mercredi 26 mars 2025

Louise Dupré

L’homme au camion

Montréal, Héliotrope, 2025, 162 p., 24,95 $.

Pour saluer Louise Dupré

L’écrivaine Louise Dupré est une des remarquables artisanes de la littérature québécoise. Elle fait partie de mon panthéon, ces écrivaines et écrivains dont j’observe l’assemblage de l’œuvre un livre à la fois. Poésie, fiction ou essai, elle a créé son univers de tout ce qui compose l’existence des êtres, réels ou imaginaires.

Je m’arrête ici à ses fictions. Depuis La memoria (XYZ, 1996), elle aborde la quête de l’amour, du bonheur et d’une éternité incertaine qui nourrit l’être humain depuis la nuit des temps. Les moments de grands plaisirs qu’apporte la lecture de ce roman viennent de l’harmonie des moyens déployés et du récit qui éclot. On se laisse séduire par l’écriture de Louise Dupré, les personnages qu’elle a créés et la plénitude qui se dégage de la trame.

Il y a aussi eu le troublant Théo à jamais (2020). Lu à des milliers de kilomètres d’ici, sans voir venir la pandémie, car tout envahi par le spleen déroutant des tourments de Théo. Une histoire si troublante qu’on n’en sort pas indemne.

Juste avant Théo, il y a eu L’album multicolore (2014), un récit autobiographique dans lequel la mère de l’auteure a rassemblé des photos d’enfance de sa fille qu’elle lui a remises peu de temps avant de mourir. Comme un album d’instantanés, on parcourt une suite d’images de moments à jamais fixés dans la mémoire de l’écrivaine, notamment les derniers mois de vie de sa mère et son incontournable apprentissage du deuil. L’album multicolore n’est pourtant pas une histoire triste, mais une leçon sur l’incidence de la tristesse et de la nostalgie.


La quête de l’identité des parents est récurrente dans la vie comme dans la fiction. Louise Dupré, plus de quarante ans après la disparition brutale de son père, fait le pari qu’il n’est pas trop tard pour se réconcilier avec lui et pour lui dire toute son affection. Elle s’est donc mise à la recherche d’Aimé-Arthur Dupré, L’homme au camion, son père issu d’une fratrie de cinq garçons dont l’existence, dès le plus jeune âge, a été mise à mal.

D’où vient l’importance de connaître ses parents autrement que par nos seuls souvenirs faits d’une myriade d’événements dont nous avons été acteurs ou témoins, ou qui sont inscrits dans notre mémoire parce qu’ils nous ont été si souvent répétés? « J’habitais, jusqu’à tout récemment, une vie tissée dans le droit fil d’un passé sans histoire. » Ses deux parents décédés, l’autrice-narratrice se fait un devoir de découvrir un peu de sa généalogie, espérant comprendre l’origine de sa propre destinée.

Une remarque initiale m’a laissé songeur : « … j’appréciais la chance que j’avais eu quand je me comparais à cet ami adopté à la naissance, cet ami qui ignorait l’identité de ses géniteurs et en avait souffert. Est-ce que moi, j’aurais pu vivre sans savoir? J’aurais gâché de précieuses années à faire des recherches sans peut-être obtenir de réponse. » Était-ce à dire que tout enfant adopté n’a de vie complète que s’il s’engage dans la recherche de ses géniteurs et la célébration des retrouvailles? Je vois là une confusion fréquente entre génitalité et parentalité. Les parents sont ou étaient généralement à la fois l’un et l’autre. Il y a aussi des couples, traditionnels ou non, qui, même s’ils ont vu grandir leur progéniture, n’ont jamais su apprendre à être de véritables parents. A contrario, il y a des adoptants qui sont des parents plus grands que nature. Les retrouvailles des enfants et des parents biologiques ne sont pas toujours gage d’un parfait maillage, tant s’en faut.

Revenons à la recherche de L’homme au camion. Serait-ce là un risque que prend l’écrivaine comme tant d’adultes qui, à l’âge des bilans, retourne les pierres du pays de leur temps jadis en espérant y trouver la signification de ce qu’a été l’espace-temps de leur petite enfance à l’adolescence? « J’essaie de savoir qui était mon père, d’où il provenait, ce qu’il a pu ressentir, je veux comprendre pourquoi nous sommes restés à distance l’un de l’autre. J’épluche les rares témoignages que j’ai de ma famille, j’étudie la vie de mes oncles, je remonte la lignée familiale comme je le peux, même si mes aïeuls ne sont que des noms inscrits dans l’arbre généalogique, des fantômes sans histoire. Sans voix.

À défaut de pouvoir mettre des visages sur des noms, il y avait la ferme au bord du Richelieu, dont je garderai toujours des images. Avec une maison qui avait vu plusieurs générations de Dupré naître, grandir, se marier, faire l’amour, faire les foins, faire les sucres, couper du bois pour chauffer le poêle, cultiver le potager, nourrir les animaux, pleurer les vieux parents qui s’éteignaient après des décennies de travail, pleurer des enfants morts en bas âge, et finir par sécher leurs larmes, puisqu’il fallait bien que la vie reprenne le dessus. »

L’enquête que mène Louise Dupré – telle une auteure de polar – et les découvertes qu’elle fait doivent être mises en perspective de l’Histoire sociopolitique du Québec, depuis le début du 20e siècle. Ce qu’elle apprend de la ferme familiale des Dupré, des drames qui s’y sont déroulés, dont celui, fondateur selon elle, d’être obligé de confier les cinq frères à l’orphelinat, une pratique plus courante que l’on croit, compte tenu des règles non écrites qui faisaient en sorte que, si les enfants devenaient un impossible fardeau, peu importe la raison, les familles, après avoir épuisé tous les recours au sein de la famille élargie, les envoyaient à l’orphelinat. Ainsi, selon « les registres, [mon père] est entré à l’orphelinat de Saint-Hyacinthe le 9 février 1915 et l’a quitté le 20 octobre 1916 pour celui de Marieville. Le 14 juillet 1919, il ira vivre chez Émile Guertin, à Saint-Jean-Baptiste-de-Rouville. Il n’avait pas encore onze ans. À cet âge, les enfants étaient placés dans les fermes "en élève", comme on disait alors… les enfants étaient forcés de travailler contre le gîte et le repas. Terminée, l’école. »

Détricoter la vie d’un proche n’est jamais chose facile, surtout qu’il est impossible d’atteindre son anima. Par exemple, si l’Institut généalogique Drouin est parvenu à défricher les branches endormies de nombreuses familles québécoises, les résultats obtenus ne sont qu’un arbre aux multiples branches, côté mère, côté père.

Si son papa, L’homme au camion, a connu une existence à vau-l’eau, cela explique-t-il la distance entre lui et sa fille ou était-ce son incompétence à exprimer des sentiments dont il ignore le vocabulaire? Ultimement, c’est la fragilité de leur relation affective qui attriste l’auteure. Que n’a-t-elle pas su faire pour établir ce lien à l’époque où la vie des parents semble acquise ou qu’on ne se pose tout simplement pas de telles questions? Est-ce mieux si, adulte, on tente de tout rationaliser?

Que dire de la distance que la scolarisation a parfois creusé entre les parents et leur progéniture à l’ère de la Révolution tranquille? Louise Dupré interroge le fait que son père soit un analphabète fonctionnel. Elle se souvient cependant que sa mère disait – une opinion que je partage sans réserve – qu’il y a des gens instruits qui n’ont aucune éducation et des gens éduqués sans grande instruction. « Ces gens-là comme mon père, qui sont dignes, on les ignore. Ils ne sont pas dans les livres, alors qu’ils méritent de l’être. »

Cela rappelle les essais de Jean-Philippe Pleau, Au temps de la pensée pressée (Lux, 2023) et Rue Duplessis : ma petite noirceur (2024). Issu d’une famille ouvrière peu ou pas scolarisée, « les circonstances de sa vie lui ont cependant permis de poursuivre des études universitaires… Il est aujourd’hui étranger au monde d’où il vient, sans vraiment appartenir à celui dans lequel il a abouti. »

L’ultime quête de l’écrivaine Dupré est beaucoup plus profonde qu’il peut sembler. Si les relations affectives avec son père lui ont manqué et qu’elle vient à comprendre l’origine des difficultés de communiquer entre eux, la triste fin de la vie de ce dernier restera toujours pour elle inexplicable et incompréhensible, surtout impossible à rationaliser. Comme sa mère avant elle, il lui faut accepter que le deuil de son père ne soit jamais complet, le brouillard planant au-dessus de sa fin de vie étant impossible à dissiper.

La plume de Louise Dupré, aussi sensible soit-elle, ne m’a jamais semblé si près de l’intimité des émotions. Son récit est tel un sismographe de ses affects qu’elle expose sans filtre, nous faisant même oublier la part de fiction liant tous les éléments de la trame du récit. Ce n’est donc pas surprenant qu’elle en vienne à conclure que « l’écriture ne guérit pas, non. Mais elle rend plus consciente, me permet de continuer d’avancer vers un horizon dont j’entrevois la lumière. » Cela ressemble à la sagesse du grand âge, ce mirage évoqué par tant de gens, mais dont la quête est bel et bien réelle pour la génération des septuagénaires à laquelle elle et moi appartenons.

Aucun commentaire:

Publier un commentaire