mercredi 9 avril 2025

Gilles Archambault

Les années s’écoulent lentes et légères

Montréal, Boréal, 2025, 112 p., 19,95 $.

Sortir de chez soi suivi d’Une démarche de chat, Le Tricycle et Bud Cole Blues

Montréal, Boréal, coll. « Boréal, compact », 2025, 192 p., 14,95 $.

Pour saluer Gilles Archambault

Boréal publie simultanément Les années s’écoulent lentes et légères, un recueil de vingt-deux nouvelles inédites de Gilles Archambault, et Sortir de chez soi suivi d’Une démarche de chat, Le Tricycle et Bud Cole Blues, deux essais parus au Noroît en 2013 et 2016, accompagnés de deux pièces radiophoniques publiées chez Leméac, en 1974.

Les nouvelles composant Les années s’écoulent lentes et légères sont des aquarelles minimalistes où apparaît, en transparence, l’image d’une femme ou d’un ami abîmé par l’âge. Ces souvenirs intimes aux couleurs délavées sont puisés à l’aune d’un passé presque oublié. L’écrivain Archambault poursuit ainsi cette quête de flots, entre tumulte et apaisement, le menant à bon port.

Dans « Lentes et légères », le plus long récit du recueil, le narrateur – alter ego l’écrivain comme il en a l’habitude – découvre qu’un locataire de la tour où il habite est André Melin, un écrivain âgé dont il a descendu en flèche un des premiers romans, lorsqu’il était lui-même un jeune chroniqueur prétentieux. Melin, non seulement le reconnaît, mais il en fait son interlocuteur privilégié. Le poids de l’âge de l’un et l’autre se manifeste par l’évocation de souvenirs épars confondant les hauts et les bas du passé.

Je retiens ces mots particulièrement cruels à l’égard de Melin, : « On prétend un peu moins qu’il est une des figures québécoises importantes de sa génération. Comme il fallait s’y attendre, des écrivains plus jeunes ont surgi qui traitent dans leurs romans de préoccupations nouvelles dont lui [Melin], l’ancêtre, n’a même pas notion. »

Une représentante de la génération émergente est au cœur d’Une démarche de chat, l’essai de 2016 repris dans Sortir de chez soi. Il s’agit d’Ariane, une jeune femme qui a partagé quelques années de son enfance avec le narrateur, à l’époque où Esther, sa mère, en était l’amoureuse. Cette dernière, redevenue en bons termes avec son vieil amant, souhaite qu’il conseille Ariane afin qu’elle évite les écueils auxquels se heurtent les débutantes.

Le vieil écrivain accepte d’occuper le chalet d’Esther, partie en voyage, pour s’occuper du chat qu’elle vient d’adopter. Il en profite pour écrire à Ariane. L’exergue de cette correspondance, tiré « De livre en livre » de Michel Cournot, oriente son propos : « L’importance d’un écrivain ne repose pas sur ce qu’il dit. Elle repose sur sa voix, qui est aussi une démarche, une façon de mettre un mot devant l’autre, comme on met ses pieds. Lorsqu’un écrivain manque d’allure, ce qu’il dit ne porte pas. » Cela s’appelle avoir du style, un style reconnaissable d’entre tous.

Donneur de conseils! Le narrateur s’en défend, se considérant un débutant tout comme Ariane. « De toute manière, comment peut-on être un écrivain "arrivé"? » Pourquoi alors cette lettre, sinon parce qu’il éprouve une profonde affection pour celle qui fut et demeure l’enfant de « l’autre » comme cela arrive fréquemment avec la progéniture d’une nouvelle compagne ou d’un nouveau compagnon, avec qui on développe un lien, aussi profond que gratuit, et qui ne saurait être effacé par une rupture amoureuse.

Sans que cette affection soit explicite dans le propos, elle me semble finement inscrite en filigrane. « Comment puis-je être à tes yeux autre chose qu’un vieil homme qui a la caractéristique d’écrire des livres?... Comment puis-je faire l’impasse sur ce qui nous sépare? J’y parviens sans trop d’efforts. C’est le privilège du vieil âge. Laisser sa place sans regrets, toujours vains… Ne me serait resté, Ariane, que le souhait d’une exigence. N’accepte jamais pour trop longtemps de laisser entrer dans ta vie ce que tu estimes être de la médiocrité. »

La classe de maître débute ainsi. Nulle autre leçon ne viendra, sinon lorsqu’il relate quelques-unes de ses expériences d’écrivain sur un vieil air de jazz à la Archambault. « Le passé nous nourrit souvent de bien étrange façon. Quand on me demande pourquoi j’écris, je ne sais pas toujours répondre qu’écrire correspond pour moi à une tentative pour échapper à l’inconscience… J’oserais dire que la vie ne m’a jamais autant satisfait qu’à ces moments où je me noyais dans l’écriture… l’enchantement de l’écriture en ce temps-là, c’est une ivresse que je te souhaite. »

Les questions existentielles que le narrateur se pose tout au long de sa lettre à Ariane sont autant de chausse-trappes qu’il lui souligne sans plus. « Écrit-on, vraiment écrire, non seulement chercher à divertir, si on n’est pas possédé d’une angoisse qui nous captive?... Un écrivain trop sûr de lui est un écrivain mort… Apprendre à écrire est une ascèse qui n’a jamais de fin. »

Le narrateur ne peut s’empêcher, au tournant d’un paragraphe, de jouer de la profondeur, passant du récit au témoignage. « Nos proies à nous, ma chère, sont modestes. À peine des morceaux de notre vie que nous souhaitons recréer pour d’éventuels lecteurs.

Je n’oublie pas les années qui nous séparent. D’une certaine manière, je ne penserais qu’à elles. Me croirais-tu si je te disais que je ferais beaucoup pour t’éviter des démarches inutiles? Je parle d’écriture, de rien d’autre. Pour ce qui est de la vie elle-même, c’est une autre paire de manches. »

Puis, comme si de rien n’était, le vieil écrivain fait une digression en parlant de Flaubert, le chat qu’il a ainsi nommé. Un long paragraphe, près d’une page, illustre l’acuité des observations qu’un auteur peut recycler en phrases aussi descriptives qu’un tableau hyper réaliste animé comme les nymphéas de Claude Monet. Nous voyons la froidure de la neige et les hésitations du chat à y poser les pattes, nous le voyons aussi jouant avec un sac de papier comme si c’était le plus merveilleux jouet.

Arrive enfin le : « Tu possèdes un don rare, ton univers n’est en rien vulgaire. J’ai confiance en toi. Un vieil écrivain pétri de doutes dans mon genre ne fait pas souvent de découvertes qui le bouleversent. Tu lui en as proposé quelques-unes… Pourtant, non, ce n’est pas pour t’être agréable à tout prix que je te livre ces impressions de lecture. "De toute œuvre littéraire, si elle n’est pas la musique d’une voix intérieure, elle n’est rien", écrit Serge Doubrovsky dans Un homme du passage. Cette musique, je l’entends en te lisant. »

Cette lettre s’achève sur quelques souhaits, dont celui d’entretenir le lien entre elle et lui : « Je ne te demanderais que de continuer à écrire, si bien évidemment, tu en ressens le besoin. Cet air de musique dont toi seule possèdes le secret, j’en suis avide. Certains jours de désolation, j’aime y avoir recours. Tout lecteur a son panthéon. Sans que tu le saches, tu rejoins le mien… » (96) Il l’invite à ne pas trop porter attention aux critiques. Quant aux lecteurs : « Traite-les avec reconnaissance, ceux-là, mais de loin. Surtout, ne les aie pas en tête quand tu écris. Chercher à plaire serait bêtise. Qu’ils viennent à toi, ne va pas à leur rencontre. » (98)

Gilles Archambault aurait laissé Une démarche de chat comme dernier souvenir d’une œuvre enviable qu’il aurait bouclé la boucle de lui à nous, de lui à lui. Il a choisi – l’a-t-il vraiment fait ou était-ce un des derniers "spasmes de vivre" de son état d’écrivain? – d’offrir Les années s’écoulent lentes et légères comme « une méditation crépusculaire sur les mots, sur leur maigre retentissement et leur postérité illusoire, mais aussi, et peut-être par-dessus tout, sur le modeste pouvoir qui est le leur de combler le vide que le temps laisse inexorablement sur son passage. »

Merci Gilles Archambault, maître ès ironie et autodérision!

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