Mario Girard
Clémence : encore une fois
Montréal, Les Éditions La Presse, 2023, 312 p.,
49,95 $.
« À l’ombre de la véranda »
On se réfère parfois aux écrivaines et écrivains par leur seul patronyme : Hébert, Blais, Royer, DesRochers, etc. Pour d’autres, le prénom suffit : Félix, Barbara, Clémence, etc. C’est à cette dernière que le journaliste Mario Girard consacre un remarquable ouvrage intitulé Clémence : encore une fois.
Le nom DesRochers était déjà connu,
surtout depuis qu’Alfred DesRochers (1901-1978), son père, a fait paraître L’Offrande
aux vierges (1928) et À l’ombre de l’Orford (1929).
Pour que la jeune DesRochers devienne
simplement Clémence, elle a travaillé très fort pour tailler sa place dans la
culture québécoise, laquelle se renouvelait au début des années 1950, jusqu’à
ce que cette place soit bien à elle, unique.
Ce parcours s’étale sur plusieurs
décennies et Mario Girard le retrace depuis ce jour d’avril 1941 où fut présentée
« La marche aux millions », une comédie burlesque interprétée entre autres
par Juliette Béliveau, Denis Drouin et Henri Poitras. L’adolescente Clémence
assiste seule à ce spectacle qui est pour elle une véritable épiphanie : « Je
veux chanter comme elle. Je veux faire rire les gens. C’est ce que je veux
faire. », avoue-t-elle à sa famille.
Avant d’en arriver là, le biographe
rappelle qu’en 1923, Alfred DesRochers, 22 ans, fréquente Rose-Alma Breault et
qu’ils se marient le 20 mai 1925. Clémence-Irène-Claire naît le 23 novembre 1933,
« le jour de la Saint-Clément », ce qu’elle raconte dans le poème « Ma
naissance ».
Un drame frappe la famille le 20
novembre 1936 : Germain, un des fils DesRochers, se noie dans la rivière
Magog. À partir de ce jour, toute la famille est mise à mal, car Alfred ne s’en
remet jamais vraiment, passant de périodes où il gagne raisonnablement bien la
vie des siens à des périodes de profonde dépression que son alcoolisme exacerbe.
Heureusement, Rose tient la barre du bateau familial qui tangue et donne le meilleur
d’elle-même à ses enfants, ce qui n’est pas rien à cette époque.
On comprend pourquoi cette femme est
très importante dans la vie de sa fille comme le raconte le chapitre intitulé « Rose
et Clémence ». En toile de fond, le décès de cette mère adulée qu’illustre
le poème « Maman » : « Mais depuis ton départ ma maison est
vide / J’ai beau y mettre tout ce dont j’avais rêvé / Mes
rêves ne sont plus que des gestes livides / C’est de ta seule absence
que je suis habitée ». Impossible ici de ne pas rappeler qu’« Alfred
créera les sonnets d’Élégies pour l’épouse en-allée dans le petit chalet
du lac Clair (aujourd’hui lac Sylvère), à Saint-Donat, que Clémence avait
acheté pour ses parents quelque temps plus tôt. » (135)
Ce poème et d’autres, des fac-similés
de manuscrits et de dessins, des photos d’archives, des coupures de journaux et
d’autres souvenirs font partie de l’ouvrage dont les vingt-trois chapitres sont
construits à l’identique : une photo, quelques pages racontant les faits
saillants de l’époque abordée, quelques « artéfacts » les illustrant et
un poème y correspondant.
Après avoir évoqué la mère de
Clémence, le biographe met en lumière sa relation avec son père Alfred. Elle a
plus connu ce dernier dans les années de turbulence qui ont suivi le décès de
son frère. Lorsqu’il était à la maison, des auteurs déjà reconnus le
visitaient. Germaine Guèvremont, par exemple, dont le Survenant lui aurait été
inspiré par Alfred DesRochers. Or, « Clémence a toujours eu cette crainte :
connaître l’indifférence du public qu’a affreusement vécue son père, Alfred. Voir
le talent de ce grand poète ignoré par ses contemporains a beaucoup fait souffrir
l’auteure et humoriste. Combien de fois, dans ses spectacles ou lors d’entrevues,
a-t-elle rappelé à la mémoire du public le génie de celui qui lui a donné la vie.
Elle avait raison de le faire. » (35)
Alfred DesRochers est, à mon
avis, un des grands poètes de sa génération, sinon le plus grand. Il m’est ainsi
impossible de ne pas voir l’influence de son discours poétique sur celui de sa
fille, entre autres l’usage de la langue parlée ou d’expressions du discours
populaire qu’on a reproché au père et à la fille.
Saut dans le temps : la famille
DesRochers s’installe à Montréal; Clémence fait l’École normale; son désarroi
devant une classe de 37 garçons; son entrée au Conservatoire en 1954; son premier
engagement à La Roulette le théâtre ambulant de Paul Buissonneau; son texte « Rue
Pacifique » remporte un premier prix au concours organisé par Télé-Ciné-Radio
Productions ce qui lui apprend qu’« elle pourra compter sur les mots pour
se rendre à la scène. » (55)
Parmi les membres du jury, il y a
« le père de la dramaturgie moderne au Québec, Marcel Dubé. Ce sera le
début d’une belle et longue amitié entre elle et l’auteur d’un "Simple soldat" ».
(55-59) Plus tard, elle joue dans « La Côte de sable », un des téléromans
de Dubé diffusés par Radio-Canada.
Clémence fait son entrée à la
télé d’État en 1957 en jouant dans la mythique émission jeunesse La Boîte à
surprise, une véritable pépinière de jeunes talents. Un extrait du monologue
« Ce que toute jeune débutante doit savoir, ou Mon entrée à Radio-Canada »
illustre avec humour cette période. Elle interprète cette saynète au Saint-Germain-des-Prés,
le cabaret dont Jacques Normand ouvre les portes aux jeunes gens talentueux tels
Pauline Julien ou Normand Hudon.
Les réalisateurs de Radio-Canada
finissent par s’intéresser à cette jeune femme qui hante littéralement les
corridors de l’hôtel Ford et frappe à leur porte pour qu’on l’engage. Dès lors,
il y a un effet boule de neige et Clémence prend de plus en plus d’espace sur
les ondes de la télé nationale. De la variété à l’animation, de la comédie au
drame, des entrevues accordées à celles qu’elle anime : cette omniprésence
arrive à saturation pour la principale intéressée qui, en écrivant des
dialogues pour les autres, réalise à quel point écrire est son port d’attache.
La grève des réalisateurs
francophones de la SRC va lui permettre d’allier écriture et scène. « La
fille du groupe » raconte la création des Bozos, « un groupe de cinq
jeunes artistes de la chanson qui va marquer à tout jamais l’histoire de la
musique au Québec. À la base, la formation est composée de Clémence, Raymond
Lévesque, Claude Léveillée, Hervé Brousseau et Jean-Pierre Ferland. » (84)
Le groupe recrutera le pianiste André Gagnon pour les accompagner.
Le poète et journaliste au Devoir
Gilles Hénault écrit à leur sujet : « C’est surtout sur le mode
frondeur, ironique, sarcastique, caricatural que la troupe trouve son unité.
Cet humour latent dans notre peuple, ce génie du mimétisme caricatural, on le
retrouve condensé dans quelques chansons qui présentent une image inversée de
nos travers, de nos tics, bref de nos ridicules que nous surmontons par le
rire. » (88)
Clémence chansonnier – autrice,
compositrice, interprète – émerge. « J’écris, tout en prétendant que je
suis comédienne et que je suis chanteuse… En un mot, je m’exprime énormément.
Je pense que le terme "chansonnier" résume mieux tout cela, un chansonnier
à la française qui exprime l’actualité humaine et quotidienne. Je suis le reflet
de ce qu’on est. Je suis ce que l’on est. » (97)
Le début des années 1960 est un
feu roulant pour Clémence. Outre la télé, elle est aussi sur la scène dont dans
la pièce de Jarry, « Ubu roi », à l’Égrégore. Quand son carnet d’activités
mincit, elle monte elle-même des spectacles avec des amies. En mai 1963, paraît
son premier disque sur lequel on trouve « La vie d’factrie » qu’on peut
lire dans le livre. Non seulement cette chanson est-elle monumentale, mais c’est
un des textes de son répertoire qui est le plus près des grands poèmes de son
père. Par exemple « City-Hôtel » : « Le sac au dos, vêtus d’un
rouge mackinaw, / Le jarret musculeux étranglé dans la botte, / Les
shantimen partants s’offre une ribote / Avant d’aller passer l’hiver
à Malvina. »
Clémence a 32 ans lorsqu’elle
quitte la maison familiale, après le décès de sa mère. Seule en appartement,
elle s’ennuie et ne rentre que pour y dormir. C’est sûrement une raison supplémentaire
pour multiplier les engagements, les projets de spectacles, l’écriture de
monologues et de chansons. « Le tourbillon de sa vie » résume les années
1965-1969 dont « Les Girls » est, en quelque sorte, l’apothéose; le
spectacle réunit Chantal Renaud, Louise Latraverse, Diane Dufresne, Paule
Bayard et Clémence.
Raconter Clémence DesRochers sans
parler de Louise Collette, sa compagne depuis la fin des années 1960, est
impossible. Clémence ne croyait pas à la vie de couple, mais elle s’est
elle-même prise au piège de Louise C. L’une et l’autre sont tantôt le complément
direct de l’autre, tantôt, l’indirect. Généralement, ce jeu de rôle se fait sans
heurt bien que Clémence ne soit pas tout à fait la bonne fille naïve qu’elle
laisse croire.
Le chapitre intitulé « Ce n’est
pas vrai qu’elle "haït" écrire » raconte que « Clémence a
souvent blagué à ce sujet. Mais au fond, elle ne peut se passer de ce geste pour
exprimer ses émotions, pour ancrer ses idées ou pour fixer sa mémoire. Cette
auteure, mieux que quiconque, a embrassé tous les genres pour assouvir cette
envie irrépressible de jouer avec les mots. Poésie, chanson, monologue, nouvelle…
Toutes ces formes ont accueilli sa prose trôle ou touchante. / Et
comme cela ne suffisait pas, elle a rempli des dizaines de carnets tout au long
de sa vie… Ils regorgent de textes de monologues, de chansons, de poèmes, de
notes, d’idées, de récits de voyage, de titres de livres à lire, de restaurants
à visiter, de parfums à essayer, de phrases glanées ici et là. Certains passages
relèvent du journal intime, d’autres de la liste de choses à se rappeler. »
(201-202)
La vie de Clémence a changé à
maints égards depuis que Louise Collette est entrée dans sa vie. Les voyages à
l’étranger pour le plaisir des découvertes ou au soleil pour le repos se sont
ajoutés à son horaire. Elle a aussi découvert un côté agréable aux tournées qui
l’ont parfois ennuyée, sa compagne veillant sur l’organisation et la gestion quotidienne.
Puis, « cette gloire qu’elle n’attendait plus » arrive, l’organisation
des tours du Québec assurée par sa compagne et ces tournées prennent une tout autre
allure.
Aujourd’hui, retirée dans ses
terres longeant le Memphrémagog, Louise et elles mènent une vie un peu à l’image
des deux vieilles de sa chanson, ensemble tout en étant chacune à son affaire.
Pour le public, il y a toujours ses disques, dont « De la factrie au jardin »
(2005) et quelques spectacles en vidéo, dont « Clémence à cœur ouvert »
(2008). Il est cependant regrettable que ses recueils de textes – Tout Clémence,
1 et 2 (VLB éditeur 1995) – ne soient plus disponibles en format papier.