mercredi 7 décembre 2022

Poésies aux couleurs saisonnières

En cette fin de saison dévêtue et tout en grisaille en attendant son blanc manteau, la couleur des mots apaise le spleen que l’atmosphère répand sur son passage, souvent bien malgré nous. Je vous propose une potion littéraire qui vous fera voyager dans l’univers de quatre poètes qui nous invitent à nous approprier leurs mots.

Jacques Audet

Ne retiens pas le feu

Montréal, Noroît, 2022, 88 p., 22 $ (papier), 17 $ (numérique).

Premier univers à visiter et partager, celui de Jacques Audet, écrivain et professeur au cégep de Saint-Jean-sur-Richelieu. Ce deuxième recueil, intitulé Ne retiens pas le feu, est composé de cinq suites, chacune explorant un aspect du thème qu’évoque le titre. Le poète propose à celles et ceux qui s’aventurent dans son univers les pistes de sa quête personnelle : « S’animer et embraser, enlacer ou s’éteindre, croître, réchauffer, puis disparaître… Ces gestes que nous expérimentons chaque jour dans le monde, le feu s’en fait le miroir circonspect. À la fois objet et rêverie, exercice de fascination et nécessité de vigilance, le feu nous expose à sa lumière et à sa force. Mais au moment où nous nous en approchons, il s’échappe, impossible à contraindre, ne laissant que le spectacle de sa liberté qui est aussi celui de sa violence et de sa fuite. Nous n’avons cependant d’autre choix que de courir le risque de le laisser croître et parfois de le laisser mourir. Et chaque poème tente de créer un risque de cet ordre : une latitude propre, un jeu, un mouvement que rien ne puisse prévoir ni retenir. »

À nous de nous approprier un à un les mouvements poétiques offerts. Pour ma part, "Matrices" et "Embrasements" ont retenu mon attention dès la première lecture tant par ce que chacun résonne chez moi que ce que suggèrent leurs exergues. « La mort est la mère des formes » (Octavio Paz) pour le premier et C’est la fenêtre / qui la première / reconnaît le matin » (Dominique Robert) pour le second.


Mélanie Béliveau

La femme meurt en juillet

Montréal, Mains libres, coll. « Poésie », 2022, 112 p., 20,95 $.

Arrive ensuite – l’ordre alphabétique n’a rien à voir avec un jugement sur le mérite de chacun des recueils répertoriés – le recueil de Mélanie Béliveau. Comment taire l’émotion que suscite la suite de poèmes qui nous font partager, les unes après les autres, les étapes bien réelles que vivent celles devant un cancer qui s’impose.

« je suis jeune je ne connais rien à rien

un Anglais me glisse dans sa langue future simple

on a tous un cancer en dedans de nous

it’s up to you de le développer ou pas

 

un talent caché

un potentiel

peinture dessin poterie

 

l’humanité te laissera tombe dans la brisure de l’aube

ce ne sera pas toujours sur tes pattes »,

« Dans ce recueil, Mélanie Béliveau traite du cancer, de son traitement et des séquelles tant physiques que psychologiques. Sans détour aucun, la poète fait vivre au lecteur le parcours qui va de la chirurgie jusqu’à sa reconquête de la féminité et de la suite des choses. Ce périple est celui d’une femme en particulier, mais il représente également celui de tant d’autres. Tout y est abordé, parfois très délicatement, parfois crûment. Il y est question de l’anesthésie et de la chirurgie, de la conscience embrouillée de la poète quand elle sort des « vapes », de ce qu’elle retient de son expérience des bandages, du drain, du retrait des équipements, des traitements, de l’équipe médicale… Au cours de ce long cheminement, on lit, en poésie, le sentiment d’abandon, ce moment où la vraie bataille commence pour la poète, qui aborde ensuite la période du « foulard », des vêtements amples cachant la poitrine et de tout ce qui domine les premiers jours de convalescence à la maison. Arrive ensuite une certaine révolte.

La femme meurt en juillet raconte la femme qui vit en la poète, celle d’avant la maladie. C’est un livre dur, franc, direct. Un livre qui fait mal, mais qui, au fil des pages, permet aussi au lecteur d’assister à la réconciliation de cette femme avec le cancer. Peu à peu, on comprend que la poète apprend à s’aimer elle-même et à aimer l’autre à nouveau. Elle recommence à vivre, autrement. Ce livre bouscule souvent le lecteur, mais il le touche également comme une caresse. Il donne à écouter une voix qui évolue du caractère clinique d’un éclairage trop fort jusqu’aux rayons chaleureux d’un soleil empli d’espoirs. »


Stéphane Despatie

Garder le feu

Montréal, Mains libres, coll. « Poésie », 2022, 84 p., 19,95 $.

Je me souviens très bien du premier ouvrage de ce poète Charpente sauvage (Les Intouchables, 1997). Suivirent Ceux-là (Écrits des forges, 2010) qui reprend "Tu es là et tu regardes ma mère et mes fils te voler des vers" et "Oublierons-nous" où se superposent vérité criante et espoir égaré dans des dédales de cette même vérité; puis, Paroles biologiques (Écrits des forges, 2021) dont j’ai retenu ces vers :

«sur la table je l’étends

la carte usée par tous les divorces

de nouvelles divisions l’épinglent

toujours plus loin

dans les retranchements

 

plus qu’une ville qu’on écartèle

c’est le territoire de la poésie"».

Ces derniers vers, face à ceux de Garder le feu, me semblent bien illustrer la rupture de ce recueil dont l’écriture est « plus polysémique, voire plus obscur. Bien qu’articulée autour de contraintes formelles, elle ne [sacrifie] pas pour autant l’idée d’entretenir la capacité de rêver ou de s’indigner, voire de s’enflammer. » Le livre compte-t-il soixante-douze poèmes ou un seul long? Voyez les derniers vers du livre :

"et puis qu’est-ce que l’oubli au nord de l’absolu sans cahier pour écrire

le totem de glaise aveuglé par ton reflet vieilli de sel contre la mer

je dis encore ton nom pour comprendre le mien

comme je descends dans le poème où fragile je me rencontre»

Louise Dupré

Exercices de joie

Montréal, Noroît, 144 p., 22 $ (papier), 17 $ (numérique)

« Troisième recueil d’un triptyque sur les possibilités du poétique face à l’horreur et à la détresse (Plus haut que les flammes, 2010; La main hantée, 2016), Exercices de joie prend le risque de la tendresse en choisissant la douceur comme arme de combat. Dans une écriture fluide qui alterne entre prose et vers, les poèmes explorent la notion de joie, non seulement comme quête d’apaisement, mais comme responsabilité à l’égard des autres : le souci de leur apporter espérance. Or, cette joie impose une gymnastique mentale, elle repose sur des exercices qui témoignent du désir de s’élever au-delà de la douleur sans pourtant la nier, afin de demeurer à l’écoute du monde. Sans craindre la vulnérabilité d’une parole simple, la poète navigue en glissant constamment de l’âge adulte à l’enfance jusqu’au seuil de sa propre disparition. La joie comme faible clarté résiste à l’essoufflement : « écrire maigre / écrire pauvre » permet au poème de glaner autour de lui des parcelles de beauté et de voir surgir la lumière camouflée sous le noir.

"malgré l’usure

de tes genoux

tu sais encore marcher

 

et tu resteras jusqu’au bout

une femme de désir

 

soulevant à chaque pas

la beauté

endormie sous la poussière

le désir est un horizon

debout" »

 

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