mercredi 19 mars 2025

Paul Chamberland

Halte à l’avancée de l’inhumain

Montréal, Mains libres, coll. « Essai », 2024, 150 p., 26,95 $.

Optimisme ascendant naïveté

La chef d’antenne d’Ici-Télé demandait à son panel hebdomadaire, du découragement dans la voix, si le 47e président allait faire les manchettes tous les jours des quatre prochaines années. Elle n’est certes pas la seule à s’interroger la semaine de son assermentation, mais c’était prévisible, même avant sa première élection, les É.-U. gravissant, depuis la fin de la guerre froide, les sommets d’un ultraconservatisme prônant un repli sur soi aux allures d’une totale autarcie hyper capitaliste.

Hélas, il n’y a pas que ce pays capable, grâce à son poids socioéconomique planétaire, de faire basculer la planète dans une dérive inimaginable. Pour bien comprendre l’origine de cette déviation, je vous propose Halte à l’avancée de l’inhumain, un essai du poète et essayiste Paul Chamberland.

« Cet essai littéraire examine la société actuelle et ses répercussions. Qu’est-ce qui mène à l’ensauvagement, à la violence meurtrière, au capitalisme radicalisé et à la destruction de la planète? Sous forme de fragments ayant un effet de résonance, l’auteur questionne ce qui l’entoure, constate les dégâts et tente de voir au loin ce qui se dessine. Paul Chamberland a choisi la prose d’un penseur, d’un philosophe, d’un observateur. Avec ce livre écrit par un des poètes reconnus parmi les plus importants et les plus influents de l’histoire de la littérature québécoise, nous avons accès à la pensée des plus pertinente d’un écrivain reconnu comme un intellectuel de premier plan. »

L’ouvrage, comme l’auteur le précise en avant-propos, s’est écrit par fragments, de 2016 à 2023. « Il suffit de feuiller ce livre pour se rendre compte que sa forme et sa composition sont différentes de celles que présentent d’ordinaire la plupart des études ou des essais ayant pour objet un thème ou un problème. L’exposé y rassemble des éléments jugés pertinents et enchaîne une suite d’arguments susceptibles de soutenir une vision claire, précise et cohérente de l’objet. » (07) Bref, des faits observables, parfois mesurables, et des liens qu’ils tissent entre eux sans que ces relations soient toujours évidentes, parfois même dans leur nature insidieuse.

Prenons un exemple : la multiplication des écrans et la dépendance qu’ils ont entraînée chez leurs usagers. Comme l’aurait dit Jean de Lafontaine : ils n’en mouraient pas tous, mais tous étaient atteints. À la différence des animaux malades de la peste, les « écranphiles » se font gangréner insidieusement leur personnalité, leur esprit et leur volonté en remettant à leur guide personnel de larges pans de leur quotidienneté. « Dis-moi Google ou Alexa » devient un mantra et les diktats de ce compagnon fidèle – à lui-même et non à l’usager – squattent son existence.

Ce n’est là qu’un des aspects de « l’avancée de l’inhumain », telle la pointe d’un iceberg. Que dire de l’ensauvagement et de la violence meurtrière qui entraînent les tueries de masse et les guerres! « Désormais, l’irruption de la folie meurtrière peut survenir à l’improviste, n’importe où n’importe quand. Une Némésis [une vengeance] insane a envahi l’air du temps, prête à s’emparer de psychismes vulnérables pour en faire l’arme chargée à bloc d’un aveugle châtiment. » (9)

Il y a aussi le capitalisme radicalisé et des « biomachines humaines ». « De nos jours, 1 % de l’humanité possède la moitié des richesses produites sur terre… Le nihilisme n’est pas une théorie abstruse [difficile à comprendre], mais la simple note de fond des centres commerciaux, du cirque médiatique et de la vaste Toile de l’araignée algorithmique. On tient obstinément à faire de l’être humain une biomachine en parfait état de marche : téléguidée depuis une souveraine intelligence artificielle. »

N’en jetez plus, la cour est pleine? Nenni, le pire est déjà là : la planète terre est dévastée et, malgré les cris de détresse lancés aux quatre coins du globe, trop de gens et de dirigeants de la société civile ou politique refusent de reconnaître les preuves inéluctables des conséquences mortifères de la pollution sur tout le vivant.

Chacune des trois avenues évoquées est explorée et illustrée par des exemples probants. D’abord, il y a l’ensauvagement et violence meurtrière : « Étant parvenue à vaincre tous ses prédateurs, les grands fauves, l’espèce humaine a généralisé la prédation entre ses membres : individus contre individus, groupes contre groupes, nations contre nations. Comme si chacun était poussé, redoutant de voir en l’autre un prédateur, à le traiter comme une proie.

Il est impératif de se rappeler les hécatombes des années trente et quarante du vingtième siècle, et plus que tout, la Shoah. » Après avoir souligné le 80e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau (Pologne) et la Shoah, dont il est l’inguérissable cicatrice, il faut aussi se rappeler d’autres génocides survenus depuis. On pense spontanément aux Arméniens, aux Tutsis, mais il y a d’autres populations dont la situation ne fait pas les manchettes. Que dire de la proposition récente de déplacer, voire vider la population palestinienne de l’enclave de Gaza pour ainsi éradiquer le Hamas? Ne faut-il pas d’abord reconnaître l’existence de la Palestine à qui on promit un territoire qui ne leur a jamais été accordé.

Puis, l’essayiste s’intéresse au capitalisme radicalisé et biomachines humaines. « Invasif, infiltré dans toutes les dimensions de la vie, tel est le capitalisme radicalisé. Écartez l’expression fallacieuse de "néolibéralisme". Le seul et unique impératif est de ne rien laisser échapper au rendement et à son inflexible exigence de réussite. Au point que les plus délicats mouvements de l’âme ne soient pas même épargnés… Le capitalisme radicalisé impose comme condition inéluctable de son expansion illimitée la dévaluation du sens de la vie, ramené au rang d’une inconsistante lubie. Le capitalisme radicalisé est carrément nihiliste. Si rien ne résiste à son emprise, il n’en résultera rien de moins que l’effondrement de la civilisation. »

Par exemple, la récente décision de la société Amazone de fermer ses installations au Québec, pourtant un marché dit-on fort lucratif, vraisemblablement par crainte que la syndicalisation gagne de nouveaux groupes de travail, le syndicalisme étant perçu comme la mouche du coche.

Il y a pire : nous vivons sur une terre dévastée. « Nous avons, collectivement, saccagé la nature. Par conséquent, nous devons comprendre que nous ne pouvons plus compter sur elle pour répondre à nos attentes. C’est donc dire qu’il nous faut d’urgence, tous ensemble, réparer ce que nous avons démoli. Pareille tâche apparaît d’autant plus démesurée qu’elle se heurte à un obstacle apparemment insurmontable : les multiples conflits que provoquent aussi bien une goinfrerie effrénée de richesse que l’hostilité qui dresse les uns contre les autres tant les individus que les États. »

Une valse suicidaire régit désormais le sauvetage de la planète et de tout ce qui y vit. D’un côté, les minuscules partenaires qui tentent de faire entendre raison aux leurs et de mettre en application l’abc d’un modèle de sauvegarde et de récupération. De l’autre, les puissants partenaires pour qui le discours environnemental est pure invention et ne vise qu’à éroder, sinon à détruire le grand capitalisme.

Si je comprends bien le discours populiste à la mode, l’étude, l’analyse et des pistes de changements individuels et collectifs immédiats proposées par Paul Chamberland sera considéré par certains comme une dystopie, un « récit de fiction pessimiste se déroulant dans une société terrifiante (par opposition à utopie) », alors que cet essai n’a absolument rien de fictif, même ses projections d’un avenir environnemental désastreux, car nous y sommes déjà. Le même discours populiste tirera à boulets rouges sur Halte à l’avancée de l’inhumain y voyant un pamphlet issu du wokisme, c’est-à-dire « très sensible aux injustices sociales, qui lutte contre la discrimination et les inégalités » comme si cette attitude manquait de réalisme face à l’état actuel des sociétés en commençant par la nôtre qui, tout aisée puisse-t-elle sembler, dérive devant la misère de trop de gens.

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