mercredi 26 avril 2023

Victor-Lévy Beaulieu

Poisson d’octobre en maraude chez les francs Gaulois

Notre-Dame-des-Neiges, Trois-Pistoles, 2023, 242 p., 77,77 $ (édition numérotée et dédicacée limitée à 276 exemplaires, février 2023) et 38,95 $ (en librairie à compter du 1er avril 2023).

« En ce temps du guère et du naguère »

Après Ma Chine à moi et La vieille dame de Saint-Pétersbourg, parus en 2021, arrive Poisson d’octobre en maraude chez les francs Gaulois. L’ouvrage m’a d’abord semblé énigmatique, le voyage en France proposé me faisant penser à la Place de l’Étoile, ce carrefour giratoire qui donne accès à douze avenues. Il note d’ailleurs : « Ma mémoire aime œuvrer en serpentant – impossible d’avoir de la remembrance si tu n’es pas doté de l’esprit du crotale des bois dont la tête triangulaire est aussi spectaculaire que le corps nu d’un Doukhobor – au boutte de la queue mirifique du crotale des bois, cette cascabelle le faisant le plus criard de tous les serpents de l’Amérique septentrionale. » (44)

Quiconque ouvre ce nouveau livre n’a d’autre choix que de faire comme son auteur : « moi quand je lis, j’ai l’impression que j’écris le livre, que je l’incorpore à ce que je suis… Je réécris le livre comme je voudrais qu’il soit pour me confirmer dans ce que je suis. Mais c’est cela, la lecture! » On s’aventure alors sur l’une ou l’autre des avenues qui serpentent les récits croisés.

Poisson d’octobre en maraude chez les francs Gaulois raconte la seconde naissance de VLB survenue en 1973 : « Venir au monde, ce n’est pas nécessairement naître – puisque le ça et le soi ne sont encore qu’informes, comme paraît l’être le remous juste à son arrivage au bas d’une tumultueuse cascade – naître, c’est se pourvoir d’une autorité qui ne peut être que totalisante… » (11)

Devenu écrivain et propulsé directeur littéraire aux éditions du Jour, du très fédéraliste Jacques Hébert, il se ramène aux bureaux du Jour, rue Saint-Denis à Montréal. On y rencontre, entre autres, Huguette Gaulin, l’autrice de Lecture en vélocipède (1972) qui s’immola par le feu et à qui on attribue le « ne tuer pas la beauté du monde ». Il évoque d’autres autrices ou auteurs : « Je regarde vers le classeur – presque avec envie – car si j’étais un escroc comme ceux qui, après l’avoir fait boire plein son content, ont acheté au poète Alfred Desrochers (sic) ses manuscrits pour quelques billets vers du Dominion, j’ouvrais ledit classeur et j’y prendrais le dossier (le plus volumineux de tous) concernant Marie-Claire Blais : ces superbes lettres qu’elle a écrites à des tas de gens partout en francophonie – ce trésor que devient la langue quand dedans s’y fait entendre la souveraine musique! » (29)

C’est aussi là qu’il reçoit sa « dulcinée, grande actrice rousse de terre russe », personnage récurent de son œuvre qui fait référence à l’interprète de Sophie et Léon, une pièce jouée au Caveau des Trois-Pistoles, à l’été de 1992. Elle lui demande d’écrire une pièce de théâtre pour ses élèves de l’École nationale de théâtre, car le texte qu’on lui a proposé est nul. « T’as cinq jours pour me livrer ton histoire. Je sais que tu vas toutes les fins de semaine sur ta ferme à Sainte-Émilie-de-L’Énergie. J’y serai dimanche prochain en après-midi. » (103) C’est là, en Matawinie, qu’il écrit, en trente-six heures, Ma Corriveau, car « Je grouille et scribouille depuis huit ans déjà et jamais je n’ai manqué d’honorer une date limite même quand elle s’avérait folichonne. » (127)

Tous les éléments de ce récit font appel à "l’art de se remembrer" évoqué dans La vieille dame de Saint-Pétersbourg : « J’aime cette expression et je trouve dommage qu’on l’ait mise de côté comme tant de belles choses venues de la langue française. Se remembrer, c’est se souvenir tout à coup et presque toujours par hasard d’un moment particulier du passé qui, nous revenant à l’esprit, change quelque chose de fondamental en son soi-même. » Cette façon de passer du naguère à l’hier à l’au jourd’hui permet d’aller de tout bord tout côté, l’un appelant l’autre, ou s’arrêter subitement avant de repartir. Pas besoin d’un GPS pour se retrouver dans le récit, car jamais sommes-nous égarés, l’écrivain faisant rebondir notre attention aussi vite que la trame.

1973, c’est l’axe à partir duquel plusieurs événements se sont produits et s’inscrivent dans l’actualité de la trame. La remembrance va évoquer de individus que l’écrivain a mués en personnages, comme des membres de la famille Beaulieu, père, mère ­– Léonie plus présente que jamais –, grand frère ou grand-père Antoine. Tous me semblent plus vrais que jamais, comme si leur image était définitive, ce qui n’est pas dans les habitudes de VLB.

Cette même année, l’écrivain s’envole vers Paris, car les éditions de l’Herne publient Jack Kérouac, paru l’année précédente au Jour. Rue de Verneuil, il rencontre Constantin Tacou, alors éditeur à l’Herne (1973-2000), une maison fondée par Dominique de Roux (1956-1973). C’est d’ailleurs ce dernier qu’il a rencontré à Montréal, découvert son intérêt pour Kerouac et son intention de publier son « essai-poulet ».

Ce séjour dans la Ville lumière est l’occasion de se remembrer les mois qu’il y a passés en 1968, entre autres sa chambre de bonne près du Panthéon. Il en profite pour parcourir Satori à Paris, un bref récit dans lequel Jack Kerouac raconte son séjour en France – de Paris à Brest – à la recherche de ses ancêtres et qui inspire Beaulieu.

Que signifie « satori »? Selon Kerouac, il s’agit d’un « mot japonais désignant une "illumination soudaine", un "réveil brusque", ou, tout simplement, un "éblouissement de l’œil" » (9) En langage beaulieusien, « satori » devient épiphanie, laquelle survient dès qu’il va à la rencontre des terres ancestrales.

Il prend le train – « Ceux de France sont lents et bruyants pour ne pas dire criard » (124) – en direction de Rouen, puis de Dieppe. « Quand je serai à Rouen, je veux vraiment être à Rouen et non pas dans le Grand Morial ou dans Joliette, je veux vraiment être à Dieppe et non pas au bord de la rivière Boisbouscache de Saint-Jean-de-Dieu… De Paris à Rouen, pas la mer à boire… Deux heures à passer dans la remembrance et la rêvasse sans que je n’aie eu à parler à quiconque et surtout pas à un Québécois faisant partie de cette race-là de monde qui a toujours préféré voyager là où il y a eu une Révolution plutôt que d’entreprendre celle qu’il aurait dû faire chez lui – tel l’énigmatique Louis-Joseph Papineau… » (124, 132)

Le voilà devant la cathédrale de Rouen où il est venu en 1967. « Ça étonne toujours le monde quand il m’arrive de lui parler de la passion que j’ai pour les cathédrales en général et pour la cathédrale gothique en particulier… Aussi vais-je me répéter : au cœur de mon moi-même, ce sont aux Forces que je m’intéresse car le disait bien Victor Hugo en écrivant Notre-Dame-de-Paris qui résisterait au temps parce qu’elle n’était rien de moins qu’une Force totalisante – celle de l’Architecture – tandis que l’écriture était appelée à disparaître pour n’est qu’une force faible : venant d’un simple papier et d’une simple plume d’oie facilement destructibles, n’avait aucune parenté de ce qui se construit dans la pierre éternelle du réel… (137-138)

On le sait, quand un sujet passionne Beaulieu, l’architecture par exemple, il s’y plonge et en apprend le vocabulaire, car : « Si j’écris, c’est que j’aime les mots – et si je les aime tant, ce n’est pas tellement pour raconter des histoires avec que, mais afin de jouir de leur sonorité comme on le fait d’un poème – dans le mot, il y a cette musique qui n’appartient qu’à lui seul parce qu’elle détermine exclusivement un lieu, une action, un naître, une émotion, un rêve, un mourir – cet immensément petit qui finit immanquablement par se mordre la queue, faisant ainsi saigner l’esprit sur l’immensément grand – tout ce rouge cerise embrasant le cosmos. » (139)

Il écrit aussi : « Aguir – le seul mot que j’ai inventé depuis que j’écris. Aguir, c’est comme si tu mettais le mot haïr à la neuvième puissance. » (217) On peut trouver cette affirmation pleine de modestie, car le Pistolois, comme Kerouac, a souvent fait passer l’oral à l’écrit, « oudon » étant un exemple plein de sens : « Je ne voulais pas que ma mère me vienne trop tôt en mémoire- à cause évidemment d’Oudon, mot passe-partout : ça pouvait être tantôt de bon sentiment et tantôt comme cri indigné de corneille noire qui vient de se faire voler son dîner… Du plus loin que je puisse me remembrer, le Oudon de ma mère a traversé sa vie : quand je l’ai vue la dernière fois, elle avait plus de quatre-vingt dix ans et j’eus droit au moins dix fois à la percutance de ce fameux Oudon. » (180)

Quittant la cathédrale de Rouen, il s’arrête rue des librairies et entre chez Michel Hardy à la recherche d’une histoire de la ville de Dieppe. Le libraire le croit un Américain, ce à quoi il lui répond : « Je suis Américain, mais je ne suis pas États-unien. Je suis Québécois. Les États-Uniens se sont emparés du mot "Américain" comme si le continent leur appartenait en propre et en commun. Ils ont d’ailleurs fait la même chose avec le monde dit occidental et, à ce que je sache vous êtes, vous les Français, à genoux devant eux, ce que nous ne sommes pas et ne serons jamais, nous les francs Québécois. »

Sa visite de Dieppe et des plages du débarquement de Normandie, en 1942, lui remembrent l’absence de considération de Churchill pour les Canadiens-français qu’il a utilisés comme chair à canon pour satisfaire Staline qui se plaignait du peu d’empressement de l’Angleterre de participer aux combats sur le continent. C’est aussi à Dieppe qu’il aimerait « réussir là où Kérouac a échoué – écrire en bordure de mer quand celle-ci se déchaîne violemment dans ses embruns salinés comme ça arrive souvent en Finistère, si tant beau nom de pays comme l’est aussi celui de Gaspé… » (172)

Le voyage continue. « Assez de cette dérivance que je dois sans doute aux vagues de la mer qui ne sont guère démontables à l’Océane-des-Bains, dans cette chambre d’hôtel que j’ai louée pour la nuitte. Demain, j’irai à Beaulieu, puis à Chemillé, puis à Saumur – et j’en aurai terminé avec cette voyagerie que je dois à Kérouac. » (184)

À Beaulieu, une archiviste le guide et devient pour lui « La Liberté guide le peuple », cette remarquable toile d’Eugène Delacroix. Il attribue aussi cette image « à ma Belle Blonde [comprendre « la grande rousse de toutes les terres de Russie »] – elle est la seule Liberté en mesure de guider le Petit Peuple que je suis! » (158). La visite du château Beaulieu et les rappels historiques le surprennent, ne comprenant pas l’aventure dans laquelle Pierre Beaulieu-Hudon s’est engagé en partant vers la Nouvelle-France, les Beaulieu de sa connaissance n’étant pas de nature aventurier. Qu’en est-il des Bellanger, sa famille maternelle, dont « L’ancêtre, François Bellanger est arrivé en Kanada en 1634, donc une trentaine d’années avant le premier Beaulieu dit Hudon »? « L’enseignement que je retire de l’histoire des familles Beaulieu et Bellenger quand je compare ce qu’elles étaient et ce qu’elles sont devenues, c’est que le temps modifie bien lentement les gènes de tout un chacun dans sa chacune – là, nous somme en 1973, soit plus de trois cents ans après l’arrivée de la première famille Beaulieu et de la première famille Bellenger au Québec – et ces trois cents ans-là n’ont pratiquement pas changé leurs bagages de gènes dans sa chacune et son chacun : aucun Beaulieu n’a étudié assez longtemps pour devenir universitaire; de génération en génération on restera journalier… Chez les Bellenger, on ne compte plus ceux qui ont détenu une profession libérale – professeurs, hauts fonctionnaires, notaires, chimistes et politiciens. » (204)

Un dernier mot sur la famille Beaulieu avant de se rendre à Saumur : « Mon moi-même fait partie de la dernière génération des Beaulieu faiseurs d’une famille nombreuse – je suis le sixième enfant d’une smala qui en compte treize et qui ressemble en tous points aux générations qui l’ont précédée : éducation modeste, pauvreté que vivent les simples ouvriers – puis cultivateurs en désespoir de cause, sur des terres si rocheuses qu’elles étaient impropres à l’agriculture. » (195-196)

Le narrateur marche Saumur et ses environs : « C’est ainsi que je retrouvai à quelques kilomètres de Saumur, dans un flanc de colline de tufeau blanc aisé à travailler même à mains nues, parfois fort creux dans le ventre de la terre comme sous ce château de Saumur où l’on trouve autant de galeries souterraines qu’il y a d’êtres dans l’imposante bâtisse de pierre creusée dans le tufeau elle aussi… Il y aurait à Saumur et dans ses environs au moins un millier de ces habitations dites troglodytes… » (222-223) Et de visiter un de ces logements et, à l’invitation des occupants, d’y passer une nuit et de s’y endormir si rapidement qu’il n’a pas le temps – notion qui revient souvent dans le récit : « J’ai des problèmes avec le temps parce que dans mon moi-même, je suis incapable de le mesurer – par exemple, depuis que je suis loin de Dieppe à jouer de la lanterne dedans cette chambre d’Oudon, impossible que je puisse savoir depuis combien de temps je me suis démortifié des morts canadiennes et québécoises qu’il y a eu devant les Hautes Falaises. Un seul jour d’hui, de quoi remplir toutes les pages d’un semainier ou toutes celles d’un almanach? » (178) – d’enlever ses lunettes et d’éteindre sa pipe, ce qui lui rappelle la mort tragique du poète lanaudois Louis Geoffroy.

Vivre sous terre, ne serait-ce qu’une nuit, est une expérience dont VLB se serait passée, mais l’occasion étant, il y est allé sachant que la peur l’habiterait : « Rien comme vouloir échapper à la peur pour que surgisse une image qui te met tout le corps et l’esprit dedans. Dans Les Misérables, Victor Hugo consacre un long chapitre qu’il appelle le ventre de Paris – ces milliers et ces milliers de mètres que comptent les égouts de la Ville-Lumière. Ce long chapitre m’impressionne, je suis un jeune journaliste à la pige et je me dis que ça serait bien d’imiter Victor Hugo et de descendre dans le ventre du Grand Morial pour voir comment il se porte et se comporte. » (231)

L’art de la romancerie que pratique VLB depuis Mémoires d’outre-tonneau (1968) m’est apparu ici semblable à ses essais écrits à sa façon unique, tels ceux sur Victor Hugo, Jack Kerouak ou Melville. N’a-t-il pas écrit dans de son « essai-poulet » : « (Je ne sais pas, finalement si je parle de Jack ou de moi-même ou d’Herman Melville ou – Que pourrais-je voir d’autre, dans ma passion de Jack, que cette présence multiple qui foisonne dans le mythe du personnage tout à la fois créateur et créature? » (Kerouak, Stanké 10/10, p. 56), ce qui est le point de vue que VLB développe dans Poisson d’octobre en maraude chez les francs Gaulois.

Refermant ce livre, une expression du début de ma lecture m’est revenue : « car en ce temps du guère et du naguère » (39). Victor-Lévy Beaulieu n’a-t-il pas mentionné les ouvrages en préparation, à la fin de La vieille dame de Saint-Pétersbourg, « Mémoires du guère et du naguère » ce qui suggèrent une autobiographie en trois volumes et celui-ci n’en fait-il pas partie?

L’univers littéraire pantagruélique de Victor-Lévy Beaulieu est-il arrivé dans ses grosseurs? Je l’ignore tout en constatant la présence de femmes et d’hommes qui ont croisé ou partagé l’existence de l’écrivain. Je pense entre autres à MD – « Je venais tout juste de publier "La nuitte de Malcolm Hudd", un roman dans lequel œuvrait une femme mystérieuse dont on ne connaissait que les initiales MF et quelques jours seulement après la parution de l’ouvrage, une jeune femme, qui se disait libraire à Joliette, vint me voir à la maison de la rue Saint-Denis et m’invita à dîner… "Quand j’ai lu que la femme de ton roman avait les mêmes initiales que les miennes, soit MF pour Michelle Fortier, je me suis dit que c’était là un signal que tu m’envoyais et j’ai tout de suite pensé que je devais faire ta connaissance." » (109) Un détail penserez-vous, mais qui a une certaine importance dans l’univers de la remembrance beaulieusienne, mais différente de « la grande actrice rousse de toutes les terres de Russie », Jean-Claude Germain, Marie-Claire Blais, Alfred DesRochers, Jean Duceppe, sa mère Léonie, son grand-père Antoine, sans oublier Kerouac dont le voyage raconté dans Satori à Paris lui a inspiré sa voyagerie initiatique en France.

Poisson d’octobre en maraude chez les francs Gaulois m’a habité plus que le temps de ses lectures, car, oui, le mystère paraphrastique de VLB est plus dense que jamais et la clé pour le percer se trouve sur les tablettes où reposent les nombreux livres composant son œuvre gargantuesque. Il y a eu Claude Gauvreau qui a fait entrer la littérature québécoise dans la modernité, il y a maintenant Victor-Lévy Beaulieu qui continue sa propre Révolution, pas tranquille du tout celle-là.


Satori à Paris (Folio, 1971) par Jack Kerouac.

Imparable compagnon de Poisson d’octobre en maraude… puisqu’il a inspiré le Pistolois dans sa quête, ce voyage de Kerouac, de Paris à Brest, avait pour but de fouler le sol de ses ancêtres, car : « J’étais venu en France et en Bretagne, uniquement pour opérer des recherches sur ce vieux nom qui est le mien, – Jean-Louis Lebris de Kerouac – qui a près de trois mille ans, et qui n’a jamais changé durant tout ce temps. Qui voudrait changer son nom qui signifie simplement maison (ker), dans le champ (ouac) » Ce livre n’a de petit que son nombre de pages et il me semble une excellente introduction à l’écriture et à l’univers littéraire du père de la « beat generation », mouvement littéraire et artistique né dans les années 1950 aux É.-U. L’aspect autobiographique de ses romans le rapproche aussi, à mon avis, de l’univers beaulieusien.

mercredi 19 avril 2023

Lise Demers

Le poids des choses ordinaires

Montréal, Sémaphore, 2023, 208 p.,29,95 $.

Plus ça change, plus…

Réimpression ou nouvelle édition d’un livre – revue, modifiée, corrigée, etc. – se font généralement en format de poche. Alors quand un éditeur décide de faire l’exercice dans son format d’origine, tel Le poids des choses ordinaires, cela mérite une attention particulière.

En « avant-propos », Lise Demers, écrivaine et éditrice, rappelle l’origine de sa maison Sémaphore, fondée en 2003, et la mission qu’elle s’est donnée en publiant Le poids des choses ordinaires, ce roman porte-étendard : « Ce désir de "brasser la cage" couvrait depuis un certain temps déjà, résultat de plusieurs constatations sur le milieu du livre québécois et sur le silence autour de l’œuvre magistrale de Gilles Hénault, dont j’étais dépositaire depuis son décès en 1996. »

Le sujet inscrit dans la trame du roman n’a pas vieilli d’un iota, le propos est plus actuel que jamais, les dérives politiques de toutes sortes semblent une incessante tempête planétaire dont le Québec n’est pas à l’abri.

Les personnages au cœur du récit sont quatre adolescents qu’on suit jusqu’à l’âge de la retraite. Jean-Pierre Marceau, Vincent Lavigueur, Édouard Rivière et Catherine, la cousine de ce dernier – invitée par charité chrétienne –, passent les vacances estivales au chalet de leurs parents nantis. Un narrateur omniscient, tel un deus ex machina, raconte tout, sauf le premier et le cinquième chapitre confié à Marceau, vraisemblance exige.

Deux événements marquent d’un ineffaçable trait rouge les rapports entre les jeunes gens. Le premier survient un jour où ils cherchent à s’occuper et partent en excursion pour effrayer et malmener Clovis Blondeau, un inoffensif jeune déficient. Marceau et Lavigueur sont d’attaque, alors qu’Édouard n’est pas chaud à l’idée de ce jeu fait aux dépens d’un pauvre garçon, pas plus que Catherine participe à cette aventure. Les choses tournent au drame et engendrent un lourd secret que porte ensuite le quatuor.

Le second événement qui scelle leur secret se déroule quelques années plus tard, lorsqu’une excursion à l’île Bonaventure tourne aussi au drame : Édouard manque de se noyer, et Catherine et Vincent font l’amour au grand dam de Marceau. On découvre, petit à petit, le lien qui unit ces deux incidents et qui n’a d’importance que pour Catherine.

Chacun des chapitres braque ses projecteurs sur un des personnages, le premier étant Jean-Pierre Marceau. Chez lui, un verre à la main, il prépare l’allocution qu’il prononcera à l’occasion d’une cérémonie organisée pour souligner son départ à la retraite de l’université où il a enseigné et de la Chaire en sociologie comparée de la culture, laquelle lui permet d’instaurer une pensée unique sur la culture comme sous le règne du Tyran, caricature de l’époque duplessiste. Quelques-unes de ses réflexions lui rappellent ses camarades de jeu et qu’il espère voir à la cérémonie, sauf Édouard dont certaines critiques journalistiques l’irritent.

Puis, c’est au tour de Vincent Lavigueur. Avocat réputé, il s’est tourné vers la politique et a occupé divers ministères, le dernier en liste étant une voie d’évitement. Cette tâche dépend largement d’André Vézina, son chef de cabinet, qui règle son agenda comme du papier à musique. L’important pour Lavigueur, c’est d’exercer sa fonction le plus loyalement possible, dans le respect des lois qu’il connaît et maîtrise. Du côté de ses camarades d’adolescence, son pouvoir politique lui a permis d’apporter un soutien financier aux projets du professeur Marceau; Catherine est la seule à être restée près de lui.

Vincent Lavigueur en est à son troisième mandat qu’il entend mener à terme sans grand éclat, « compromissions sur compromissions. » (48) Des soucis personnels le préoccupent, car leur poids lui semble insoluble : les reproches de sa fille Sophie et de son fils Richard, son alcoolisme chronique et d’éventuelles révélations sur l’affaire Blondeau le tirent vers le bas. S’ajoutent le pamphlet et l’organigramme qu’Édouard et son groupe de critiques sociales ont publiés où il figure. Or, Édouard est quelques fois venu à son secours lorsque des faux pas politiques pouvaient lui causer des dommages irréparables, dont un scandale financier mené par Paul Royer, un homme d’affaires véreux près du premier ministre.

Arrive Catherine qui mène une vie fort différente de ses camarades. Devenue une comédienne réputée, sa vie amoureuse fut tumultueuse jusqu’au jour où son fils âgé de 20 ans Raphaël et elle eurent un accident de la route mortel qui la laissa lourdement handicaper. Catherine est énergique et volontaire, malgré le chagrin et les douleurs qui l’accablent depuis l’accident et qui l’ont tenu à l’écart de la vie publique. Le pamphlet que son cousin Édouard vient de lancer dans la mare de l’opinion publique met Marceau et son proche ami Lavigueur dans de beaux draps, et l’oblige à prendre parti.

Entre-temps, les documents d’Édouard et de son groupe sèment la consternation dans la population et la panique au sein du gouvernement. Le premier ministre exige que ses ministres confrontent tous les aspects de ces révélations aux contributions gouvernementales qui y seraient reliées. Or, le chef de cabinet du ministre Lavigueur croit que son patron est le coupable le plus facile à clouer au pilori de la cause politique.

Et Marceau pendant ce temps? Une phrase résume son attitude : « J’ai horreur de ces intervalles vides où l’indésirable peut surgir et renverser la stricte ordonnance du quotidien, émietter l’instant présent et abolir la sécurité de la routine. » (111) Il comble ce vide en ressassant des pages de son passé, dont la réussite de son père par son seul travail et son engagement au parti du Tyran. Il n’est pas tendre à l’endroit de Vincent Lavigueur : « Toujours sur le qui-vive du qu’en dira-t-on, préférant être reconnu alcoolique, incompris ou écorché vif, plutôt que simple fantassin ayant oublié de rendre à l’habilleur son costume de général. » (115) Puis, il raconte son point de vue sur le fil des événements survenus à la ferme Blondeau et conclut : « Au fond, je me mens. L’arrivée inopinée de Clovis me sauva et m’empêcha de fourrer et salir Catherine comme si elle était une des vulgaires filles à mon père. » (117)

Que dire d’Édouard Rivière, sinon qu’il est le plus socialement engagé du groupe, ayant entièrement consacré sa vie à la défense de la veuve et de l’orphelin. Ainsi, après avoir connu ses premiers grands revers en travaillant pour un grand journal, il est devenu journaliste indépendant et se consacre à l’élaboration de dossiers d’enquête sur des sujets en harmonie avec ses convictions. Faisant d’Édouard un jusqu’au-boutiste dans sa vie personnelle et professionnelle, la romancière a créé un héros de l’ombre dont les actions heurtent de plein front le système sociopolitique en le remettant constamment en question et en suggérant des alternatives sociales-démocrates.

Nul doute que Le poids des choses ordinaires est « un roman sur le pouvoir, tous les pouvoirs » qui, d’une part, oppose la personnalité de quatre individus, et, d’autre part, met en relief leurs actions, leurs engagements et certains événements qui ont marqué leur existence, l’incident survenu à la ferme Blondeau et à Percé servant de point d’orgue au récit.

Nul doute que la fiction de Lise Demers n’a rien perdu de son effet miroir des jeux et des enjeux politiques. La fresque qu’elle brosse est moins négative qu’elle peut sembler de prime abord, d’autres Édouard Rivière trouvant encore et toujours des femmes et des hommes pour défendre des engagements comme les siens. Cela rappelle les vers de Boileau dans L’art poétique (1674) : « Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage, / Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage : Polissez-le sans cesse et le repolissez… »

mercredi 12 avril 2023

Geneviève Rochette

Ofilao

Montréal, Mains libres, coll. « Roman », 2022, 240 p., 32,95 $.

« Des racines et des ailes »

Je suis toujours curieux de voir un artiste prendre un chemin de travers à sa pratique, adaptant ses expériences à un nouveau savoir-faire. Claude Jasmin, par exemple, a donné à ses romans, puis à ses téléromans, des décors animant de façon très vive l’action de ses histoires à sa pratique de décorateur.

J’avais donc un tel intérêt en ouvrant Ofilao, premier roman de la comédienne et dramaturge Geneviève Rochette. Pour mon plus grand plaisir, et le vôtre j’espère, j’ai découvert un récit ayant la souplesse du mouvement des corps et des cœurs des personnages qui donnent vie à une histoire dont la trame est centrée sur Théolia, une grand-mère aux allures de baronne dont le choc des identités se superpose aux péripéties.

Nous sommes à l’aéroport de Montréal où Inès Chéniot, jeune trentenaire professeur de littérature dans un collège, est sur le point de s’envoler vers la Guadeloupe pour y rejoindre son père, un an après l’enterrement de sa grand-mère Théolia, Olia pour lson entourage. Honoré Chéniot est un écrivain publiant sous le nom d’Honoré Grandbois et habite Paris depuis des lustres. Il a fait parvenir à sa fille le tapuscrit d’un roman qu’il lui demande de lire avant leurs retrouvailles, ce qui contraint Inès à un exercice dont elle se serait bien passée, craignant que son père tente de s’affranchir des échecs répétés de son rôle de fils et de celui de père.

Inès met le récit sur le chemin de la narration, Honoré raconte la suite qui se déroule un an auparavant, en 2009, alors que la Guadeloupe, département français d’outre-mer, traverse une grave crise socioéconomique menée par le LKP, Liyannaj Kont Pwofitasyon, le « Collectif contre l’exploitation outrancière » à l’origine de la grève générale du 20 janvier au 4 mars.

Ce que raconte l’écrivain Grandbois, dont le nom fait référence au poète Alain Grandbois – qui aurait, vraisemblablement, séjourné dans une des îles de l’archipel des Caraïbes –, ressemble à la fresque d’un portrait de famille dont le visage des membres est tantôt hyper précis, tantôt d’un flou étudié. Le projet de roman d’Honoré relate sa propre vie, de l’enfance à son âge actuel, celui d’un auteur dont la créativité traverse un passage à vide, ce qui lui fait perdre sa raison d’être.

Le texte entre les mains d’Inès s’adresse directement à elle, car son écrivain de père y met en contexte sa propre vie et, surtout, celle de sa mère Théolia. Cette dernière fut et demeure pour sa petite-fille une force de la nature, celle qu’elle affectionne par-dessus tout. Il faut savoir que tous les étés de son enfance se sont déroulés à Damencourt où est située la villa de sa grand-mère.

Il y a aussi que « Depuis que je suis née, on me bassine les oreilles avec les couleurs. » (10). Inès précise : « Aux Antilles françaises, surtout, on ne badine pas avec ça! Il y a une nomenclature très précise pour chaque degré de métissage, du plus noir au moins foncé, qui va de "nègre" à "quarteron", en passant par "câpre", "chabin", et "mulâtre", ce dernier terme englobant souvent tous les autres. Mulâtre! le mot évoque la mule, dans un mépris affiché du Blanc dominant envers tous les degrés de métissage. » (11) Cette différence d’épiderme, Inès ne s’en est jamais préoccupé jusqu’au jour où Théolia, en visite à Montréal, est venue la chercher à l’école et que ses camarades ont commenté la peau noire de sa grand-mère.

Geneviève Rochette a précisé en entrevue que son roman n’est pas une autofiction, même si elle s’est inspirée de sa double nationalité, sa mère étant Guadeloupéenne et son père Québécois, alors que c’est l’inverse pour Inès.

Ce qui est évident pour Inès ne l’est pas pour Honoré qui en a toujours voulu à Théolia de lui avoir refusé la vérité sur son père, évoquant un vague séjour d’Alain Grandbois dans les Îles, un livre oublié attestant de cette vérité.

Son séjour de 2009 dans les Caraïbes lui a été commandé par sa mère dont on ne discutait pas les consignes. Quelle surprise que d’y voir sa fille, en froid avec lui, et son compagnon Alexis qu’il ne blairait absolument pas. Décidément, sa baronne de mère en fait toujours à sa tête!

Pourquoi cette réunion de famille? D’abord, de rabibocher les liens entre Inès, Honoré et Alexis. Puis, d’amener son monde à Morne-à-l’eau, un bourg à l’ouest de Grande-Terre, où Olia possède une case où elle a vécu et élevé son fils. Ce dernier ne comprend pas qu’elle refuse de céder cette habitation brinquebalante au promoteur qui lui offre bien plus que la valeur réelle des lieux. Ses vieux amis et voisins, Ya et Virginie, ont eux accepté de vendre là où ils vivent depuis toujours; ils en veulent d’ailleurs un peu à Olia de vivre dans une villa qu’Honoré lui a offerte, à Damencourt.

Pourquoi alors, la vieille dame insiste-t-elle pour garder vivant ce lopin de terre devenu inhospitalier et presque invivable? La romancière révèle petit à petit, élément après élément, les secrets de la case. Il y a d’abord sa mère qu’elle dit avoir inhumée dans le jardin. Il y a ces plantes qu’elle entretient plus qu’elle-même. Sans oublier ses conversations avec Ya et les potions que lui prépare Virginie, l’époux de cette dernière qui est une sorte de « gadèdzafé », un sorcier en créole.

Certaines péripéties rappellent le climat social de 2009 alors qu’Inès et Alexis circulent à Moule ou à Morne-à-l’eau. La jeune femme est déchirée entre marcher avec les contestataires ou s’en tenir éloigner, car, malgré la couleur de sa peau ou à cause d’elle, elle se sent étrangère à ce conflit. À contrario, son amoureux, tout blanc est-il, se sent appeler par la cause des Guadeloupéens.

La romancière module très bien le rythme entre les péripéties, l’évocation de la beauté du paysage, la luxuriance de la verdure, la proximité de la mer des Caraïbes, les plaisirs du climat et la virulence des échanges entre Théolia et son fils Honoré. C’est l’état de santé d’Olia qui change la donne lorsqu’Inès réalise qu’elle les a aussi fait venir auprès d’elle pour qu’ils exaucent ses dernières volontés.

La case d’abord, au grand dam d’Honoré. Inès et Alexis lui redonnent l’apparence d’un espace habité. Durant ces travaux, ils découvrent, par hasard, la clef du caveau attenant au logement égarée depuis très longtemps. Cela leur permet d’ouvrir cet espace inconnu et d’y découvrir le mystère qu’Olia a entretenu sa vie durant.

Voilà ce que raconte Honoré Chéniot, dit Honoré Grandbois, dans le roman qu’il a confié à sa fille. Inès profite des derniers moments du vol vers Pointe-à-Pitre pour deviser avec le passager voisin qui s’intéresse à sa thèse portant sur l’œuvre d’Aimé Césaire et de Gaston Miron. Cela dit, la romancière met les mots de Miron dans la bouche de grand-mère Théolia qui n’est pas l’analphabète que l’on pense, Inès lui ayant appris à lire en même temps qu’elle, même si Olia préférait qu’on lui fasse lecture de poésie.

Ofilao est à la fois un roman de l’intime et de l’universel, la relation entre les parents et les enfants, même devenus adultes, n’étant pas toujours simples. Si on y ajoute la situation des enfants du divorce qu’une grande distance sépare les parents comme ceux d’Inès, et dont une grand-mère répare les erreurs. L’intime intervient alors et Geneviève Rochette y joint un peu d’elle-même, sur fond de poésies caribéennes et québécoises, en réunissant des personnages autour de l’image forte d’une grand-mère dont l’âme sera perpétuellement vivante en chacun d’eux. Une histoire à laquelle on veut nous aussi croire pour son humanisme et l’art de l’écrivaine de donner du mouvement et mille sensations à son récit.

mercredi 5 avril 2023

 Hélène de Billy

Riopelle et moi

Montréal, QA, coll. « Biographie », 2023, 462 p., 32,95 $.

Élaboration de la mythologie Riopelle

J’ai une relation singulière avec les biographies de contemporains, parce qu’elles racontent généralement l’histoire d’une vie qui vient à peine de débuter et qu’elles tiennent plus de l’hagiographie où les louanges éludent la réalité.

Il y les biographies « à l’américaine » qui, à contrario, veulent tout raconter jusqu’aux détails les plus intimes, incluant les squelettes dans le placard. Le problème, c’est qu’elles débordent de la vie publique à la vie privée, faisant d’inutiles victimes collatérales.

Riopelle et moi, nouvelle édition de la biographie écrite par la journaliste et écrivaine Hélène de Billy, est à la fois « à l’américaine » et, selon l’auteure, « non autorisée ». Lorsque Riopelle paru aux éditions Art global, en 1996, l’autrice avait mis quatre ans à effectuer des recherches et fait des entrevues selon les règles de l’art journalistique, qui sont aussi celle de la biographie à l’américaine. L’édition 2023 tient de la biographie non autorisée, son contenu ayant été révisé en tenant compte de nouvelles informations recueillies au fil des ans et de l’expression de son point de vue. Le titre seul, Riopelle et moi, identifie sans ambages l’orientation que Mme de Billy donne à son ouvrage.

Cet ouvrage n’est rien de moins que remarquable, à mon avis, Jean Paul Riopelle étant un homme devenu le personnage qu’il a imposé, à la fois conteur et mythomane qui a passé sa vie à construire sa propre mythologie, selon ses humeurs ou ses élans créatifs. En refermant le livre, je n’ai pu imaginer une autre existence aussi explosive que la sienne, sinon celle de très grandes ou très grands passionnés.

C’est une mission impossible de tenter de résumer le livre, cela ne rendrait pas justice à l’écrivaine et à la complexité de son sujet. Retenons cependant que Mme de Billy a organisé l’abondante documentation en attribuant une couleur à chacune des quatre parties de son ouvrage. « Blanc pour l’enfance traversée par la mort (du petit Pierre, cadet de Riopelle); rouge pour la révolte et le bouillonnement d’idées caractéristiques de Refus global; bleu pour l’empreinte laissée par Joan Mitchell sur Jean Paul; et or pour la feuille d’or, les couleurs en aérosol et tous les couchers de soleil que le peintre a pu admirer au cours de son existence. » (153)

Il y a la vie modeste de la famille Riopelle dominée par une mère castratrice, dont les femmes dans la vie de l’artiste paieront le prix, illustre où l’enfant Jean Paul a débuté pour devenir le Riopelle créateur. Puis, c’est son passage fortuit à l’École du meuble et la rencontre de celles et ceux qui, avec lui autour de Paul-Émile Borduas, signeront le manifeste Refus global, le cri du cœur d’artistes étouffés par le climat social duplessiste et clérical auquel on attribue, à tort ou à raison, l’origine de la Révolution tranquille. Arrive son départ pour la France, la relation entre l’automatisme québécois et le surréalisme français, ses rencontres avec l’écrivain André Breton et une pléiade d’artistes de tous les horizons, ses premières œuvres créées en sol français, sa vie de famille et ses premières maîtresses, l’instabilité ou la multiplicité de ses intérêts à la fois signe de sa créativité évolutive et de l’impossible unicité de ses passions. La rencontre déterminante de Joan Mitchell, les vingt ans auprès de celle avec qui il forme un couple « maudit » dont chacun donnera au domaine des beaux-arts d’une époque quelques-unes des plus grandes œuvres picturales. Enfin, il y a son ultime période de création marquée par son retour au Québec et la mutation de ses projets artistiques désormais plus orientés vers la nature, et réalisés sur des supports et avec des techniques novatrices.

Je comprends Hélène de Billy d’avoir récupéré ses droits sur son livre et d’en avoir fait une mise à jour en y incluant une trentaine de « Souvenirs de coulisses » et en ajoutant sa voix au propos après des années d’analyse et de réflexion entre autres alimentées par des entrevues relatives à Riopelle effectuées depuis 1996. Riopelle et moi est une œuvre de maturité, voire l’œuvre d’une vie, qui nous invite à rencontrer le grand artiste et l’être complexe qu’il fut.

Riopelle et moi apparaît dans le paysage artistique assez longtemps après le décès de Riopelle (1923-2002) et de la consécration québécoise de l’ensemble de son œuvre, pour nous permettre de mieux apprécier ou estimer la valeur historique de ce qu’Hélène de Billy raconte. Nul doute que ce livre est l’œuvre fondatrice de sa carrière de journaliste et d’écrivaine, mais aussi une mise en perspective de l’histoire des beaux-arts au Québec du siècle dernier dans l’ensemble universel.

Lise Gauvin

Chez Riopelle : visites d’atelier

Montréal, l’Hexagone, 2002

Lise Gauvin. L’écrivaine rend ici un hommage, sincère et amical, à un homme plus grand que nature, en racontant quatre visites qu’elle lui a rendues dans ses ateliers en France et au Québec. Je retiens la rencontre de février 1987, à Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson, durant laquelle le peintre volubile raconte son amitié avec André Breton et son engagement dans Refus global. Puis, il y a la visite au même atelier, en 1993 cette fois, où Riopelle parle de pêche à la mouche, lui pour qui la peinture « est moins un art de peindre qu’un art de vivre. » Enfin, Lise Gauvin reprend Trois fois passera, un texte demandé par Riopelle pour accompagner son album Cap Tourmente et que publia la galerie Maeght-Lelong à Paris en 1983. Avec une rare économie de mots, ce livre est une remarquable synthèse des vingt dernières années de l’œuvre de Riopelle.