mercredi 25 septembre 2024

Dahlia Namian

La société de provocation : essai sur l’obscénité des riches

Montréal, Lux, coll. « Lettres libres », 2023, 238 p., 26,95 $.

L’État des tout-puissants : la planète

Pas besoin d’un abonnement à Netflix ou à Crave pour suivre d’heure en heure la politique fiction états-unienne, les services d’informations en continu s’en chargent. Et ce n’est pas fini! Parallèlement à ce mauvais cinéma, il y a des guerres qui se jouent sous nos yeux, au point où on en vienne à banaliser les morts alignés devant les yeux ébaubis des mères et les cités n’étant plus que champs de ruines et de désolations.

Tentons de comprendre l’incompréhensible en lisant La société de provocation : essai sur l’obscénité des riches, véritable diatribe sur la misère (sic) des riches telle qu’étudier de façon détaillée par la sociologue et universitaire Dahlia Namian, un ouvrage récompensé cette année par le prix « Essai » remis par Les librairies du Québec.

« Ce pamphlet cinglant énumère et analyse les mille façons qu’ont les ultrariches de nous nuire, et invite à rompre avec cette société de provocation. » Cette seule phrase fait image et résume bien le propos du livre qui, dans ce contexte, s’intéresse aussi à la crise environnementale. « Le destin tragique de l’Atlantide – un mythe raconté par Platon dans les dialogues du Timée et du Critias – nous interpelle aujourd’hui, dans un monde plus exposé que jamais à des canicules terribles, à des tornades de feu, à des ouragans puissants et à des inondations dévastatrices, où une poignée de riches s’acharnent à maintenir à tout prix un système qui les comble de pouvoir, de gloire et d’argent… L’empreinte carbone des plus riches, alourdies par leurs goûts opulents, leurs yachts, leurs VUS et leurs jets privés, dépasse de loin celle du consommateur moyen. »

C’est là une conclusion parmi celles auxquelles en arrive l’essayiste après avoir littéralement déconstruit l’univers sur lequel règnent les plus riches de la planète aux dépens de cette dernière et tout ce qui vit sur terre. Leur toute-puissance, sinon leur règne sur d’immense territoire et sur des populations devenues des esclaves du 21e siècle sont bel et bien réels au point où s’ils retirent leurs billes, ces États s’effondreront comme château de cartes.

« Malgré les inégalités indécentes et le flot de provocations qui en découle, nous continuons à admirer les riches et à les hisser sur un piédestal, nous agrippant comme des âmes en peine aux illusions de confort et de bonheur qu’ils personnifient. Le rêve américain et la croyance en la méritocratie sont les prix de consolation des classes moyennes et des moins nantis… Aujourd’hui, le problème n’est pas tant qu’on gomme les contradictions de la richesse, mais qu’on puisse exhiber celle-ci de façon aussi crue et grotesque, sans rencontrer de résistance digne de ce nom. Comme plusieurs l’ont fait remarquer, il semble désormais plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme. »

Je vous propose quelques passages de chacun des chapitres, des passages me semblant résumer.

1. La guerre des petits pains

Si les paradoxes du grand capitalisme évoqués et étudiés par Dahlia Namian les résument tous, celui relatif à l’alimentation donne le tournis comme une boisson empoisonnée. D’une part, il y a les banquets réunissant les riches et, d’autre part, la quasi-impossibilité pour ceux de la classe de moins en moins moyenne d’acheter les denrées à un prix correspondant à leur maigre budget.

Un autre paradoxe du même genre consiste à inventer une façon de nourrir le petit personnel sans qu’il ait à faire une pause repas, une quelconque boisson créée en laboratoire leur apportant tous les nutriments qui leur sont nécessaires. Du même coup, plus leur efficacité au travail est améliorée, plus grande est la richesse de leur employeur. « Selon le Programme alimentaire mondiale de l’ONU, près de 50 millions de personnes sont actuellement au bord de la famine et 800 millions vivent, au quotidien, tenaillées par la faim. »

« Il faut dire qu’au Québec, comme nulle part ailleurs, à l’exception peut-être de l’Australie, le commerce de l’alimentation est concentré dans les mains de quelques entreprises. Les trois plus grands distributeurs alimentaires (Loblaw, Sobeys et Métro) accaparent à eux seuls plus de 80 % des parts de marché. Ces oligopoles permettent par exemple à trois boulangeries industrielles de vendre environ 88 % du pain tranché, qui constitue la base du régime alimentaire des Québécois. »

« Nous vivons dans un monde obscène où des milliardaires repus rêvent d’abolir les repas pour accroître l’efficacité de leur course folle vouée à l’impasse, tandis qu’on crie famine partout sur le globe. »

2. La révolution sans faim

« Dans une Amérique vendue à l’illusion méritocratique, on cherche souvent à camoufler l’indécence de ces écarts de richesse en ayant recours à diverses stratégies. Les multiples fondations privées portant le nom des milliardaires qui les ont créées en sont un exemple flagrant. Il n’est pas anodin d’observer que plus les inégalités se creusent dans une société, plus le nombre de fondations charitables s’y multiplie... Cette générosité de façade permet en tout cas de redorer l’image de celui qui tire des revenus pharaoniques de la surveillance et de l’exploitation de la vie privée de ses utilisateurs. »

« … ces philantrocapitalistes financent des solutions de surface aux problèmes qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer. » (53)

« Dans un contexte d’hyperproduction quasi insoutenable, le recours aux travailleurs migrants temporaires est envisagé comme seule "soupape" possible. Les politiques de libre-échange permettent en effet aux producteurs horticoles et maraîchers d’avoir recours, en toute légalité, à une force de travail bon marché pour occuper les emplois moins convoités. Si les travailleurs saisonniers représentent moins de 3 % de la main-d’œuvre totale au Canada, ils y représentent plus du quart des employés agricoles. »

« Pour la première fois de sa brève histoire, la production alimentaire de masse se cogne partout le nez sur les limites objectives du vivant. La disponibilité de plus en plus réduite des terres, de l’eau et de l’énergie nécessaire à la mise en mouvement des machines menace l’agriculture productiviste. »

3. Lean Machine

Paul Romer, récipiendaire du prix des sciences économiques décerné par la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, « proposait [en pleine pandémie de 2020] de sacrifier les personnes âgées pour assurer la prospérité, tout comme on procédait jadis au sacrifice d’êtres humains pour convaincre le Soleil de rendre les champs fertiles… L’idée d’assujettir la valeur de la vie humaine aux impératifs de Wall Street est la conclusion d’un énoncé économique rationnel qu’on ne cesse de réitérer depuis des décennies. »

« À entendre la novlangue managériale d’aujourd’hui, celle qui nous parle inlassablement, et sans humanité aucune, de "réingénierie de l’État", d’"optimisation fiscale des services", d’"orientations stratégiques exogènes" ou de "gestions des flux de patients", il est légitime de se demander si ce poison dont parlait Klemperer n’a pas atteint notre faculté – ou plutôt notre responsabilité – collective d’agir contre ce qui nous nécrose l’esprit. »

« Au Québec, l’application de cette logique, mieux connue sous le nom de "nouvelle gestion publique" (NGP), s’est faite par le truchement des multiples réformes vouées à accroître la "rentabilité" et l’"optimisation" des services publics, au détriment de leurs finalités sociales. »

Cela s’est fait au détriment du personnel et de la qualité des services. « Mais si on en vient à préférer des automates aux humains, si on priorise l’utilité technique et le rendement économique plutôt que la dignité de la vie, on peut craindre que le loup soit bien installé dans la bergerie humaine et que plus grand-chose ne nous garde à l’abri du mal.

4. Les Ostrogoths en vacances

« Selon le sociologue Norbert Elias, le tourisme et les pratiques de loisir remplissent une fonction de "défoulement pacifié."… Cependant, les classes sociales ne se défoulent pas toutes de la même manière et les jugements que l’on porte sur ces exutoires reposent sur des conceptions variables du "bon goût". Les modes de vie des classes supérieures vont généralement dicter au reste de la société les normes de "respectabilité" et de distinction, tandis que les classes populaires sont plus souvent associées aux excès, aux mœurs condamnables, à la vulgarité. »

Ces distinctions comportementales s’observent aisément sur les bateaux de croisière, aussi bien dans les espaces communs que dans les visites guidées, selon que les destinations soient touristiques ou balnéaires. Cela ne veut pas dire que l’argent donne automatiquement un vernis de respectabilité, remédiant à une déficience d’éducation.

« Se marier, déménager dans un pavillon de banlieue, fonder une famille, aller à la plage deux semaines par année, consommer et accumuler des biens jusqu’à sa mort, c’est ce mode de vie, ce nouveau rêve américain, que l’auteur du livre Sur la route [Jack Kerouac] a cherché à rejeter en sillonnant le continent de ville en ville, jusqu’aux confins du Mexique. »

5. Ceci n’est pas un yacht

« L’expansion de l’industrie des superyachts est intimement liée à l’expansion du capital financier et patrimonial et à la concentration des richesses dans le monde depuis les années 1980 : elle est "l’une des manifestations les plus frappantes de l’envolée des très hauts revenus et patrimoine à l’échelle globale." »

« Le superyacht est un signe par excellence de la grande richesse du XXIe siècle. Il est le symbole d’une classe dominante mobile et ouverte sur le monde, qui navigue sur des océans où l’on échappe à cette pesanteur qui rive à la terre ferme le commun des mortels – familles modestes, payeurs de taxes ordinaires, travailleurs enchaînés à leurs gages…. Tout l’art du riche, ici, tient dans sa capacité de provoquer l’admiration en évitant que l’indécence de sa fortune privée ne pousse à la révolte. »

6. Paradis City

Les « lifestyle centers », tels le Dix-30 ou Uniqlo Royalmount, sont des quartiers créés dont le consumérisme est le centre d’intérêt.

L’achat d’immeubles pour les convertir en logements ou condo au loyer est si élevé que les habitants, incapables de les payer, doivent se relocaliser avec tous les effets sociaux qui en découlent.

7. Amazonie

La déforestation de divers territoires, dont ceux du Congo et du Brésil.

« Les conditions de travail des ouvriers d’Amazon comme chez d’autres entreprises de l’économie numérique telles qu’Uber et compagnie, sont souvent enrobées dans un discours entrepreneurial jovialiste. Les travailleurs ne sont ni des ouvriers ni des employés, mais des "entrepreneurs", des "partenaires", des "subleaders", des "agents d’exploitation logistique". »

8. L’impossibilité d’une île

« Le mythe de l’Atlantide de Platon… n’existe en réalité qu’en tant que miroir tendu aux puissants… Le destin tragique de l’Atlantide nous interpelle aujourd’hui, dans un monde plus exposé que jamais à des canicules terribles, à des tornades de feu, à des ouragans puissants et à des inondations dévastatrices, où une poignée de riches s’acharnent à maintenir à tout prix un système qui les comble de pouvoirs, de gloire et d’argent… L’empreinte carbone des plus riches, alourdie par leurs goûts opulents, leurs yachts, leurs VUS et leurs jets privés, dépasse de loin celle du consommateur moyen. »

« Mythe ou pas, la morale platonicienne de l’Atlantide s’incarne aujourd’hui dans un triste constat : le paradis effrayant vers lequel nos convient les Atlantes du XXIe siècle n’est rien d’autre que notre naufrage collectif. »

En conclusion

« Pendant que l’on contraint les migrants à errer dans des camps ou à sombrer dans la mer, des traders de bitcoin et des pirates libertariens perfectionnent l’art de la fuite et se réfugient sur leurs mégayachts, leurs îles artificielles, voire dans des fusées à l’allure phallique. Tandis que la terre brûle, Elon Musk envoie une voiture flotter dans l’espace et rêve de coloniser Mars. Alors que le prix des aliments de base ne cesse de grimper, l’industrie agroalimentaire gonfle ses profits et, à la télé, on célèbre des chefs qui transforment la cuisine paysanne en haute gastronomie.

Bernés par les prestidigitations des ultrariches, nous les regardons, stupéfaits, dilapider les ressources de la planète. Dans son roman Chien blanc, Romain Gary appelle "société de provocation" cet ordre social où l’exhibitionnisme de la richesse érige en vertu la démesure et le luxe ostentatoire tout en privant une part de plus en plus large de la population des moyens de satisfaire ses besoins réels. »

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