drôle de ménage, c’était certainement de chagrin, mais aussi d’un constat enfantin : mon père n’était nul autre que lui-même. Quant à Cécile, elle était livide, blanche, froide, glacée, raide, mais vivante. »

Vincent se trouve rapidement un emploi qui lui permet de s’installer dans un appartement modeste, non loin de la maison familiale où il peut rapidement venir en aide à sa mère. Quant à son amoureuse florentine, « Anna la lointaine envers qui je développais une sorte d’affection bien placée, en ce sens que j’en étais à aimer notre rencontre plus que son souvenir, et plus encore qu’Anna elle-même. » Cela étant, il se remet à la guitare où « j’errais sur six cordes de guitare comme on griffonne sur un bout de papier en conversant au téléphone. »

Des mois plus tard, sa mère lui dit avoir reçu une lettre à son attention en provenance de Londres. Certain que cette correspondance lui vient de Maurizio et Carla, un couple avec qui il a travaillé en Europe, il n’est pas pressé de récupérer le pli. Or, quand il a la lettre entre les mains, il n’est pas plus pressé de la décacheter, mais il a le souffle coupé quand, en l’ouvrant, il découvre que la signataire n’est autre qu’Anna. Je tais le message de la jeune femme et la réponse de Vincent. Sachez cependant que le jeune homme a détricoté le nœud de ses sentiments de belle façon.

Auto-stop n’est peut-être pas un chef-d’œuvre, mais l’humanisme brinquebalant du jeune Vincent mérite qu’on s’y attarde plus que dans n’importe essai abordant les embûches auxquels sont exposés les jeunes gens passant de l’adolescence à l’âge adulte, notamment les nombreux choix auxquels ils sont confrontés face à un avenir indéfini. C’est la vision « poétique » de cet âge que Daniel Bélanger, le romancier aux élans romantiques éloquents, propose dans ce récit qui n’a rien de banal, son propos et sa littérarité étant universels.

mercredi 30 octobre 2024

Anne Michaels

Étreintes, traduit de l’anglais par Dominique Fortier

Québec, Alto, 208 pages, 26,95 $.

L’empreinte du temps qui passe

Un orchestre symphonique interprète les partitions souvent écrites des siècles plus tôt. Le mot interprète a une signification similaire en littérature, ainsi la traductrice l’interprète une histoire écrite par quelqu’un d’autre. Côté 7e art, le cinéaste, qui met en images un roman, l’interprète à sa façon en dialogues et images. Sans oublier la lectrice ou le lecteur qui interprète, dans le langage de leur propre imaginaire, l’histoire d’une romancière, les images du poète ou les réflexions d’un essayiste

Étreintes, un roman d’Anne Michaels, une écrivaine canadienne anglaise à la longue feuille de route, m’a séduit, surtout en comprenant que l’histoire racontée tient du conte philosophique, aux nuances d’élans poétiques. Traduction de Held, ce travail a été mené de main de maître par Dominique Fortier. Sans dénaturer l’ouvrage, cette dernière a fait passer l’histoire en langue anglaise à un livre dont la trame narrative respecte l’authenticité de l’original selon l’interprétation sensible qu’elle en a fait.

Constitué de douze récits entrelacés, le titre de chacun brosse l’esquisse du tableau final. Ce dernier s’avère une fresque illustrant l’existence de personnages mi-humains, mi-dieux à la sensibilité à fleur de peau. L’ensemble des scénarios constitue une « histoire fictive faisant la critique de la société et du pouvoir en place pour transmettre des idées, concepts à portée philosophique, c’est-à-dire qui fait preuve de sagesse, de calme face aux difficultés », c’est-à-dire un conte philosophique.

Ainsi, certains personnages reviennent d’un récit à l’autre, parfois semblables dans un contexte différent. Leurs quêtes consistent à saisir le temps qui passe, les souvenirs qu’ils laissent et finissent par émerger sans trop savoir pourquoi, sinon qu’un détail capte et retient leur attention, le temps d’un soupir prudent.

Qui sont ces personnages, ces lieux et ces époques différents où se joue leur quête? Il y a le fleuve Escaut, à Cambrai en France, en 1917. Helena et John s’y rencontrent, alors qu’elle est descendue une gare avant sa destination. Le récit détaille comment cet improbable événement a eu lieu et souligne, du même souffle, le début de leur relation. « Dans le lointain, sous la neige épaisse, John aperçut des bribes d’Helena… Oui, elle leva les bras au-dessus de la tête pour lui faire signe… Elle était tout ce qui lui importait. Il ressentait une confiance inviolable. » Puis, il y a « l’auberge avait été construite au bord de la voie ferrée, près de la gare de campagne, dans la vallée d’une rivière. » L’image de leur premier tête-à-tête est inscrite dans ce gite : « Surmontant à grand peine sa timidité, elle lui avait demandé s’il voulait se joindre à elle. Plus tard, elle lui raconterait le sentiment qui l’avait traversée, inexplicable, fugitif, pas même une pensée; s’il s’asseyait, elle allait partager une table avec lui pour le reste de sa vie. »

Le roman nous entraîne ensuite près du fleuve Esk, dans le Yorkshire du Nord, en 1920. S’y déroule la séquence la plus longue et la plus bigarrée du roman. John et Helena vivent un amour intense et, malgré l’insistance de la jeune femme pour que son compagnon ne réponde pas à l’appel aux armes (guerre 14-18), il part combattre. La trame est ici morcelée en diverses situations, surtout celles survenues après le retour de John, gravement blessé à une jambe : la réouverture du studio de photo au-dessus duquel le couple habite, la recherche d’un employé compétent pour seconder John qui se serait « lui-même scié sa jambe s’il avait cru que cela pouvait mettre un terme à la douleur, mais il savait qu’elle ne s’en irait jamais, même quand lui ne serait plus là. »

Les rappels de la guerre s’intègrent au présent la trame; ce sont les lettres qu’Helena lui adressait et la présence imaginaire de Gillies, son inséparable compagnon d’armes décédé à ses côtés. Ces fragments de mémoire mettent en relief les aléas du présent, des événements aussi imprévisibles que les tirs de l’ennemi.

Arrive Robert Stanley pour assister John dans l’atelier. Les deux hommes ont des personnalités aussi différentes que complémentaires. Très attentifs à leur travail, soucieux de tous les détails, ils sont surpris qu’une image apparaisse en filigrane de la photo d’un jeune homme, l’image d’une femme. Comment cette forme a-t-elle pu apparaître ainsi, la plaque photographique étant intègre lors de la séance de photos. « Mais voilà qu’il se trouvait devant une preuve indifférente, issue d’une machine, de produits chimiques et de papier, non pas un fantôme, mais celui d’un autre, une preuve distincte et sans lien avec son propre désir. » Ils ne sont pas au bout de leur surprise, car, en rendant la photo au jeune homme, celui-ci y reconnaît spontanément sa défunte mère.

Cela suffit pour que les personnages s’interrogent sur la réalité de cette ombre et discutent de l’anima, l’existence ou non d’un flux énergétique des êtres qui peut leur survivre. « Il écrirait à sir Ernest Rutherford, découvreur des rayons gamma et du proton… sir Rutherford lui-même s’employait à cartographier, la manifestation l’invisible… L’appareil photo voit d’avantage que l’œil nu, il capte des détails qui échappent à notre perception, remplace notre vision – chacune des fibres d’une broderie, chacun des poils d’une barbe. Parfois, assurément, il détecte jusqu’à la pensée. »

Helena avait peint diverses scènes servant à décorer l’arrière-scène lors de la prise de photos. Elle en vient à les détruire, n’en voyant plus leur utilité depuis l’apparition des ombres. « Comment peut-on douter de l’existence de ce qui est invisible? Comment peut-on associer l’invisibilité à l’inexistence? Helena avait soif d’une deuxième âme au creux de ses ténèbres, qui grandirait jusqu’à prendre son nom. »

Nouvelle séquence. Nous retrouvons une Helena devenue libraire sur la rive de la rivière Westbourne, à Londres, en 1951. Elle tient un journal intime qui ressemble aux lettres qu’elle adressait jadis à John sur le champ de bataille, lettres en italiques dans le texte. Parmi ses clients réguliers, il y a « Graham Rhys, peintre figuratif ». Un soir, passant à la librairie, il remarque le regard d’Helena « semblable aux phares d’un train de marchandises qui traverse un champ en pleine nuit, une forte lumière éblouissante qui d’un coup inonde tout ce qui est à sa portée – et puis il hésita, se détourna et s’en fut, et la boutique replongea dans l’obscurité. » Helena comprend « que quelque chose venait de se produire mais ignorant ce que cela signifiait; comme si l’avenir de cet homme venait mystérieusement d’intercepter le sien, le percutant juste assez pour en modifier le cours »

Le peintre Rhys lui propose alors de devenir son modèle en échange d’un salaire plus important que celui de libraire. À tout considérer, elle accepte sa proposition, voyant là une façon de découvrir son corps dont elle avait négligé d’observer le vieillissement. De plus, la nouvelle entrée d’argent lui serait utile pour payer les comptes courants augmentés depuis qu’Anna, sa fille, a « accepté un poste dans un hôpital à cinq heures de route » de chez elle.

La romancière nous amène maintenant aux alentours de la rivière Orwell, Suffolk, en 1984. Nous y retrouvons Peter le père, Anna la mère, Mara leur fille et Alan l’amoureux de cette dernière. Peter et Anna se sont installés en Angleterre après avoir vendu l’entreprise familiale de tailleur de vêtements haut de gamme et de costumes militaires. Peter, qui avait préféré le métier de chapelier, en continue la pratique, les revenus de chapellerie suffisant pour assurer au couple une vie agréable, mettant de côté le pécule de la vente pour l’avenir de leur fille. Cette dernière, comme sa mère, est devenue médecin en terre de désastres naturels ou de conflits armés. Elle revient à la maison dès qu’elle le peut, car elle est très attachée de son père. Quand elle lui présente Alan, les atomes crochus et l’affinité des deux hommes se manifestent comme un coup de foudre, Peter lui fabriquant même un chapeau. Les soirées de lecture collective les réunissent parfois, car Mara « aimait les livres qui semblaient recommencer au milieu comme la vie le faisait souvent, comme un jour, un soir, une conversation, une chanson ou une longue idée intéressante le faisaient souvent. Comme l’amour souvent. » Un de ces soirs, elle dit à son père et à son compagnon « qu’elle était absolument certaine de la présence de sa mère dans ces moments, ces lieux de tourment et d’abandon, c’était pour qu’ils sachent qu’Anna n’avait jamais cessé de lui enseigner, comment donner sa vie et sacrifier sa vie, comment mesurer l’amitié dans l’extrémité et, mère et fille, systole et diastole, comment aimer quand il ne vous reste plus rien. »

Un soir, Mara et son père sont assis près de l’âtre à discuter d’Anna – l’épouse, la mère, la médecin – et de l’enfance de Mara. Les guerres viennent forcément dans la conversation, compte tenu de la mission d’Anna. « Quelle histoire inscrit maintenant la guerre dans nos corps? », surtout que Mara « était incapable d’ajuster les niveaux en elle, la vitesse et le volume à l’intérieur, le sombre pressentiment et la rage qui allaient grandissant. ». Alan raconte la maladie d’Alzheimer dont son père souffrait :« Il était plus seul que moi, il ne savait même pas lui-même. » Malgré le vide de sa mémoire de plus en plus profond, le vieil homme a une minute de pleine conscience, improbable mais vraiment survenue. Mara, ayant accepté une ultime mission bien qu’elle soit enceinte, se rend à l’aéroport et, à l’appel des passagers, décide de rentrer auprès de son père Peter et de son compagnon Alan.

Voilà, une veuve prénommée Lia, un photographe, un terrain neigeux et la photographie utilisée comme support de la mémoire reliant le passé, le présent et le futur. Nous sommes à Sceaux, en France, en 1910. La séquence peut sembler improbable parce qu’elle réunit deux personnages différents dans leurs réflexions sur l’évolution – Lia faisant même référence à Darwin – et les changements spatiotemporels survenus là où ils se trouvent. « Où pourrait être l’esprit, sinon enchâssé dans la matière? Pourquoi la science tenait-elle tant à les séparer? L’esprit s’évapore du corps par lui-même, comme l’eau douce s’évapore de l’eau de mer. Penser que tout était chimique ne réussissait en rien à la dissuader, il n’y avait pas de contradiction. À quoi donc l’esprit pourrait-il s’accrocher si ce n’est la matière? »

La solitude alors? « La solitude n’est pas un vide mais une négation, dans toute son insoutenable précision, son caractère absolu; exacte, active; dans la profondeur de chaque détail, c’est l’envers de l’amour, la sombre réplique de l’amour. »

D’Estonie à Brest-Litovsk, quelque part dans les années 1980, observons Sofia et Paavo. « Chacun s’appropria l’autre. Le savoir passait entre eux, simultané, aligné, un murmure dans un ciel à la tombée du jour… Ils entamèrent une conversation qui devait durer toute la vie, cette unique conversation avec ses longs silences, ses répétitions, ses interruptions; continue. Tout avait été réparé et rompu par leur rencontre, tout avait été ignoré ou pourvu d’un nouveau sens. »

Paris, rue Gazan. « De passage à Paris, Ernest Ruthford et sa jeune épouse avaient été invités à dîner chez Paul Langevin par ce beau soir de juin en 1903 afin de célébrer le doctorat de Marie Curie. Nous étions allés prendre le café dehors dans leur jardin tranquille surplombant le parc Montsouris, le soir était tombé et Pierre Curie avait sorti sa lanterne – un tube en cuivre trempé dans une solution de radium et de sulfure de zinc -, qui luisait faiblement parmi les feuilles comme la chair parfaite d’un amant entrevue en imagination. »

Highcliffe, Dorset, 1912. Maria Sklodowska fut obligée de fuir la France sous son nom d’épouse, Marie Curie, afin de protéger ses filles et elle-même des tourments de la guerre, dont le sort réservé aux Polonais. Accompagnée de la loyale Miss Manley, nounou de ses filles, elle fut accueillie par Hertha Ayrton. Ensemble, elles constatent que malgré leur travail respectif, elles ne recevaient pas la même reconnaissance que les hommes, sans oublier que leur rôle de mère avait les mêmes exigences et qu’il leur fallait s’inventer du temps « Parfois en se tournant elle découvrait son père à ses côtés, si proche que, s’il avait été vivant, elle aurait senti son souffle dans ses cheveux. Il lui manquait encore; mais quand il apparaissait, sa présence tranquille ne lui semblait pas appelée par le besoin qu’elle avait de lui. Elle n’avait pas besoin de nommer ni d’expliquer le phénomène. Elle savait que les êtres humains avaient toujours connu cela… »

La romancière choisit le golfe de Finlande et un proche avenir, 2025, pour faire la synthèse du fil conducteur de tout le récit et des personnages qui en ont animé la trame. Anna et Aimo – le fils de Sofia et Paavo – seront les figurants de cette ultime réflexion confiée par une voix hors champ. « Nous nous figurons l’histoire comme une série de bouleversement, des moments où les forces convergent, une soudaine poussée du sol où nous marchons, une catastrophe. Mais parfois l’histoire n’est que détritus : tas de fumier, files fantômes, plages panoramiques de sable de plastique. Parfois tout cela ensemble : une continuelle convergence d’histoires qui se déroulent trop rapidement ou trop graduellement pour qu’on arrive à les suivre; parfois l’une d’elles est trop intime pour qu’on la connaisse… L’histoire est liminaire, c’est le seuil entre ce que nous savons et ce que nous pouvons savoir; terre et ciel forment un seul plan cartésien dans le brouillard. »

J’emprunte à l’éditeur les mots qui disent, à mon avis, l’empreinte que le roman d’Anne Michaels laisse dans la conscience de la lectrice, du lecteur : « Etreintes est un livre de maturité: il faut avoir beaucoup vécu pour plonger ainsi au sein des liens filiaux et amoureux, et dans leurs silences. Tourner autour des stigmates que laisse la guerre, au sein des psychés de ceux qui l’ont fait, de ceux qui ont accueilli le survivant, et de ceux qui ont hérité de leurs souvenirs. Car c’est bien là ce qui se distille dans le livre, l’imprégnation de l’expérience de la guerre, de génération en génération. »

Soulignons en terminant qu’Étreintes fait partie de la première sélection en langue anglaise du Prix Booker 2024 et qu’il a reçu le Prix Transfuge du meilleur roman anglo-saxon 2024 dans la traduction de Mme Fortier.

mercredi 23 octobre 2024

Sophie Bertrand et Jocelyne Fournel (dir.)

Agence Stock : une histoire du photojournalisme au Québec

les éditions du passage, 2024, 200 p., 54,95 $.

L’image vaut toujours 1000 mots

La majorité des grandes revues de la presse internationale – Time, Life, Look, Paris Match, National Geographic Magazine, etc. – ont fait partie de mon éducation dès ma plus tendre enfance, dans les années 1950. Ces périodiques ont fait mon éducation à la géopolitique, aux grands événements sociaux ou scientifiques à l’échelle planétaire, le cerveau d’un enfant étant comme une éponge. Ils m’ont fait voyager sur tous les continents grâce aux photoreportages du français Henri Cartier-Bresson (1908-2004) qui affectionnait les photographies de rue, les aspects pittoresques et signifiants de la vie quotidienne. Il y eut aussi les œuvres du photographe humaniste français, Robert Doisneau (1912-1994).

Depuis mon arrivée à l’hebdo du Haut-Richelieu, Le Canada français, en 1979, j’ai connu de véritables artisans du photojournalisme : Ken Wallet, Jacques Paul, Rémi Boily, Jessica Viens-Gaboriau, sans oublier de nombreux pigistes.

Le photojournalisme de haut niveau respectant un code d’éthique rigoureux – une obligation de la profession et de la presse qui fait appel à ses services, celle qui refuse la collaboration des paparazzis – est un art dont les artisanes et artisans sont aussi importants que les articles qu’ils accompagnent ou qui sont en soi du journalisme visuel.

Les éditions du passage soulignent cette année 25 ans de recueils de poésie et de beaux livres. À mon avis, tous les livres parus à cette enseigne sont des beaux livres : la poésie sur papier crème et petit fil rouge en bordure ou les autres ouvrages dont le travail d’édition et d’impression ne cesse d’être remarqué, parce que tout à fait remarquables. Parmi les premiers ouvrages célébrant l’anniversaire de la maison d’édition, il y a Agence Stock : une histoire du photojournalisme au Québec, écrit sous la direction de Sophie Bertrand et Jocelyne Fournel.

En introduction, Mme Bertrand raconte : « En 1987, trois jeunes photographes décident de fonder une agence de photographies. À l’instar des agences de presse européennes, canadiennes ou américaines, Robert Fréchette, Jean-François LeBlanc et Martin Roy souhaitent créer une structure indépendante inédite au Québec. Dès la fin des années 1980, l’Agence Stock Photo s’inscrit dans le paysage photographique et établit des collaborations régulières avec la presse nationale et internationale. Pendant plus de trente ans, Stock va accueillir de nouveaux photographes, chacun venant y partager son expérience et sa vision singulière de la photographie documentaire. Au total, quatorze photographes – Oscar Aguirre, Benoit Aquin, Josué Bertolino, Normand Blouin, Robert Fréchette, Laurent Guérin, Caroline Hayeur, Jean-François LeBlanc, Michel Legault, Horacio Paone, Martin Roy, Jean-Eudes Schurr, Marie-Hélène Tremblay, et moi-même – ont été, à différents moments et pendant une durée variable, membres du regroupement. Rassemblés par une démarche commune à caractère social, ils·et elles ont apporté une diversité de regards sur des enjeux sociopolitiques, sur la culture locale, tout en couvrant des événements majeurs qui ont façonné la société québécoise des années 1990 à nos jours.

Quoique plusieurs de leurs images aient fait l’objet de publications monographiques, d’expositions d’envergure (Rencontres d’Arles, Rencontres photographiques de Gaspésie, Mois de la Photo à Montréal, entre autres) ou individuelles, sans compter les nombreuses parutions dans les médias, aucun ouvrage à ce jour n’a été consacré au collectif. Afin de remédier à ce manque dans l’histoire de la photographie québécoise, nous avons souhaité faire rayonner celle de l’Agence Stock Photo tout en suivant, en filigrane, une trame d’événements qui ont ponctué le Québec de 1987 à 2017. Pour ce faire, seules les photographies prises en territoire québécois ont été sélectionnées. Après une recherche approfondie dans les archives respectives des photographes, nous avons extrait, parmi des milliers d’images, celles qui nous semblaient posséder une valeur patrimoniale, tant des images iconiques ayant marqué la mémoire collective du Québec, que des images inédites présentant différentes cultures et traditions québécoises ou, plus simplement, des moments du quotidien.

Ce livre n’est pas révélateur de la vaste production photographique de ses auteur-e-s et ne prétend pas donner à voir toutes les richesses culturelles et territoriales de la province. L’ambition de cet ouvrage est plutôt d’inscrire de façon pérenne un pan de la photographie québécoise et de souligner l’apport notable de l’Agence Stock Photo dans ce domaine, autant que les écritures photographiques singulières des membres qui en ont fait partie successivement.

Le photojournalisme et la photographie documentaire représentent un instant contextualisé de nos sociétés. Les images nous permettent de nous rappeler, de nous questionner, et forment un patrimoine qui nous aide quelques fois à prendre conscience d’enjeux sociétaux, politiques ou environnementaux. Elles sont, de fait, subjectives et suscitent des polémiques ou provoquent des débats, elles nous informent ou nous désinforment parfois, comme elles peuvent, également, nous diviser ou nous rassembler autour d’une mémoire collective. Par cet objet du livre, nous vous invitons maintenant à voir ou à revoir les images des photographes qui ont fait l’histoire de l’Agence Stock Photo, et dont la somme des photographies réunies dans cet ouvrage constitue une richesse artistique, historique et sociologique, un véritable héritage commun. »

Plus de 100 photographies documentaires en noir et blanc et en couleur composent cet ouvrage selon de grandes thématiques : Référendum sur la souveraineté du Québec (1995); Résistance de Kanehsatà:ke (ou crise d’Oka, 1990); Sommet des Amériques à Québec (2011); Printemps érable (2011); Montréal, la nuit; et La chasse et la pêche.

Outre l’introduction de Sophie Bertrand, l’ouvrage comprend trois essais brefs : « Zone de turbulences, tracé d’une agence soumise à des vents contraires » de l’historien de la photographie Vincent Lavoie, ainsi que deux conversations, l’une avec Jean-François LeBlanc et l’autre avec Caroline Hayeur. Ces échanges, sous forme d’entrevue, nous font suivre la démarche de M. LeBlanc et celle de Mme Hayeur, tant comme photographe que participant au projet Agence Stock photo, et où en est leur parcours professionnel.

Je reviens sur « Zone de turbulences, tracé d’une agence soumise à des vents contraires » dans lequel V. Lavoie brosse une large fresque sur l’époque où l’agence fut créée, notamment la décision de la Cour Suprême du Canada ayant statué sur le droit à l’image, rendant techniquement impossible de publier des photos d’individu ou de groupe sans leur autorisation. Il y est aussi question de la création d’autres banques d’images aux États-Unis et ailleurs dans le monde, les règles de l’usage de ces fonds et de l’interférence que ces commerces ont causées aux professionnels de la photo documentaire et du photojournalisme.

mercredi 16 octobre 2024

Yara El-Ghadban

La danse des flamants roses

Montréal, Mémoire d’encrier, coll. « Roman », 2024, 280 p., 29,95 $.

Équilibre entre dystopie et utopie?

Un récent documentaire portant sur la désertification de territoires agricoles du Maroc, notamment les difficultés sinon l’impossibilité qu’ont les oasis de fournir l’eau nécessaire à la culture et à l’élevage, m’a fait voir en images et par des témoignages – agriculteurs, éleveurs et scientifiques – un peu de ce que Yara El-Ghadban raconte dans La danse des flamants roses, une fable contemporaine où la conscience sociale est plus aigüe que toute morale inspirée de quelque religion que ce soit.

Pour reprendre un terme à la mode en littérature comme en politique, nous sommes dans la remembrance d’une terrible dystopie où la population de la vallée de la Mort a été évincée de son territoire ancestral par Dame Nature, sur la rive de la mer Morte. L’assèchement de celle-ci que personne ne pouvait croire possible s’est bel et bien produit avec une telle rapidité que tous furent déconcertés.

L’écrivaine imagine ce drame à travers des personnages archétypaux, jamais caricaturaux, dont la majorité est composée d’adultes ayant connu cette désertification, il y a une vingtaine d’années au moment du récit. La catastrophe environnementale est survenue lorsque le sel de mer a fait figure de sable fin, du genre qu’on imagine responsable de tempêtes dévastatrices pires que ce que la neige de certains hivers peut nous faire craindre. D’autant plus que le sel est une ressource d’une telle importance que l’on ne peut s’en passer malgré les dangers qui lui sont associés.

Sans faire la généalogie de ces personnages et de leur famille, considérons-les un après l’autre pour mettre en perspective les liens qui les unissent au-delà du malheur qui les a frappés. Il y a d’abord Maïmoun, rabbin israélien, conjoint d’Aman, botaniste palestinienne; ils sont les parents d’Alef, le premier né du clan – celles et ceux qui ont fui la désertification subite – qui est le narrateur de la majeure partie du roman. Cette famille exerce un certain leadership sur la communauté des rescapés, ne serait-ce que par le fait que Maïmoun écrit le "Livre des vivants", un recueil des éphémérides au quotidien qui lui donne un certain ascendant sur le groupe et une certaine sagesse lui permettant de rappeler qu’il vaut mieux créer une société nouvelle capable d’éviter les écueils de celle d’avant. C’est d’autant plus vrai que les enfants nés ces vingt dernières années n’ont pour toutes références culturelles que celles apparues depuis leur naissance.

Parmi les autres personnages influents de et sur la communauté, il y a Isaac, le trompettiste, conjoint de la sage-femme Zeinale; le couple a une fille, Anath. Cette dernière sculpte des blocs de sel et fait preuve d’une liberté de penser et d’agir qui en dérange plusieurs, surtout ceux qui ont connu l’avant-séisme ou qui ont été éduqués selon les règles d’alors. Anath est l’amoureuse d’Alef et elle portera leur enfant au grand dam de plusieurs.

Il y a également Hos, militaire et général; Hypatia, réfugiée de la ville, éducatrice et gardienne de la Cave aux lettres, une des cavernes habitées par la population des rescapés; Toz (alias Barthos), artisan de la beauté, esthéticien et pédicure. Enfin, il y a Ankabout, une araignée (femelle) qui fait figure d’autorité plénipotentiaire sur tout un chacun, selon la crainte ou le respect qu’elle leur inspire.

Il ne faut pas surtout pas oublier que celles et ceux nés après le cataclysme sont associés à un flamant, sorte d’ange protecteur depuis que ces échassiers ont secouru les rescapés du drame.

Chaque section de la trame raconte qui un événement, qui les répercussions du terrible incident, passé ou actuel (le passé fait toujours référence au temps d’avant la fuite provoquée par l’assèchement). Les premières pages racontent de façon minimaliste, imagée et séquentielle, l’époque où la population vivait harmonieusement avec la nature, l’exode et les difficultés auxquelles elle fut exposée.

Ne vous laissez pas intimider par la première séquence dont la narration évoque des personnages ou des moments forts de la migration obligée grâce à des images plus que par des descriptions qui, de toute façon, tenteraient d’exprimer l’indicible de la situation. Cette douzaine de pages mérite notre attention grâce à son discours poétique et aux images fulgurantes choisies par l’écrivaine pour donner la juste mesure des événements et des obligations auxquelles la population a été confrontée. Nous sommes en pleine allégorie, laquelle se transforme petit à petit en une métaphore filée, laquelle n’est autre que le fil conducteur du récit.

Il y a donc deux univers qui se distinguent, celui d’avant, celui d’après le grand dérangement. Comment cette microtribu a-t-elle dû se réincarner en mettant de côté le mode de vie ancien et en s’inventant une organisation sociale toute neuve, c’est-à-dire en choisissant parmi les lois et autres obligations que leur société d’origine s’était imposées au fil des ans. Toutes et tous ont dû faire preuve d’un esprit d’ouverture selon leurs habitudes et leurs croyances, d’une résilience exceptionnelle. L’exemple du couple formé de Maïmoun, rabbin israélien, et d’Amana, botaniste palestinienne, donne le ton à l’humanisme dont ils devront faire preuve s’ils veulent tisser serrer leur vie et celle d’une société nouvelle.

La philosophie du "nouveau monde", celui d’après la fin de l’autre monde quand les eaux, si faible que fut leur courant, arrosaient la mer Morte, peut se résumer ainsi : « Comprendre sans nommer sans posséder est une danse. Alors dansons dansons dansons la danse des flamants. Et personne ne danse mieux qu’Anath [l’amie d’Alef le narrateur]. J’ai toujours admiré sa capacité de se laisser emporter par le courant. Accepter les choses et les énigmes des choses. Rire danser créer déguster aimer sans attacher à chaque acte une interrogation. Vivre le mystère vivre la magie. Laisser les questions planer nuages dans le ciel. »

Les individus et les familles se sont installés dans des cavernes. Cela m’a rappelé « l’allégorie de la caverne exposée par Platon dans La République. Elle expose en termes imagés les conditions d’accession de l’humain à la connaissance du Bien, au sens métaphysique du terme, ainsi que la transmission de cette connaissance. » Plus prosaïquement, il leur faut trier parmi les us et coutumes celles à conserver et celles à reléguer à l’oubli. Ce faisant, le roman nous initie à des habitudes et des pratiques millénaires, parfois vitales, dont il faut mesurer la réelle importance. Ce qui allège le poids de la réflexion, surtout des échanges entre les différents personnages, ce sont les nombreuses références sociales et les diverses activités qu’évoque Yara El-Ghadban dans le processus de revitalisation de la société où faire du neuf avec du vieux n’est pas simple, mais possible.

Par exemple, on amène fréquemment les enfants à faire une « sarah », c’est-à-dire une promenade ou une excursion dans leur environnement natal jusqu’aux frontières du monde de l’enfance de leurs parents, représentées par une muraille dont il faut éviter le regard malveillant des gardiens.

Autre exemple plus révélateur encore, la langue. « Combien de langues les humains avaient-ils inventées? Combien en avaient-ils oublié? Il a fallu la fin du monde pour retrouver la première de toutes les langues, celle qui nous liait à la vie. Celle qui nous liait à tous les vivants de cette terre. Celle qui nous a ôté le nom des prédateurs. Celle qui nous a appris à attendre attendre que la vie nous nomme. »

L’agora se nomme ici « Arbre de vie », c’est là où se tiennent les palabres. « Chaque survivant devait faire son aveu, partager ses rêves et traumatismes, avouer tout ce qu’on avait fait ou n’avait pas fait lors de l’effondrement, exposer les cauchemars les regrets les pires secrets. Tout le monde devait écouter sans jugement sans rétribution. La seule condition était la vérité, la vérité afin de vivre parmi les autres. Sinon il devait tenter sa chance dehors, dans le trou noir qu’était devenu le monde extérieur. »

Enfin, retenons que la quasi-totalité de la narration est faite par Alef, fils de Maïmoun et d’Amana, premier à naître dans ce nouveau monde. Ce n’est pas un hasard qu’il en soit ainsi, car le personnage d’Alef représente bien l’effet de « tabula rasa », la virginité de la société nouvelle par-devers les us et coutumes d’autrefois. Alef joue parfois l’empêcheur de tourner en rond quand le ton monte entre les anciens, la génération de ses parents, et les nouveaux, celles et ceux des flamants roses.

Après vingt ans, l’inévitable question se pose : doivent-ils franchir le mur et retrouver leur ancien mode de vie maintenant qu’un bouclier kinesthésique semble protéger leurs anciens concitoyens? doivent-ils pour ce faire abandonner tout le travail qu’ils ont fait pendant ces années d’isolement? comment les enfants nés durant cette période vont-ils vouloir ou pouvoir vivre dans une société qui n’est pas la leur à proprement parler? Voilà autant de questions auxquelles toutes et tous devront répondre, tout comme les lectrices et lecteurs de La danse des flamants roses devant leur propre défi de bouleversements sociaux engendrés, entre autres, par les changements climatiques et la montée de divers extrémismes.

L’allégorie sociologique proposée par Yara El-Ghadban a une dimension universelle tirée d’un cataclysme climatique imaginaire survenu en mer Morte – laquelle est partagée entre Israël, la Cisjordanie et la Jordanie et réputée pour sa salinité extrêmement élevée – mais qui peut survenir ailleurs sur la planète. Puis, compte tenu du territoire où le récit se déroule, il n’est pas sans rappeler les conflits ethniques et religieux auxquels sont soumises les populations de cette région.

mercredi 9 octobre 2024

Lise Gauvin

Créer. Écouter. Portraits d’artistes et d’écrivain.es

Montréal, Mémoire d’encrier, coll. « Essai », 2024, 160 p., 29,95 $.

L’univers littéraire de Lise Gauvin

Cela peut sembler prétentieux de parler de l’univers d’une écrivaine à l’œuvre multiple, telle Lise Gauvin. Pourtant, ce n’est là que rendre compte de sa réalité, considérant tout ce que son travail embrasse. Ne pensons qu’à Des littératures de l’intranquillité (Karthala. 2023) où l’ensemble des littératures francophones, de ses artisanes et artisans, sont représentées.

Mme Gauvin nous revient avec Créer. Écouter. Portraits d’artistes et d’écrivain.es (Mémoire d’encrier, 2024). L’essayiste a organisé sa riche matière en deux sections : elle fait d’abord un survol de l’œuvre de la plupart des artistes et des écrivains étudiés ayant marqué leur époque; puis, elle donne à lire une part du verbatim des rencontres qu’elle a eu avec la majorité d’entre eux, tout en mettant en contexte le moment, le lieu ou le climat socioculturel de ces conversations.

À sa façon, « Lise Gauvin rend hommage aux artistes et écrivains exceptionnels qu'elle a côtoyés et qui l'ont marquée au cours de son parcours. Ses invités sont : Édouard Glissant, Jean-Paul Riopelle, Gaston Miron, Marie-Claire Blais, Assia Djebar, Anne Magnan, Anne Hébert, Joséphine Bacon. »

D’ailleurs, elle souligne qu’il « y a dans toute rencontre quelque chose d’imprévisible et de suspendu. Celles qui sont présentées dans cet ouvrage ont eu pour effet de me rendre sensible à cette pensée du tremblement que Glissant décrit comme étant l’emblème de notre modernité. Puisse cet archipel d’artistes et d’écrivains inspirer également les générations à venir. »

Situons brièvement ces gens? J.-P. Riopelle est le peintre plus grand que nature que l’on sait à qui Gauvin a consacré Chez Riopelle : visite d’atelier (l’Hexagone, 2002) dont la transcription est reprise ici. De plus, le tableau 29 de L’hommage à Rosa Luxembourg illustre la quatrième de couverture du présent livre.

La présentation de l’œuvre de Marie-Claire Blais, intitulée « L’amie prodigieuse », fait écho à Les lieux de Marie-Claire Blais (Nota bene, 2020), un ouvrage où sont réunis les diverses conversations que mesdames Blais et Gauvin ont eues à Montréal, Paris ou à Key West. La synthèse de l’ensemble de l’œuvre de la regrettée M.-C. Blais est remarquable du point de vue du chroniqueur que je suis, car ma première relation littéraire avec l’écrivaine ne fut pas un succès. Devoir enseigner Une saison dans la vie d’Emmanuel – pour des raisons administratives de l’école – n’était vraiment pas au niveau de la littéracie des élèves de 16 ou 17 ans, pas plus qu’au jeune prof de littérature que j’étais. La conséquence fut que je n’ai plus lu que quelques pages de Blais comme ce fut le cas de Réjean Ducharme pour d’autres raisons. Donc, l’analyse sommaire de l’œuvre et l’échange que propose ici Lise Gauvin m’ont « réconcilié » avec les livres de son « amie prodigieuse », au point où je me suis procuré Parcours d’un écrivain : notes américaines (Boréal compact, 2024) et entrepris sa lecture.

Édouard Glissant, « le visionnaire errant », est aussi un collègue et un ami de l’essayiste. Elle semble connaître l’ensemble des théories littéraires – concept concepts d’« antillanité », de « Tout-monde » et de « Relation » – que l’écrivain martiniquais a développées, mises en valeur et défendues tout au long de sa vie. Il est aussi le créateur du prix Carbet de la Caraïbe et du Tout-Monde, en 1989 et les rédacteurs de la revue Carbet, prix qui récompense annuellement une œuvre témoin des imaginaires et des identités en résonance. Lise Gauvin a été « recrutée en 1991 par des membres du comité de rédaction de la revue Carbet ».

Assia Djebar est une femme de lettres algérienne d’expression française dont le parcours et la carrière sont remarquables à tous points de vue, d’autant qu’ils ont été reconnus par l’Académie française dont elle fut sociétaire de juin 2005 à février 2015, au moment de son décès. « L’oralité des femmes est une oralité cahotée, comme suspendue dans un souffle entre eux silences immémoriaux. Assia Djebar a toujours été l’écouteuse, celle qui entend les voix jusque-là inaudibles pour les faire advenir au statut de parole écrite, et par là même transmise aux générations avenir… Dans la vie comme dans ses romans, Djebar était cette écouteuse toujours disponible pour participer à une rencontre afin des= discuter d’écriture et de littérature. » C’est dans le cadre de certains de ces forums que Mme Gauvin a rencontré l’Académicienne avec laquelle elle s’est ensuite entretenue. Un de leurs échanges, paru en 1996 sous le titre « Territoires des langues », est ici repris in extenso avec une intéressante mise en contexte.

Revenons au Québec, sans trop nous éloigner de la France, car parler de Gaston Miron c’est aussi parler de la mission que « l’homme rapaillé », « Miron le magnifique » s’est donné de promouvoir la littérature québécoise, devenue littérature nationale dans son discours. Le peu que je connaisse de Gauvin et de Miron me permet d’imaginer le conflit organisationnel qui pouvait parfois surgir, l’une étant hyper structuré, l’autre, un peu brouillon. J’entends leur voix discutant des choix d’écrivaines et d’écrivains devant se retrouver dans les pages d’Écrivains contemporains du Québec. Anthologie dont l’édition revue et mise à jour parut à l’Hexagone / Typo peu après le décès de Miron. Mme Gauvin n’a rien changé de leur révision, sinon d’ajouter le nom et quelques poèmes de son regretté collègue. On retrouve dans Créer. Écouter. Portraits d’artistes et d’écrivain.es l’admiration réciproque des deux littéraires et un exemple des joutes verbales qu’on peut imaginer lors de leurs discussions, la différence des personnalités et l’intelligence de chacun sont en soi des pages de littérature raisonnée.

« Joséphine Bacon est la poète autochtone la plus populaire et la plus connue au Québec aujourd’hui. Innu de Pessamit, elle est cinéaste, traductrice, interprète et parolière. Depuis son premier recueil, Bâton rouge / Tshissinuatshitakana (2009), publié en français et en innu-aimun, elle a ouvert la voie à ce type d’édition bilingue de plus en plus répandu. Par ses nombreux prix littéraires, elle a contribué à la valorisation des figures d’écrivain.e et de poète à l’intérieur des communautés autochtones. » (Maurizio Gatti, Littératures autochtones francophones du Québec, Montréal, Bq, 2024, p. 157)

Lise Gauvin intitule, avec justesse, son bref tour d’horizon de l’œuvre de Joséphine Bacon « La rapailleuse » et l’entretien, la « survivante d’un récit qu’on ne raconte pas ». L’essayiste raconte : « Je n’ai rencontré Joséphine Bacon qu'à quelques reprises mais chaque fois j’ai été éblouie par la justesse de ses propos, la qualité de sa présence et ce calme philosophe qui la distingue et qui émane d’elle malgré une démarche cahotante. Ne nous trompons pas, la tranquillité n’est qu’apparence. Joséphine Bacon a reçu un des héritages les plus lourds à porter, celui de la culture amérindienne, qu’elle préfère nommer "indienne", une culture dont on commence à peine à soupçonner l’ampleur. C’est à cet héritage qu’elle a consacré sa vie et qu’elle s’évertue à transmettre. »

Deux femmes complètent cette généalogie littéraire, l’écrivaine Anne Hébert et la mystérieuse Anne Magnan.

Est-il encore nécessaire de faire le bilan de l’œuvre pluriforme de la grande Anne Hébert? C’est possible, je vous suggère alors de lire l’article que lui consacre le dictionnaire collaboratif Wikipédia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Anne_Hébert), cela devrait vous inciter à lire l’un ou l’autre de ses livres, poèmes ou romans. Mieux, l’intégrale de son œuvre, parue aux Presses de l’Université de Montréal, sous la direction de Nathalie Watteyne, fondatrice du Centre Anne Hébert de l’Université de Sherbrooke.

La rencontre de l’essayiste et de l’écrivaine est chaleureuse; leur conversation reflète à mon avis l’image douce et mystérieuse que Mme Hébert a entretenue, tout en donnant au lecteur une occasion de plus d’apprécier aussi bien l’œuvre que l’autrice.

Je termine ce tour d’horizon avec ce curieux personnage que Mme Gauvin a choisi de présenter : Anne Magnan. « J’ai rencontré Anne par hasard, un jour qu’on m’avait invitée à participer à une émission de radio à propos de la francophonie d’Amérique. On m’avait alors offert en prime le nom d’une aïeule, Anne Magnan. Elle m’a tout de suite émue. Ses quinze ans. Son origine parisienne. Sa traversée. Son destin. Tout cela si lointain et si proche à la fois. Je désirai la connaître. Mettre mes pas dans les siens. D’elle je savais peu de choses. Tout au plus son nom, son âge, son arrivée en 1165 et son statut de "Fille du roi". Ce qu’on a dit et médit à propos de ces femmes m’intriguait. »

Les onze pages que l’essayiste consacre à la jeune femme sont à la fois historiquement factuelles et le fruit de son talent d’écrivaine. Ces pages sont parmi celles que j’ai préférées, car elles sont l’occasion de rappeler l’importance historique des "Fille du roi" dont a trop longtemps terni la réputation, ce que des historiens contemporains ont rétablie dont Yves Landry, Johannais d’origine, entre autres dans son livre Les Filles du roi au XVIIe siècle (Bibliothèque québécoise, 2013).

Retenons ceci : « Comme les Filles du roi étaient majoritairement "francisantes", leur présence contribua à l’unification de la langue qui se produisait en Nouvelle-France beaucoup plus tôt que dans la métropole où les patois étaient toujours prédominants… Il est en effet attesté que l’unification du français s’est opérée en Nouvelle-France bien avant son institution comme langue commune en France, ainsi que le démontre l’enquête effectuée par l’abbé Grégoire au XVIIIe siècle qui conclut dans son rapport, en 1794, que sur vingt-huit millions d’habitants, douze millions ne connaissent pas le français et trois millions seulement le parlent correctement. »

En conclusion, je suis d’avis que l’essayiste Gauvin fait, avec ce nième livre, une œuvre pédagogique tant par l’intelligence de ses analyses des créations artistiques de ces remarquables écrivains.es, que par les échanges qu’elle a eus avec eux, dont le verbatim nous fait entrer dans leur intimité littéraire. « Qu’y a-t-il de commun entre ces êtres qui ont ainsi suscité mon admiration? Précisément cela, leur capacité d’admirer, leur qualité d’écoute, leur façon de favoriser autour d’eux une atmosphère propice à la création et la générosité de leur accueil. »