mercredi 12 juin 2024

Catherine Leroux

Peuple de verre, Québec

Alto, 2024, 288 p., 27,95 $ (papier), 16,99 $ (numérique).

Migrants dans leurs propres terres

En découvrant le nouveau roman de Catherine Leroux, Peuple de verre, j’ai immédiatement pensé aux gens souffrant d’une maladie rare nommée « os de verre » ou ostéogenèse imparfaite qui les condamne à une fragilité osseuse extrême. On découvre rapidement que l’image choisie pour intituler cette fiction est appropriée, car ce peuple de verre ce sont « les inlogés », celles et ceux qu’on a éjectés de leur domicile pour des raisons irraisonnables ou parce que leurs revenus ne parviennent plus à payer un loyer lui-même irraisonnable.

Dystopie, un mot à la mode pour décrire diverses situations sociopolitiques ayant présentement cours sur la planète, signifie un « récit de fiction pessimiste se déroulant dans une société terrifiante (par opposition à utopie) ». Dystopie peut-il résumer l’univers imaginé par la romancière Leroux où le peuple est mis à mal de façon extrême?

Chose certaine, ce roman a une architecture narrative très pragmatique laquelle convient tout à fait à l’hyper réalité que porte la trame du récit jusqu’à se demander si cette trop grande réalité ne se transforme pas en science-fiction. Mais où se situe le point de rupture entre les faits et leur incessante accumulation?

Il y a d’abord le préambule où nous rencontrons Sidonie, la narratrice et auteure de ce carnet, car oui le roman est d’abord un carnet ou un journal personnel que le narratrice écrit pour respecter la consigne recommandée par Régine, la travailleuse sociale chargée de la ramener dans de meilleures intentions. Déjà là, on se pose mille questions sur la possible déviance dont souffre Sidonie qui exige un suivi « thérapeutique ».

Suivent douze séquences qui se dérouleront ou dans la résidence à laquelle Sidonie a été assignée ou chez elle à l’époque où elle était journaliste de terrain, avait un amoureux, un appartement, etc. J’y reviendrai.

Enfin, la chute du roman est composée d’un journal personnel de l’autrice intitulé « Notes 2016-2023 ». Elle y raconte sans ambages le « making of » du livre ou, plus précisément, les événements personnels lui ayant inspiré Peuple de verre.

Le principal lieu où se déroule l’essentiel du récit est une des nombreuses résidences que l’État a fait ériger pour héberger tous ces gens qui ont perdu leur logement, généralement pour des raisons financières, la maigreur des leurs ou celles toujours plus gourmandes des propriétaires d’immeubles. Les « inlogés », néologisme idoine à leur statut social, vivent littéralement en prison à cause de cet état de fait. Nous en découvrons quelques-unes qui occupent le même dortoir que Sidonie : Jenie, Ruth, Elle ou Elvire, Maximilienne, Pollinia, etc. Les qualités et les défauts de chacune sont mis à profit dans l’évolution de la trame et, tout aussi important, dans leurs relations avec Sidonie qui deviendra la leader du groupe.

Du côté de la vie personnelle de Sidonie, il y a Cyrille, un cuisinier auquel elle a été mariée quelques années et qu’elle a encouragé à devenir le maître d’une cuisine recherchée ou enviée. Ce compagnon a un chat nommé Spaghatte qui est un peu comme son enfant. Un jour qu’elle rentre du travail plus tôt que d’habitude, Sidonie retrouve Marieke, sa meilleure amie de toujours, en flagrant délit d’adultère. Aussi dramatique que la scène puisse sembler, la description qu’en fait l’autrice soulève les rires plus que les pleurs.

Sa vie de journaliste de la presse écrite et de la radio est au cœur de son existence. La qualité et le respect presque maniaque de son travail sont reconnus de toutes et tous. C’est au cours d’une enquête sur les SDF que son attention est dirigée vers de possibles disparitions de telles gens, mais que personne des milieux d’aide ne parvient à expliquer. Sidonie met tout son talent et sa curiosité pour résoudre le mystère de ces disparitions; si toutes les apparences de ces événements sont observables sur le terrain, personne n’a vu où ils disparaissent et, encore moins, où on les amène.

Elle est certaine de n’avoir d’autre choix que de créer de toutes pièces un tel événement et elle choisit une certaine Iphigénie pour jouer le rôle de celle qu’on enlève et qui devient ainsi une disparue. Elle demande à Lucius, un photographe qu’elle connaît, d’illustrer de la façon la plus vraisemblable possible le rapt. L’histoire d’Iphigénie écrite et les photos en main, elle présente le tout au journal qui l’emploie, étant donné qu’elle parle constamment de cette situation sans jamais, jusqu’alors, pouvoir prouver ce que certains disaient être une rumeur urbaine.

Ce qui devait arriver arriva : Sidonie fut à son tour enlevée et amenée dans une de ces résidences pour les « inlogés ». Catherine Leroux a très bien dosé la part de réalité et d’imaginaire, si bien qu’aussi fragiles que puissent sembler certains aspects de cette geôle, la vraisemblance dans le contexte social actuel est respectée. On craint d’abord plus que l’on veuille y croire, puis la réalité de ce qui est raconté fait pencher la balance.

Il faut dire que plus les péripéties relatives à la vie personnelle de Sidonie à l’extérieur des murs de la résidence/prison et sa vie intramuros se rapprochent, plus on se laisse prendre au piège de la narration qui prend ici et là des allures de science-fiction ou même à une forme de complotisme étatique. On est alors en droit de se demander qui est le plus proche de l’autre : la réalité ou la fiction?

Ce sont les « notes » qui concluent le roman qui nous permettent de mettre en perspective la dimension dystopique du récit par rapport au réel manque de logement ou d’habitation à prix abordable, selon divers contextes ou scénarios de la vie des individus dans la société québécoise actuelle. C’est aussi ça le rôle de la fiction littéraire : nous faire réfléchir aux situations extrêmes qui nous arrivent ou pourraient nous arriver, parfois sans crier gare.

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