mercredi 26 juin 2024

Aki Shimazaki

Urushi

Arles, Actes Sud, 2024, 144 p., 29,95 $.

Au pays de l’adolescence de Suzuko

Aki Shimazaki, née au Japon et vivant à Montréal depuis 1991, a publié son premier roman, Tsubaki, en 1999 et n’a cessé depuis de faire paraître en continu une vingtaine de récits, regroupés en quatre suites – aussi appelées pentalogies – de cinq histoires indépendantes l’une de l’autre. Cela permet aux lectrices et lecteurs de choisir l’un ou l’autre de ces romans sans se préoccuper de ceux d’avant ou d’après. Celles et ceux qui aiment les romans-fleuves peuvent s’offrir une suite complète où ils retrouveront le même noyau de personnages, l’un d’eux devenant le narrateur d’un épisode.

Suzuran, paru en 2020, débutait la séquence intitulée « Une clochette sans battant », Anzu Niré, céramiste et mère célibataire, assurant la narratrice. Arrive en mai 2024, le dernier volet intitulé Urushi, ce qui signifie « laquier, arbre à laque, vernis du Japon, la laque elle-même » qui a pour usage de souder ou de coller deux ou plusieurs pièces d’un article en poterie ou en verre brisé.

La narratrice de cette histoire se nomme Suzuko Niré et elle est âgée de 16 ans. Elle fait partie de la famille Niré élargie puisque son père était le conjoint de Kyôko Niré, décédée à la naissance de Suzuko, qu’il a épousé Anzu, sœur de la défunte, et adopté son fils Tôru. Tous les quatre forment ainsi une famille reconstituée : « Nous étions tous les quatre des morceaux de familles brisées. »

La jeune narratrice ressent un grand amour pour Tôru, devenu son frère par la force des choses. Il y a un grand écart d’âge entre eux, si bien qu’il a souvent gardé Suzuko quand leurs parents s’absentaient. Qu’importe, elle cherche à lui avouer ses sentiments, ce qui la trouble profondément. Il faut savoir qu’au Japon le mariage entre cousins et cousines est permis, ce qui est le véritable lien entre elle et Tôru.

Il y a aussi ce moineau à l’aile brisée qu’elle a recueilli et dont elle prend soin tout en tentant de lui apprendre à dire quelques noms, dont le sien et celui de son frère. Que dire des études de Suzuko qui la préoccupe presque autant que son amour pour Tôru, car elle ignore dans quelle discipline poursuivre ses études universitaires, une décision qu’elle doit prendre bientôt. Elle aimerait bien aller dans une université sise dans la ville où habite Tôru, mais ce dernier et leurs parents lui conseillent de choisir une université de la ville où la famille habite, ce qui faciliterait son intégration à l’éducation supérieure.

Suzuko est solitaire et elle ne fréquente pas ses consœurs ou confrères en dehors de l’école. Il y a bien Yoshio Katô qui lui a laissé un message dans lequel il lui avoue son béguin, mais l’adolescente ne veut pas fréquenter un garçon de son âge et laisser naître un sentiment amoureux, réservant cet espoir à son propre frère.

Suzuko ne vit pas reclus pour autant. Outre sa vie familiale très active – ses parents étant très présents dans sa vie quotidienne, malgré le travail de chacun, et lui permettant généralement de s’inscrire aux activités parascolaires de son choix, voyant là des sources du développement de sa personnalité –, il y a ses cousines Miyoko et Namiko, les filles de Nobuki, le frère de sa défunte mère et d’Anzu, sa mère adoptive. Mais, il y a une ombre au tableau :Namiko rêve d’épouser Tôru, ce qui contrarie Suzuko.

Au début du roman, Tôru est en voyage à Hawaï et il doit passer quelques jours dans sa famille avant de rentrer chez lui à Nagoya. Suzuko croit que c’est le temps ou jamais de lui faire sa déclaration d’amour. Aki Shimazaki nous donne à nouveau l’occasion d’observer la dynamique d’une famille japonaise éduquée, financièrement à l’aise – le père, jamais nommé dans le texte, est chimiste pour une grande société et Anzu est une céramiste réputée – et dont les liens familiaux sont tissés serrer.

Toujours à la recherche de nouvelles activités parascolaires susceptibles de l’aider à choisir un métier ou une profession qui lui conviendrait, ses parents l’encouragent à suivre des cours de "kintsugi", la « réparation de céramiques avec la laque "urushi" et de la poudre d’or, un art japonais remontant à plus de quatre siècles aussi appelé art de la résilience. » Ils lui proposent même des objets auxquels ils tiennent et qui méritent d’être réparés, dont une clochette achetée lors d’un voyage important.

Au premier atelier, Suzuko se croit la plus jeune du groupe jusqu’à ce qu’un garçon de son âge arrive juste à temps pour le début de la leçon. Elle croit le reconnaître, mais préfère se concentrer sur ce qu’on lui apprend, car, perfectionniste, elle veut mener à bien les travaux qu’on lui a confiés. À la fin de l’atelier, Yoshio Katô lui confie qu’il est le dernier à s’être inscrit à l’atelier, surtout parce qu’on lui a dit qu’il ferait un bon compagnon pour la plus jeune inscrite, Suzuko. Or, c’est Yoshio qui lui a laissé une lettre d’amour à laquelle elle n’a pas donné suite, même si cela l’a troublé.

Tôru est rentré de voyage, son bref séjour chez les siens est fort occupé, au point où Suzuko ne parvient qu’in extremis à lui avouer son amour. La réaction de Tôru blesse l’adolescente, car, si son frère ressent un amour fraternel à son endroit, il ne deviendra jamais son époux. Dépitée, elle se promet bien de revenir à la charge. D’ici là, les activités de chacun, chacune se déroulent dans une atmosphère de quiétude familiale : sortie à la mer, visite du père d’Anzu – Tetsuo Niré –, travail des parents, études et ateliers de l’adolescente.

Cette dernière a enfin une nouvelle occasion pour relancer son frère et lui redire tout l’amour qu’elle a pour lui. Devant tant d’insistance, Tôru lui fait une confidence que même leurs parents ignorent : il a un amoureux depuis cinq ans. Inutile de dire que Suzuko est d’abord dépitée, mais elle en vient à comprendre que, si elle aime vraiment son frère, elle doit respecter son choix qui le rend heureux.

La vie de famille ne cesse pas pour autant, pas plus que la vie personnelle de chacune et chacun. Ainsi, Suzuko continue les ateliers de "kintsugi" et répare les pièces que ses parents lui ont confiées. Elle pense même approfondir ses connaissances et ses habiletés pour en faire carrière. Elle se rapproche aussi de son jeune prétendant et découvre chez lui des intérêts communs ou complémentaires à la personnalité de chacun d’eux. Bref, une histoire d’amour naît entre eux.

À nouveau, Aki Shimazaki a su imaginer des personnages attachants, les mettre dans des situations éprouvantes dont ils apprennent à se sortir ou à en tirer le meilleur, et mettre la famille à la croisée de toutes les routes que la trame narrative emprunte. En cette ère où règnent l’éphémère et les grands conflits, la quiétude qui se love au creux des différences des personnages de Urushi fait du bien à découvrir. J’allais oublier : Suzuko signifie « petite clochette ».

mercredi 19 juin 2024

Yves P. Pelletier

Me suivez-vous?

Montréal, VLB éditeur, 2024, 272 p., 24,95 $.

L’art de faire des choix, bons ou mauvais

Il y a d’abord eu, en 2022, Déboussolé, à la fois journal intime et récit de ses voyages, dans lequel Yves P Pelletier raconte les faits saillants de sa vie de jeune adulte, de 1981 à 1993. On y découvrait un personnage quasi insaisissable malgré l’image « d’adulescent » cabotin qu’il projetait dans l’espace public, héritée des divers personnages qu’il interpréta avec ses complices du groupe RBO.

S’il a continué d’écrire depuis – entre autres, les textes de Valentin, roman graphique illustré par Pascal Girard, et ceux du recueil Le pouvoir de l’amour illustré par Iris (La Pastèque) –, il a aussi participé à divers projets avec ses amis humoristes, réalisé des films de fictions remarqués et quelques documentaires saisissant, sans oublier qu’il a continué de voyager en Europe et en Asie. C’est ce qu’il raconte dans Me suivez-vous?, utilisant la même formule mixte de journal intime et de récit de ses voyages, se déroulant cette fois de mai 1993 à décembre 2004.

Lisons ce que son éditeur dit de ce nouvel opus : « Dans Déboussolé, on avait rencontré un jeune homme dégingandé et romantique qui s’apprêtait à quitter sa chambre d’ado attardé à Laval pour partir la découverte du monde, et de l’amour. Dans Me suivez-vous?, on retrouve un adulte au sommet de sa gloire au sein du groupe d’humour qui l’a fait connaître, toujours aussi voyageur, toujours aussi romantique. Toujours aussi… perdu?

Sans doute pas. Il a beaucoup travaillé sur lui-même : quand le rythme de travail de RBO ne lui convient plus, par exemple, il dit " non ", maintenant. Quand les attentions excessives d’une admiratrice commencent à vraiment le terrifier, il ravale sa fierté et prend le téléphone : " Bonjour… la police? ". Et quand la mélancolie de l’éternel retour de ses modèles amoureux devient trop étouffante, il prend le premier vol pour l’Himalaya. »

Yves P. Pelletier est un "ramasseux" : carnets, documents et, surtout, souvenirs, comme ceux, poétiques, de ses voisins sur la rue Pontiac, Gérald Godin et Pauline Julien, ou celui, poignant, d’un moment de complicité muette sur un terrain de golf avec son ami Guy, qui venait de vivre un drame terrible. L’humour est là, toujours, salutaire, tout comme cette insatiable curiosité qui lui fait se lier d’amitié aussi facilement avec un vénérable moine bouddhiste, aussi appelé lama, qu’avec une chorégraphe de Bollywood, un cinéaste expérimental parisien, ou trois disquaires népalaises expertes en marchandage. Sans parler du mystérieux Docteur U.

Tout cela reflète bien la personnalité du livre et ce que l’auteur y raconte avec une certaine pudeur – qui aime raconter publiquement, ou même auprès d’intimes, ses fautes si bénignes soient-elles? – qui parfois surprend. Baissant la tête, comme un repentant, il avoue ses maladresses, la fuite en avant – comprendre voyages à l’étranger – étant son ultime argument par-devers lui-même d’abord, mais, surtout, à l’égard d’une amoureuse ou d’un engagement professionnel qu’il ne se résout pas à quitter ou à refuser.

Ayant choisi la forme du journal plus personnel qu’intime, Pelletier aborde ce qu’il semble considérer comme les dix-sept moments clés de la dizaine d’années de son parcours. Puis, à l’intérieur de chacun de ces moments, on trouve des dates et des lieux précis qui modulent ses activités.

En parcourant ces aide-mémoires, on aperçoit à l’horizon de son quotidien une personnalité quasi à l’opposé de l’image qu’il projette devant un auditoire, quel qu’il soit. Il y a le facétieux, le faux ou le vrai timide, l’inquiet et le déterminé face aux projets qui lui tiennent à cœur. Par-dessus tout, il y a « l’adulescent » en constante bataille avec son besoin d’amour des femmes et sa détermination à ne pas s’embarquer dans une relation stable, contraintes normales incluses.

Relisant mes notes de lecture de Déboussolé, je m’interroge sur la certaine zénitude, cet équilibre entre le besoin de Yves P. Pelletier de liberté et son devoir de partager avec d’autres, qui y apparaissait et qui semble cette fois évaporées ou dissoutes. Était-ce parce que, à l’intérieur de chacune des dix-sept avenues explorées, il y a plusieurs ruptures spatiotemporelles nous amenant de la rue Pontiac et de ses voisins Julien-Godin à un séjour en France ou dans des pays d’Asie, notamment le Tibet, où il retrouve toujours des amies et des amis qui lui ouvrent les portes donnant directement accès à une société que les touristes ignorent en général.

Être si ouvert, intéressé ou même très généreux à l’égard d’autrui est tout à son honneur, mais néanmoins dichotomique à ses relations avec les femmes. Mais, rappelons-nous, ces récits relatent des événements vieux de plus de vingt ans et, comme il le souligne parfois, le temps fait son œuvre. À 63 ans en 2024, Yves P Pelletier peut avoir fait la paix avec ses démons affectifs. Chose certaine, il ne perdra probablement jamais cette naïveté bon enfant qui est, je crois, non seulement sa marque de commerce avec le public, mais surtout dans ses relations interpersonnelles ou peut-être même amoureuses.

« Guidé par des élans contradictoires, je suis difficile à suivre. Narcissique humaniste, solitaire grégaire, égoïste charitable, control freak épris de liberté, amoureux qui élude l’engagement, toujours ici et ailleurs en même temps », écrit-il, résumant sans le savoir l’entièreté du propos de son livre et tout l’intérêt que nous avons à le lire.

mercredi 12 juin 2024

Catherine Leroux

Peuple de verre, Québec

Alto, 2024, 288 p., 27,95 $ (papier), 16,99 $ (numérique).

Migrants dans leurs propres terres

En découvrant le nouveau roman de Catherine Leroux, Peuple de verre, j’ai immédiatement pensé aux gens souffrant d’une maladie rare nommée « os de verre » ou ostéogenèse imparfaite qui les condamne à une fragilité osseuse extrême. On découvre rapidement que l’image choisie pour intituler cette fiction est appropriée, car ce peuple de verre ce sont « les inlogés », celles et ceux qu’on a éjectés de leur domicile pour des raisons irraisonnables ou parce que leurs revenus ne parviennent plus à payer un loyer lui-même irraisonnable.

Dystopie, un mot à la mode pour décrire diverses situations sociopolitiques ayant présentement cours sur la planète, signifie un « récit de fiction pessimiste se déroulant dans une société terrifiante (par opposition à utopie) ». Dystopie peut-il résumer l’univers imaginé par la romancière Leroux où le peuple est mis à mal de façon extrême?

Chose certaine, ce roman a une architecture narrative très pragmatique laquelle convient tout à fait à l’hyper réalité que porte la trame du récit jusqu’à se demander si cette trop grande réalité ne se transforme pas en science-fiction. Mais où se situe le point de rupture entre les faits et leur incessante accumulation?

Il y a d’abord le préambule où nous rencontrons Sidonie, la narratrice et auteure de ce carnet, car oui le roman est d’abord un carnet ou un journal personnel que le narratrice écrit pour respecter la consigne recommandée par Régine, la travailleuse sociale chargée de la ramener dans de meilleures intentions. Déjà là, on se pose mille questions sur la possible déviance dont souffre Sidonie qui exige un suivi « thérapeutique ».

Suivent douze séquences qui se dérouleront ou dans la résidence à laquelle Sidonie a été assignée ou chez elle à l’époque où elle était journaliste de terrain, avait un amoureux, un appartement, etc. J’y reviendrai.

Enfin, la chute du roman est composée d’un journal personnel de l’autrice intitulé « Notes 2016-2023 ». Elle y raconte sans ambages le « making of » du livre ou, plus précisément, les événements personnels lui ayant inspiré Peuple de verre.

Le principal lieu où se déroule l’essentiel du récit est une des nombreuses résidences que l’État a fait ériger pour héberger tous ces gens qui ont perdu leur logement, généralement pour des raisons financières, la maigreur des leurs ou celles toujours plus gourmandes des propriétaires d’immeubles. Les « inlogés », néologisme idoine à leur statut social, vivent littéralement en prison à cause de cet état de fait. Nous en découvrons quelques-unes qui occupent le même dortoir que Sidonie : Jenie, Ruth, Elle ou Elvire, Maximilienne, Pollinia, etc. Les qualités et les défauts de chacune sont mis à profit dans l’évolution de la trame et, tout aussi important, dans leurs relations avec Sidonie qui deviendra la leader du groupe.

Du côté de la vie personnelle de Sidonie, il y a Cyrille, un cuisinier auquel elle a été mariée quelques années et qu’elle a encouragé à devenir le maître d’une cuisine recherchée ou enviée. Ce compagnon a un chat nommé Spaghatte qui est un peu comme son enfant. Un jour qu’elle rentre du travail plus tôt que d’habitude, Sidonie retrouve Marieke, sa meilleure amie de toujours, en flagrant délit d’adultère. Aussi dramatique que la scène puisse sembler, la description qu’en fait l’autrice soulève les rires plus que les pleurs.

Sa vie de journaliste de la presse écrite et de la radio est au cœur de son existence. La qualité et le respect presque maniaque de son travail sont reconnus de toutes et tous. C’est au cours d’une enquête sur les SDF que son attention est dirigée vers de possibles disparitions de telles gens, mais que personne des milieux d’aide ne parvient à expliquer. Sidonie met tout son talent et sa curiosité pour résoudre le mystère de ces disparitions; si toutes les apparences de ces événements sont observables sur le terrain, personne n’a vu où ils disparaissent et, encore moins, où on les amène.

Elle est certaine de n’avoir d’autre choix que de créer de toutes pièces un tel événement et elle choisit une certaine Iphigénie pour jouer le rôle de celle qu’on enlève et qui devient ainsi une disparue. Elle demande à Lucius, un photographe qu’elle connaît, d’illustrer de la façon la plus vraisemblable possible le rapt. L’histoire d’Iphigénie écrite et les photos en main, elle présente le tout au journal qui l’emploie, étant donné qu’elle parle constamment de cette situation sans jamais, jusqu’alors, pouvoir prouver ce que certains disaient être une rumeur urbaine.

Ce qui devait arriver arriva : Sidonie fut à son tour enlevée et amenée dans une de ces résidences pour les « inlogés ». Catherine Leroux a très bien dosé la part de réalité et d’imaginaire, si bien qu’aussi fragiles que puissent sembler certains aspects de cette geôle, la vraisemblance dans le contexte social actuel est respectée. On craint d’abord plus que l’on veuille y croire, puis la réalité de ce qui est raconté fait pencher la balance.

Il faut dire que plus les péripéties relatives à la vie personnelle de Sidonie à l’extérieur des murs de la résidence/prison et sa vie intramuros se rapprochent, plus on se laisse prendre au piège de la narration qui prend ici et là des allures de science-fiction ou même à une forme de complotisme étatique. On est alors en droit de se demander qui est le plus proche de l’autre : la réalité ou la fiction?

Ce sont les « notes » qui concluent le roman qui nous permettent de mettre en perspective la dimension dystopique du récit par rapport au réel manque de logement ou d’habitation à prix abordable, selon divers contextes ou scénarios de la vie des individus dans la société québécoise actuelle. C’est aussi ça le rôle de la fiction littéraire : nous faire réfléchir aux situations extrêmes qui nous arrivent ou pourraient nous arriver, parfois sans crier gare.

mercredi 5 juin 2024

Gatien Lapointe

Ode au Saint-Laurent précédé de J’appartiens à la terre, édition établie par Jacques Paquin

Montréal, PUM, coll. « Bibliothèque du nouveau monde », 2024, 248 p., 39,95 $.

Faire dos à l’Amérique? Jamais.

L’édition critique d’œuvres littéraires a des exigences de haut niveau, car elle s’adresse à un lectorat intéressé par la littérarité de certaines œuvres, telle l’évolution d’un livre ou de tous les textes constituant l’œuvre d’une ou d’un écrivain. Au Québec, c’est l’écrivain et universitaire Jean-Louis Major qui fondit la « Bibliothèque du Nouveau Monde » en 1986. Aujourd’hui la collection « bnm poursuit la mission de cette prestigieuse collection. Comme sa grande sœur, elle rassemble les textes fondamentaux de la littérature québécoise en des éditions critiques qui visent à assurer l'authenticité des œuvres et leur lisibilité. »

Parmi les ouvrages parus, je pense à l’intégrale des œuvres d’Anne Hébert – 5 volumes sous la direction de Nathalie Watteyne – et, récemment, celle de Jacques Brault – 4 volumes sous la direction de Jacques Brault et François Dumont.

Voilà que s’ajoute Ode au Saint-Laurent précédé de J’appartiens à la terre, un recueil de poésie de Gatien Lapointe dont l’édition a été établie par Jacques Paquin. Outre l’intérêt intrinsèque des poèmes de Lapointe et de l’appareil critique constitué par Paquin qui les accompagnent, il y a, pour la population de Saint-Jean-sur-Richelieu, le fait que Lapointe fut embauché comme professeur au Collège militaire royal du Canada à Saint-Jean-sur-Richelieu (1962-1969). Il se lia d’amitié avec Jean-Yves Théberge qui dirige alors la page « Arts et lettres » de l’hebdomadaire Le Canada français.

Laissons Jacques Paquin présenter son projet : « Gatien Lapointe (1931-1983) fait partie des grandes figures de la poésie au Québec. La parution du recueil Ode au Saint-Laurent, précédée de J’appartiens à la terre, en 1963, est un événement qui est resté marquant sur la scène littéraire. Non seulement le recueil a-t-il reçu tous les honneurs, mais la réception critique a été unanime sur les qualités de cette œuvre poétique qui s’inscrivait dans la thématique du pays, en particulier grâce au long poème qui célèbre le fleuve québécois. Le recueil est aussi remarquable parce qu’il fait partie des rares ouvrages à succès de la poésie québécoise, atteignant un tirage de plus de dix mille lors de sa dernière réimpression en 1969.

Les recherches qui ont abouti à cette édition critique remontent au début des années 2000. J’ai appris, de la part d’Armand Guilmette, ancien collègue et ami proche de Gatien Lapointe, que les héritiers avaient déposé les archives personnelles du poète au Musée québécois de culture populaire, à Trois-Rivières, dénommé aujourd’hui Musée Pop. C’est dans l’entrepôt du musée que j’ai pu découvrir la richesse des archives qui avaient été conservées. Mais ce n’est que plus tard, après avoir publié le journal intime – Gatien Lapointe : Journal 1950-1956 (PUL, 2020) – et une anthologie de poèmes de Lapointe – Poèmes retrouvés (Écrits des forges, 2016) Poèmes retrouvés (Écrits des forges, 2016), que j’ai commencé à déterminer l’ordre séquentiel des états rédactionnels du poème « Ode au Saint-Laurent ».

Deux ans plus tard, j’étais en mesure de partager les fruits de mon travail. Cette publication est l’aboutissement de recherches qui m’ont permis d’identifier les divers manuscrits de tous les poèmes du recueil. Le dépouillement des textes publiés dans les périodiques ainsi que dans les anthologies est venu compléter l’étude comparative dont les résultats sont consignés dans les notes et relevés des variantes, accessible gratuitement sur le site Internet des Presses de l’Université de Montréal.

Le cœur de cet ouvrage est la reproduction des poèmes de l’édition de 1966, qui sont accompagnés de notes visant divers objectifs : signaler la version d’un poème publiée dans un périodique, attirer l’attention sur un élément significatif de la poétique du recueil, sur une allusion littéraire ou artistique, fournir la référence des citations, enfin divulguer des informations sur l’identité des dédicataires. Pendant la période d’écriture de l’Ode, et même à l’aube des années 1970, Lapointe a rédigé des poèmes qui sont restés inédits ou qu’il n’a pas retenus pour les rendre publics. Il nourrissait également le projet de faire paraître des poèmes qu’il aurait regroupés sous le titre « L’homme en marche », et qu’on retrouvera placés après ceux de l’édition de 1966. À la suite, on pourra lire la série d’inédits qui sont restés à l’écart de l’Ode, mais qui offrent une évidente parenté avec les poèmes du recueil, soit parce qu’ils ont été écrits durant la même période, soit qu’ils partagent une poétique commune. Enfin, une dernière section rassemble trois témoignages précieux du poète sur le contexte de rédaction de son recueil.

Si Lapointe se livrait volontiers dans les entrevues qu’il accordait aux médias, une bonne partie de son parcours personnel et professionnel est néanmoins restée dans l’ombre. La consultation de sa correspondance, de son journal personnel ainsi que des curriculums vitae qu’il soumettait périodiquement à son université a permis d’éclairer plusieurs aspects méconnus de sa vie et dont rend compte la « Chronologie ».

Le milieu de la recherche, tout comme le lectorat curieux d’en apprendre davantage sur cette œuvre phare de Gatien Lapointe, pourra consulter avec profit la bibliographie exhaustive des poèmes, ainsi que des études dont le recueil a fait l’objet. Cet ouvrage s’adresse à un public qui souhaite lire un des grands recueils de la poésie québécoise dans sa version de référence tout en cherchant à répondre aux intérêts des spécialistes en histoire de la littérature et de l’édition québécoises, en poésie, en édition critique ainsi qu’en critique génétique. »