Lise Gauvin
Des littératures de l’intranquillité
Paris, Karthla, 2023, 236 p.,
36,95 $.
Pour saluer Lise Gauvin
Au fil des ans, je vous ai proposé une quinzaine de livres écrits par Lise Gauvin. Majoritairement des essais portant sur la langue et les littératures d’expression française, sans oublier quelques fictions et d’inoubliables témoignages. J’aurais pu consacrer une chronique annuelle à l’une ou l’autre de ses publications tellement cette universitaire réputée est passionnée de ces sujets. Elle vient d’ailleurs d’ajouter un nouvel ouvrage à cette quête : Des littératures de l’intranquillité.
Cet essai synthèse s’alimente du
manifeste Pour une « littérature-monde » en français, paru en octobre
2007 et signé par 44 écrivains. La quatrième de couverture de ce livre le résume
ainsi : « Quelle langue parlent les écrivains? Les littératures
francophones sont des littératures de l’intranquillité : en situation de
minorité face au français "de France" qui est en situation de
majorité, elles font émerger mille autres langues en elles, que ce soit le
créole, l’acadien, le malinké ou encore l’anglais. En étudiant des œuvres d’auteurs
aussi divers que Michel Tremblay, Patrick Chamoiseau, Ahmadou Kourouma, France
Daigle, Assia Djebar, Réjean Ducharme ou Raphaël Confiant, Lise Gauvin décrit
la "surconscience linguistique" des écrivains, condamnés à "penser
la langue" française par diverses stratégies, de la note de bas de page,
du paratexte, du narrateur collectif.... L’écrivain et l’imaginaire des
langues : le romancier triche avec la langue, fait un pas de côté, fait
boiter la langue, fabule son autofiction pour raconter son inconfort
linguistique, ou bien pour dénoncer la norme et la renverser comme un gant,
pour en exhiber les coutures et proposer de nouvelles poétiques narratives.
Tout ceci fait l’objet du nouvel essai de Lise Gauvin, qui rassemble et
poursuit ici les travaux de ses dernières années de recherche. »
Rappelons-nous ce que signifie le
mot langue : « Système de signes vocaux et souvent graphiques commun
aux membres d’une même communauté et constituant leur outil de communication ».
Or, les références relatives aux origines du français canadien, plus
spécifiquement québécois, et de sa littérature, sont celles que la France a
essaimées sur tous les continents où elle s’est implantée et a imposé sa propre
langue, nonobstant celles qui avaient cours à son arrivée.
Avec les succès parisiens répétés
d’écrivaines et d’auteurs venus de l’extérieur de l’Hexagone – 2023 fut de ces
années notamment grâce aux prix littéraires remportés et au Festival du livre
de Paris dont le Québec était l’invité –, le concept de
« littérature-monde » a continué de percoler. Pour Jacques Godbout
cité par Mme Gauvin : « Il ne s’agit pas de créer une mode
"francophone", il s’agit de changer la "culture" de
l’institution littéraire de France », ce à quoi l’essayiste ajoute :
« Et de changer également, il est important de le préciser, les modalités
de circulation du livre dans l’espace francophone. Car il serait étonnant que
ce manifeste (Pour une « littérature-monde » en français) et
le mouvement qui lui est relié suffisent à modifier le centralisme de
l’institution littéraire parisienne. »
À
« littérature-monde », Lise Gauvin préfère l’expression de littératures
de l’intranquillité, d’autant plus que, dans nombre de pays, la langue
française coexiste avec un ou plusieurs autres idiomes nationaux. Le
bilinguisme canadien est un exemple, tout comme le flamand et le wallon en
Belgique, ou le wolof et le français au Sénégal. À cette indubitable observation,
s’ajoutent les réalités continentales ou nationales propres à chacun de ces
territoires. L’exemple simple qui me vient en tête est celui des mots congère
et banc de neige, tous deux désignant un « amas de neige entassée par le
vent » sans représenter la même quantité de neige de référence.
Je ne vais pas écrire une nouvelle
synthèse du livre, ce serait prétentieux. J’attire cependant votre attention
sur le premier chapitre, intitulé « Autour du concept de littérature
mineure : variations sur un thème majeur ». « Dans l’ensemble
constitué par la République mondiale des lettres, la plupart des littératures
francophones ont été désignées tour à tour de littérature régionale,
périphérique ou mineure. » (17) L’essayiste propose sept variations de ce
thème : les littératures mineures, les littératures des petites nations,
les discours antillais, les littératures régionales et de l’exiguïté, les
littératures liminaires, du bon usage du mineur, les littératures de
l’intranquillité. Chacune de ces variations est relative à la mise en
perspective d’une littérature d’expression française du point de vue
géographique ou sociologique avec celle de France.
Le point de rupture entre ces
catégories n’est-il pas celui que suggère Mme Gauvin : « À l’heure de
la mondialisation et des technologies de communication, peut-on encore parler
de grande et de petite littérature? De langue majeure et de langue mineure?
Peut-on penser la littérature hors des catégories qui la fixent et la
figent? » (40)
Un élément de ces vastes sujets
sur lequel Des littératures de l’intranquillité porte attention, c’est
l’ajout d’un nouveau lexique au discours littéraire comme celui de Réjean
Ducharme, par exemple. Ce faisant, non seulement l’écrivain utilise-t-il un
discours narratif usuel, mais il défend aussi son appropriation de la langue dans
laquelle il raconte. Il en va ainsi de l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu qui crée
fiction, essai, œuvre dramatique ou télévisuelle en leur intégrant un
vocabulaire tiré de son propre lexique; cela sans oublier sa quête de ce
« pays qui n’est pas encore un pays » et qui n’existe nulle part
ailleurs que dans ses fictions.
Littérature mineure que la nôtre?
« Quoi qu’il en soit de leur désignation, ces littératures ont en commun
le fait d’être écrites en français dans des situations de plurilinguisme plus
ou moins subi ou assumé. Littératures de l’intranquillité, elles le sont dans
ce sens que rien ne leur est acquis, et "qu’il leur faut tout assumer d’un
même coup", comme le dit si bien Glissant [Édouard Glissant, écrivain
d’origine martiniquaise, 1928-2011]. Dans le domaine de la langue,
l’intranquillité se traduit chez ces écrivains par une surconscience
linguistique qui les oblige à créer leur propre langue d’écriture, dans un
contexte de relations concurrentielles entre le français et d’autres langues de
proximité, sans oublier les usages propres à chacune des cultures, et à
transformer leur tourment de langage en un imaginaire des langues. »
(209-210)
Lise Gauvin conclut ainsi son étude,
illustrée d’exemples appropriés des littératures de langue française et de
leurs variantes : « Dans un monde où l’idée de globalisation coïncide
le plus souvent avec celle d’uniformisation, l’écrivain francophone a pris le
parti de transformer son intranquillité en poétique du doute et de l’incertain,
bref, en interrogation sur le rôle et la portée de la Littérature. » (214)
C’est là une vaste question et, si nous suivons l’exemple actuel des
Ukrainiennes et Ukrainiens, quand tout vacille, il reste la langue, la culture
en général et la littérature en particulier.