mercredi 2 octobre 2024

Dominique Fortier

La part de l’océan

Québec, Alto, 2024, 328 p., 27,95 $ (papier); 16,99 $ (numérique).

Lecture-fiction version Dominique Fortier

Soyez bienvenus au domaine champêtre d’Herman Melville! L’écrivaine et traductrice Dominique Fortier nous y convie dans les pages de La part de l’océan, son nouvel opus. Après Emily Dickinson, la poétesse dont l’œuvre a vu le jour au lendemain de son décès, ou peut-être un peu plus tard voire jamais n’eut été des siens, voilà que la romancière se lie à un autre monument de la littérature états-unienne, sinon universelle.

Si vous doutez de cette affirmation, consultez les pages que Wikipédia consacre à Melville. De façon plus pragmatique, rappelez-vous la trilogie que Victor-Lévy Beaulieu lui a consacrée intitulée Monsieur Melville (lecture-fiction) qui a connu trois éditions distinctes dont une en France, chez Flammarion.

Évidemment la plume de Fortier et celle de Beaulieu sont fort distinctes. Chacun d’eux, au moment de s’approprier l’univers de Melville écrivant Moby Dick et fréquentant Nathaniel Hawthorne, est à pérenniser sa propre littérarité, son style dont l’originalité permet au lecteur de reconnaître d’emblée la signature littéraire d’elle et lui.

Il n’en demeure pas moins que ces deux écrivains partagent un semblable univers – un fragment de la vie de Melville qui s’émeut de la présence de Hawthorne à proximité et de leur « Fraternelle mélancolie » (Arla, 2018), comme l’écrit Stéphane Lambert.

Concentrons-nous sur La part de l’océan. Dominique Fortier est une écrivaine « bonne élève » qui sait respecter les règles qui régissent l’écriture d’une fiction narrative tout en les faisant siennes. Par exemple, elle organise la trame de son roman selon le cadre historique, c’est-à-dire l’époque où Herman Melville écrit Moby Dick en craignant que son roman ne soit pas à la hauteur de son dédicataire, Hawthorne.

Pour mettre en perspective les aléas entourant l’écriture du roman de Melville, Dominique Fortier s’invente un alter ego à qui elle raconte le livre qu’elle-même est en train d’écrire et que nous avons en main maintenant, comme s’il s’agissait d’une histoire dans une histoire, une mise en abyme d’un univers à un autre. Pour que cet aspect du roman ait une certaine profondeur narrative, elle dialogue avec son ami Simon sur le processus de la création littéraire, les hauts et les bas de cette activité, surtout le si important poids des mots. « Nous avons le même rapport à l’étymologie. Il nous faut sans cesse aller vérifier ce que les mots recouvrent, ce qu’ils recèlent, les trésors qu’ils cachent à la vue, les déplier pour en faire apparaître tous ces autres sens dont les ont dépouillés les siècles mais dont ils gardent la trace comme la pierre garde l’empreinte d’un coquillage des millénaires après que la mer s’est retirée. Ces sens comme autant de fossiles, le passage d’océans oubliés. »

Puisqu’il est ici question de la littérarité de Fortier, je me permets de souligner ce que j’appelle son côté proustien. Une phrase-paragraphe parmi d’autres illustre cette affirmation : « Chaque fois qu’arrive l’automne, les foins et les épis secs, les feuilles flambant dans les arbres, la lumière dorée, et sur tout cela l’odeur des feux qu’allument les lointains voisins, chaque fois que montent vers les nuages ces minces filets de fumée, sinueux et légers comme de l’eau, Melville se retrouve au pays de son enfance. »

L’histoire racontée par l’autrice de Les ombres blanches débute « aux premières heures de l’aube, le 8 août 1850 » alors que Melville va écrire « pendant quatre jours… un long texte qui commence par trois mensonges et renferme plus de vérité qu’il n’en a jamais dit dans ses livres ou dans sa vie ». « Dès ces premières phrases, il invente le décor et lui-même. Il se rêve différent, écrivant, car il ne connaît pas d’autre moyen de répondre à la fiction que par la fiction. Mentir est son seul moyen de dire vrai. »

J’écris Melville, mais il est plus juste de dire « le » Melville imaginé par Dominique Fortier, comme il en est d’autres personnages qui évoluent dans le même espace historique dont Elizabeth Shaw, l’épouse de Melville qu’il prénomme Lizzie. Le rôle de cette dernière est, entre autres, de transcrire lisiblement les pages que son écrivain de mari produit d’un jour à l’autre. Elizabeth n’est pas que copiste, car elle intervient, parfois directement, dans l’écriture de son époux que l’urgence de dire rend brouillon. Malgré tout, Lizzie est surtout considérée comme la bonne à tout faire pour la maisonnée qui a peu ou pas de reconnaissance à son égard. Ne se plaignant jamais, elle espère secrètement que quelqu’un aura enfin un peu de gratitude à son égard.

C’est à travers les treize séquences dont elle est la narratrice – séquences dont le texte est en italique et sans ponctuation, mais remarquablement scandé ou rythmée grâce au ton de son discours – que nous partageons le quotidien des Melville et les visites de la famille Hawthorne composée de Sophia (Peabody) et de leurs trois enfants, dont Una une fillette pour le moins perspicace.

Je soulignais que Dominique Fortier est à nouveau passé de l’autre côté du miroir de la fiction en intégrant à la trame ses échanges avec son ami Simon. À mon avis, il s’agit là de la genèse même de La part de l’océan qui est mise en parallèle avec celle de Moby Dick. À cela s’ajoutent les doutes qu’elle et son ami ressentent lorsqu’ils élaborent un projet d’écriture. Malgré cela, ce « récit, cette rencontre authentique, c’est le début d’un roman, un "vrai" roman comme je m’étais promis que j’allais en faire un cette fois, avec des personnages, une intrigue, une progression dramatique, une histoire qui ne serait pas la mienne et qui se suffirait à elle-même. »

Une fois l’ébauche terminée arrive le montage comme le faisait son « ami cinéaste »; elle va y parvenir en écrivant à Simon. « "Je crois que je n’aurai pas d’autre choix que de me mettre au milieu de ce roman, mais si je le fais, je t’emmène avec moi"… »

Le corps de la trame, c’est bien sûr Melleville travaillant son Moby Dick et les passages à vide qu’il rencontre, malgré son urgent besoin d’argent pour assurer ses obligations personnelles et familiales. Or, un autre obstacle de taille se dresse devant lui : son admiration sans bornes pour l’œuvre de Nathaniel Hawthorne. C’est d’ailleurs pourquoi il envoie une recension dithyrambique du dernier livre de celui-ci à The literary World, sans signer son texte. Dès la parution de l’article, Melville ose frapper à la porte des Hawthorne où il constate que son papier a été bien reçu, au point où Sophia considère que l’auteur anonyme est un des rares critiques à avoir compris une œuvre de son mari.

Cette reconnaissance insuffle une énergie nouvelle à Melville, si bien que : « Le romancier cet automne-là de lance chaque matin dans son manuscrit comme on se jette à la mer, yeux fermés, en retenant son souffle. Il écrit au fil de la plume sans s’arrêter, une longue coulée qui jaillit de la pointe dorée pour aller danser en vagues sur le papier. » Puis, le « romancier navigue parmi les bélugas blancs comme du lard; les cachalots dont la grosse tête renferme une épaisse substance laiteuse, le spermaceti; les grands requins aux yeux éteints. »

Hélas, La part de l’océan nous l’apprend, son imagination connaît de plus en plus de ratés dès qu’il pense aux qualités littéraires des livres de Hawthorne, à qui il dédie d’ailleurs Moby Dick. Cette admiration tourne à l’obsession dans laquelle Melville s’enferme. Par exemple, il va à la poste tous les jours – une, deux ou même trois fois – pour voir si Hawthorne ne lui a pas envoyé un pli en réponse aux nombreuses lettres qu’il lui a adressées. Cela sans parler des visites impromptues qu’il lui fait, parfois au grand dam de Sophia H. qui finit par être exaspérée.

Dominique Fortier imagine littéralement la lourdeur de la passion dévorante, sinon débilitante, de Melville à l’endroit de Hawthorne. On dirait qu’il y a là cette balance qui représente l’idéal de la justice : dans un plateau, un livre qui s’écrit à pas de tortue; dans l’autre, une passion qui submerge toute autre activité. La romancière pousse littéralement Melville dans les cordages de ce combat existentiel qui le rapproche physiquement de son idole. « Moby Dick, c’est l’histoire d’un amour qui n’a pas su commencer, et d’un livre qui refusait de finir. Une année et demie, ce n’est pas suffisant pour faire un roman. Il aurait fallu d’autres juillets. »

Comme si cela ne suffisait pas pour imaginer le poids de cette scène, banale en soi, la romancière imagine une liaison furtive entre l’épouse de Melville et Hawthorne, comme si Lizzie transcrivait avec grâce la maladresse de son mari. On le sait, ce n’est pas la première fois que Dominique Fortier s’approprie une histoire avérée et en fasse le tissu original de sa propre fiction tout en y insérant, vingt fois ici, le fil de sa propre histoire, aussi imaginée que personnelle, en discussion avec Simon. Est-il nécessaire de distinguer la part du vrai et du mensonge imaginé? Réponse simple : non. Réponse longue : cela peut confondre le lecteur qui observe les activités publiques de l’autrice, notamment sur les médias sociaux.

Il n’en demeure pas moins que Melville « écrit une histoire de cachalot parce qu’il n’existe rien de plus grand qui vive sur terre ou dans l’eau. S’il le pouvait, il choisirait l’océan pour un personnage (il l’a presque fait), la tempête qui le ravage, la nuit qui s’abat sur lui, le merveilleux bestiaire des constellations peuplant le ciel. (Il l’a presque fait). // Écrire, c’est un autre mot pour aimer. »

« Qu’est-ce donc, après pareil exploit d’imaginer un vaisseau, son équipage, sa grande proie blanche et l’océan sur lequel il navigue? Peut-être pas un jeu d’enfant, mais enfin, la véritable invention, périlleuse, semée d’écueils, n’est-elle pas celle par laquelle il aurait créé presque de toutes pièces le lecteur qu’il lui fallait pour pouvoir écrite son roman? »

La conclusion la plus juste de La part de l’océan me semble aussi celle que tout lecteur, ou lectrice devrait avoir et que Dominique Fortier propose : « Un livre nous appartient quand on a la certitude, en le lisant, d’écrire la moitié qui manque ou, plus justement, quand il vient non pas à combler mais construire cette part en nous qui toujours reste manquante – rêve, ombre, désir. Un livre nous est destiné quand il nous apprend à écrire notre nom. »

Bref, un livre n’est initialement rien en soi qu’un assemblage de feuilles imprimées. Il ne devient une ode, un récit, une étude et je ne sais quoi d’autre que lorsque nous nous l’approprions. De là à dire qu’il n’y a pas de mauvais livre, mais plutôt de mauvais lecteurs, il n’y a qu’un pas, ce à quoi j’adhère en ajoutant qu’il y a aussi un temps pour chaque livre. Question d’âge, d’atmosphère, de quotidien et de mille autres facteurs qui influence immanquablement toute lecture.

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