Louise Dupré
L’homme au camion
Montréal, Héliotrope, 2025, 162 p., 24,95 $.
Pour saluer Louise Dupré
L’écrivaine Louise Dupré est une des remarquables artisanes de la littérature québécoise. Elle fait partie de mon panthéon, ces écrivaines et écrivains dont j’observe l’assemblage de l’œuvre un livre à la fois. Poésie, fiction ou essai, elle a créé son univers de tout ce qui compose l’existence des êtres, réels ou imaginaires.
Je m’arrête ici à ses fictions. Depuis La memoria (XYZ,
1996), elle aborde la quête de l’amour,
du bonheur et d’une éternité incertaine qui nourrit l’être humain depuis la
nuit des temps. Les moments de grands plaisirs qu’apporte la lecture de ce
roman viennent de l’harmonie des moyens déployés et du récit qui éclot. On se
laisse séduire par l’écriture de Louise Dupré, les personnages qu’elle a créés
et la plénitude qui se dégage de la trame.
Il y a aussi eu le troublant Théo à jamais (2020). Lu
à des milliers de kilomètres d’ici, sans voir venir la pandémie, car tout
envahi par le spleen déroutant des tourments de Théo. Une histoire si
troublante qu’on n’en sort pas indemne.
Juste avant Théo, il y a eu L’album multicolore
(2014), un récit autobiographique dans lequel la mère de l’auteure a rassemblé
des photos d’enfance de sa fille qu’elle lui a remises peu de temps avant de
mourir. Comme un album d’instantanés, on parcourt une suite d’images de moments
à jamais fixés dans la mémoire de l’écrivaine, notamment les derniers mois de
vie de sa mère et son incontournable apprentissage du deuil. L’album
multicolore n’est pourtant pas une histoire triste, mais une leçon sur l’incidence
de la tristesse et de la nostalgie.
D’où vient l’importance de connaître ses parents autrement
que par nos seuls souvenirs faits d’une myriade d’événements dont nous avons
été acteurs ou témoins, ou qui sont inscrits dans notre mémoire parce qu’ils
nous ont été si souvent répétés? « J’habitais, jusqu’à tout récemment, une
vie tissée dans le droit fil d’un passé sans histoire. » Ses deux parents
décédés, l’autrice-narratrice se fait un devoir de découvrir un peu de sa
généalogie, espérant comprendre l’origine de sa propre destinée.
Une remarque initiale m’a laissé songeur : « … j’appréciais
la chance que j’avais eu quand je me comparais à cet ami adopté à la naissance,
cet ami qui ignorait l’identité de ses géniteurs et en avait souffert. Est-ce
que moi, j’aurais pu vivre sans savoir? J’aurais gâché de précieuses années à
faire des recherches sans peut-être obtenir de réponse. » Était-ce à dire que
tout enfant adopté n’a de vie complète que s’il s’engage dans la recherche de
ses géniteurs et la célébration des retrouvailles? Je vois là une confusion fréquente
entre génitalité et parentalité. Les parents sont ou étaient généralement à la
fois l’un et l’autre. Il y a aussi des couples, traditionnels ou non, qui, même
s’ils ont vu grandir leur progéniture, n’ont jamais su apprendre à être de
véritables parents. A contrario, il y a des adoptants qui sont des parents plus
grands que nature. Les retrouvailles des enfants et des parents biologiques ne
sont pas toujours gage d’un parfait maillage, tant s’en faut.
Revenons à la recherche de L’homme au camion. Serait-ce
là un risque que prend l’écrivaine comme tant d’adultes qui, à l’âge des
bilans, retourne les pierres du pays de leur temps jadis en espérant y trouver la
signification de ce qu’a été l’espace-temps de leur petite enfance à l’adolescence?
« J’essaie de savoir qui était mon père, d’où il provenait, ce qu’il a pu
ressentir, je veux comprendre pourquoi nous sommes restés à distance l’un de l’autre.
J’épluche les rares témoignages que j’ai de ma famille, j’étudie la vie de mes
oncles, je remonte la lignée familiale comme je le peux, même si mes aïeuls ne
sont que des noms inscrits dans l’arbre généalogique, des fantômes sans
histoire. Sans voix.
À défaut de pouvoir mettre des visages sur des noms, il y
avait la ferme au bord du Richelieu, dont je garderai toujours des images. Avec
une maison qui avait vu plusieurs générations de Dupré naître, grandir, se
marier, faire l’amour, faire les foins, faire les sucres, couper du bois pour
chauffer le poêle, cultiver le potager, nourrir les animaux, pleurer les vieux
parents qui s’éteignaient après des décennies de travail, pleurer des enfants
morts en bas âge, et finir par sécher leurs larmes, puisqu’il fallait bien que
la vie reprenne le dessus. »
L’enquête que mène Louise Dupré – telle une auteure de polar
– et les découvertes qu’elle fait doivent être mises en perspective de l’Histoire
sociopolitique du Québec, depuis le début du 20e siècle. Ce qu’elle
apprend de la ferme familiale des Dupré, des drames qui s’y sont déroulés, dont
celui, fondateur selon elle, d’être obligé de confier les cinq frères à l’orphelinat,
une pratique plus courante que l’on croit, compte tenu des règles non écrites
qui faisaient en sorte que, si les enfants devenaient un impossible fardeau,
peu importe la raison, les familles, après avoir épuisé tous les recours au
sein de la famille élargie, les envoyaient à l’orphelinat. Ainsi, selon « les
registres, [mon père] est entré à l’orphelinat de Saint-Hyacinthe le 9 février
1915 et l’a quitté le 20 octobre 1916 pour celui de Marieville. Le 14 juillet
1919, il ira vivre chez Émile Guertin, à Saint-Jean-Baptiste-de-Rouville. Il n’avait
pas encore onze ans. À cet âge, les enfants étaient placés dans les fermes "en
élève", comme on disait alors… les enfants étaient forcés de travailler
contre le gîte et le repas. Terminée, l’école. »
Détricoter la vie d’un proche n’est jamais chose facile,
surtout qu’il est impossible d’atteindre son anima. Par exemple, si l’Institut
généalogique Drouin est parvenu à défricher les branches endormies de
nombreuses familles québécoises, les résultats obtenus ne sont qu’un arbre aux
multiples branches, côté mère, côté père.
Si son papa, L’homme au camion, a connu une existence
à vau-l’eau, cela explique-t-il la distance entre lui et sa fille ou était-ce son
incompétence à exprimer des sentiments dont il ignore le vocabulaire?
Ultimement, c’est la fragilité de leur relation affective qui attriste l’auteure.
Que n’a-t-elle pas su faire pour établir ce lien à l’époque où la vie des
parents semble acquise ou qu’on ne se pose tout simplement pas de telles questions?
Est-ce mieux si, adulte, on tente de tout rationaliser?
Que dire de la distance que la scolarisation a parfois creusé
entre les parents et leur progéniture à l’ère de la Révolution tranquille? Louise
Dupré interroge le fait que son père soit un analphabète fonctionnel. Elle se
souvient cependant que sa mère disait – une opinion que je partage sans réserve
– qu’il y a des gens instruits qui n’ont aucune éducation et des gens éduqués sans
grande instruction. « Ces gens-là comme mon père, qui sont dignes, on les
ignore. Ils ne sont pas dans les livres, alors qu’ils méritent de l’être. »
Cela rappelle les essais de Jean-Philippe Pleau, Au temps
de la pensée pressée (Lux, 2023) et Rue Duplessis : ma petite
noirceur (2024). Issu d’une famille ouvrière peu ou pas scolarisée,
« les circonstances de sa vie lui ont cependant permis de poursuivre des
études universitaires… Il est aujourd’hui étranger au monde d’où il vient, sans
vraiment appartenir à celui dans lequel il a abouti. »
L’ultime quête de l’écrivaine Dupré est beaucoup plus
profonde qu’il peut sembler. Si les relations affectives avec son père lui ont
manqué et qu’elle vient à comprendre l’origine des difficultés de communiquer
entre eux, la triste fin de la vie de ce dernier restera toujours pour elle inexplicable
et incompréhensible, surtout impossible à rationaliser. Comme sa mère avant
elle, il lui faut accepter que le deuil de son père ne soit jamais complet, le
brouillard planant au-dessus de sa fin de vie étant impossible à dissiper.
La plume de Louise Dupré, aussi sensible soit-elle, ne m’a jamais semblé si près de l’intimité des émotions. Son récit est tel un sismographe de ses affects qu’elle expose sans filtre, nous faisant même oublier la part de fiction liant tous les éléments de la trame du récit. Ce n’est donc pas surprenant qu’elle en vienne à conclure que « l’écriture ne guérit pas, non. Mais elle rend plus consciente, me permet de continuer d’avancer vers un horizon dont j’entrevois la lumière. » Cela ressemble à la sagesse du grand âge, ce mirage évoqué par tant de gens, mais dont la quête est bel et bien réelle pour la génération des septuagénaires à laquelle elle et moi appartenons.
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