mercredi 12 mars 2025

Sarah Bernstein

Étude pour l’obéissance, traduction de l’anglais par Catherine Leroux

Québec, Alto, 2025, 152 p., 27,95 $.

Laboratoire de l’obédience in vitro

Étude pour l’obéissance, un roman de Sarah Bernstein, fut le premier livre à me parvenir en 2025. J’appris, en tournant les pages, que l’autrice, originaire de Montréal, vit maintenant en Écosse. Ses textes – fictions, poésies et essais – sont parus dans diverses publications, dont le Contemporary Women’s Writing. En 2023, Étude pour l’obéissance (Study for Obedience), son deuxième roman, a été finaliste au prix Booker et il a remporté le prix Giller 2023. Elle enseigne la littérature moderne et contemporaine. »

À peine ai-je entrepris la lecture du roman que j’ai été tenté de le mettre de côté, car, même si la littérarité de l’œuvre est exceptionnelle, tout comme la traduction qu’en a faite Catherine Leroux, quelque chose résistait à mon entendement. Jadis, il en fut ainsi d’Ulysse de James Joyce et de Moby Dick de Melville.

Outre l’éclairante chronique que lui a consacrée le blogueur Eric Karl Anderson dans Lonesome Reader, un commentaire du The Daily Telegraph a jeté un peu de lumière sur le roman : « [Le livre] a le rayonnement d’une parabole : un caractère primordial, des personnages qui représentent chacun de nous. L’histoire est toutefois trop vivante pour reposer sur des messages faciles... L’écriture de Bernstein est philosophiquement opaque, électrique, élégante. Il est malheureusement courant de nos jours de parler de ce que les romans "veulent dire", de supposer qu’ils devraient, comme tout le reste, endosser une posture unique. Une telle puérilité ne peut que s’évaporer devant un tel roman, qui nous rappelle de si belle manière que la fiction est un art moral. »

Il y a aussi le propos du Irish Times : « Ce captivant roman adresse une puissante critique à ceux qui voudraient délimiter la société et l’identité commune de manière à restreindre la diversité et à punir ceux qui osent être différents. ». Quant à l’Observer : « Cet éblouissant second roman se présente comme une méditation sur la survie, sur le danger d’avaler les récits des puissants, et comme un avertissement : l’autoflagellation des opprimés finit souvent par se retourner contre les oppresseurs. »

L’actualité de ces commentaires m’a convaincu et je me suis laissé emporter par « la langue à la fois lyrique et analytique de Sarah Bernstein qui livre une fable inquiétante où la vérité se lit entre les lignes et dont les phrases vertigineuses nous emportent plus loin qu’on le croyait possible. »

D’autant plus que, dans une entrevue accordée au Devoir, l’écrivaine affirme que : « Pour imaginer ce personnage, j’ai beaucoup réfléchi aux manières dont l’éducation et le réseau auprès duquel on grandit nous construisent, et à ce que ça laisse émerger comme possibilités ou impossibilités pour chacun de nous. La narratrice de mon roman est victime d’une multitude de pressions extérieures, liées tant à son genre qu’à son héritage historique et ethnique. Comme elle est extrême, et qu’elle s’abandonne littéralement aux autres pour construire son identité, c’était intéressant d’étudier à quel point toutes ces pressions forgent sa subjectivité. » (Le Devoir, 25 janvier 2025, Anne-Frédérique Hébert-Dolbec)

L’éditeur québécois a bien raison de résumer ainsi la trame : « Une femme – la narratrice jamais nommée – s’installe dans un pays nordique, d’où ses ancêtres ont été chassés, afin de s’occuper de son frère récemment divorcé et de sa maison. Autour de ce vaste manoir, la campagne est le théâtre d’événements inexplicables affectant les animaux de ferme. Misant sur sa dévotion et sur son obéissance pour se faire accepter des villageois, la jeune femme découvre bientôt que ses gestes ont l’effet inverse. Tandis que la suspicion dont elle fait l’objet se transforme en hostilité, l’héroïne de ce roman déroutant et hypnotique est plongée dans des rapports de force où le pouvoir, la soumission, l’Histoire et la violence s’opposent. »

D’entrée de jeu, une table des matières, rare dans une œuvre de fiction, définit en sept points l’ancrage de la trame, laquelle évoque un conte philosophique aux accents de fable moralisatrice : un commencement un autre commencement – car la narratrice et sa famille, nous apprend-elle, ont eu à faire table rase et à commencer leur vie ailleurs –, un problème d’héritage – il n’est pas tant question de biens matériel, mais d’une sorte d’atavisme génétique et culturel –, une langue mourante – celle dont les seuls locuteurs se sont isolés de toute autre forme de discours –, de l’agriculture communautaire – le devoir de partager la propriété du territoire devenu la responsabilité de tous –, un rituel privé – un chauvinisme exacerbé jusqu’à devenir de la xénophobie –, l’occasion d’un frère – heureux hasard de s’éloigner du ressentiment éprouvé en prenant soin de l’aîné de ses adelphes comme elle l’a fait son enfance durant – et une méditation du silence – l’indicible des maux en mots.

Certaines analyses voient dans le roman une référence directe à la communauté juive et au racisme dont elle a été victime au cours des siècles. Moins manifeste depuis la Shoah, elle connaît aujourd’hui une recrudescence sociopolitique. J’avoue ne pas avoir très bien compris cette observation, sinon par analogie avec l’asservissement dans lequel la narratrice semble se complaire comme si c’était là un devoir inscrit dans les gènes des femmes de sa communauté décimée et en quête d’une terre promise. Or, encore une fois, dans le contexte mondial actuel, la condition de vie faite aux migrants s’apparente aussi bien à l’antisémitisme qu’au racisme primaire.

J’ai résolu de ne pas partager d’extraits d’Étude pour l’obéissance dans la recension, car le texte est si dense qu’en portant l’attention sur quelques phrases en dénature la signification. Je tiens cependant à donner un exemple de l’intensité du propos tiré des dernières pages : « La question fondamentale que je pose maintenant… : est-ce qu’une personne peut continuer à vivre après tout, une personne s’étant échappée par accident, une personne censée avoir été tuée, peut-elle continuer à vivre?... De quel droit, pour quelle raison nos ancêtres ont-ils fuit dans la forêt, traversé les eaux, vendu des guenilles, fréquenté l’école, à quoi bon tout cela puisqu’en dernière analyse, on n’aurait jamais dû survivre? Que restait-il? Et cela était-il suffisant pour persister? Mais nous commençons à nous lasser de ce refrain, n’est-ce pas? Parce qu’après tout, nous sommes là… Tant de choses se produisaient à une échelle temporelle et spatiale plus longue qu’une vie, plus large qu’un pays, plus vaste que l’histoire de l’exil d’un seul peuple. Et plus grande encore. »

Étude pour l’obéissance est un bijou d’écriture dont la brillance, autant dans sa forme que dans les thèmes abordés, peut éblouir, voire étonner au premier abord. Ce roman aux allures ésotériques est un grand moment de littérature humaniste. La voix de Sarah Bernstein rendue par les mots de Catherine Leroux nous fait entendre une pensée universelle qui est, à sa façon, un miroir de la vie contemporaine.

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