Poésies aux couleurs saisonnières
En cette fin de saison dévêtue et tout en grisaille en attendant son blanc manteau, la couleur des mots apaise le spleen que l’atmosphère répand sur son passage, souvent bien malgré nous. Je vous propose une potion littéraire qui vous fera voyager dans l’univers de quatre poètes qui nous invitent à nous approprier leurs mots.
Jacques Audet
Ne retiens pas le feu
Montréal, Noroît, 2022, 88 p., 22 $ (papier), 17 $
(numérique).
Premier univers à visiter et partager, celui de Jacques Audet, écrivain et professeur au cégep de Saint-Jean-sur-Richelieu. Ce deuxième recueil, intitulé Ne retiens pas le feu, est composé de cinq suites, chacune explorant un aspect du thème qu’évoque le titre. Le poète propose à celles et ceux qui s’aventurent dans son univers les pistes de sa quête personnelle : « S’animer et embraser, enlacer ou s’éteindre, croître, réchauffer, puis disparaître… Ces gestes que nous expérimentons chaque jour dans le monde, le feu s’en fait le miroir circonspect. À la fois objet et rêverie, exercice de fascination et nécessité de vigilance, le feu nous expose à sa lumière et à sa force. Mais au moment où nous nous en approchons, il s’échappe, impossible à contraindre, ne laissant que le spectacle de sa liberté qui est aussi celui de sa violence et de sa fuite. Nous n’avons cependant d’autre choix que de courir le risque de le laisser croître et parfois de le laisser mourir. Et chaque poème tente de créer un risque de cet ordre : une latitude propre, un jeu, un mouvement que rien ne puisse prévoir ni retenir. »
À nous de nous approprier un à un
les mouvements poétiques offerts. Pour ma part, "Matrices" et
"Embrasements" ont retenu mon attention dès la première lecture tant par
ce que chacun résonne chez moi que ce que suggèrent leurs exergues. « La
mort est la mère des formes » (Octavio Paz) pour le premier et C’est la
fenêtre / qui la première / reconnaît le matin » (Dominique
Robert) pour le second.
Mélanie Béliveau
La femme meurt en juillet
Montréal, Mains libres, coll. « Poésie », 2022, 112
p., 20,95 $.
Arrive ensuite – l’ordre alphabétique n’a rien à voir avec un jugement sur le mérite de chacun des recueils répertoriés – le recueil de Mélanie Béliveau. Comment taire l’émotion que suscite la suite de poèmes qui nous font partager, les unes après les autres, les étapes bien réelles que vivent celles devant un cancer qui s’impose.
« je suis jeune je ne connais rien à rien
un Anglais me glisse dans sa langue future simple
on a tous un cancer en dedans de nous
it’s up to you de le développer ou pas
un talent caché
un potentiel
peinture dessin poterie
l’humanité te laissera tombe dans la brisure de l’aube
ce ne sera pas toujours sur tes pattes »,
« Dans ce recueil, Mélanie Béliveau
traite du cancer, de son traitement et des séquelles tant physiques que psychologiques.
Sans détour aucun, la poète fait vivre au lecteur le parcours qui va de la
chirurgie jusqu’à sa reconquête de la féminité et de la suite des choses. Ce
périple est celui d’une femme en particulier, mais il représente également
celui de tant d’autres. Tout y est abordé, parfois très délicatement, parfois
crûment. Il y est question de l’anesthésie et de la chirurgie, de la conscience
embrouillée de la poète quand elle sort des « vapes », de ce qu’elle retient de
son expérience des bandages, du drain, du retrait des équipements, des
traitements, de l’équipe médicale… Au cours de ce long cheminement, on lit, en
poésie, le sentiment d’abandon, ce moment où la vraie bataille commence pour la
poète, qui aborde ensuite la période du « foulard », des vêtements amples
cachant la poitrine et de tout ce qui domine les premiers jours de
convalescence à la maison. Arrive ensuite une certaine révolte.
La femme meurt en juillet raconte la femme qui vit en la poète, celle
d’avant la maladie. C’est un livre dur, franc, direct. Un livre qui fait mal,
mais qui, au fil des pages, permet aussi au lecteur d’assister à la
réconciliation de cette femme avec le cancer. Peu à peu, on comprend que la poète
apprend à s’aimer elle-même et à aimer l’autre à nouveau. Elle recommence à
vivre, autrement. Ce livre bouscule souvent le lecteur, mais il le touche
également comme une caresse. Il donne à écouter une voix qui évolue du
caractère clinique d’un éclairage trop fort jusqu’aux rayons chaleureux d’un
soleil empli d’espoirs. »
Stéphane Despatie
Garder le feu
Montréal, Mains libres, coll. « Poésie », 2022, 84
p., 19,95 $.
Je me souviens très bien du premier ouvrage de ce poète Charpente sauvage (Les Intouchables, 1997). Suivirent Ceux-là (Écrits des forges, 2010) qui reprend "Tu es là et tu regardes ma mère et mes fils te voler des vers" et "Oublierons-nous" où se superposent vérité criante et espoir égaré dans des dédales de cette même vérité; puis, Paroles biologiques (Écrits des forges, 2021) dont j’ai retenu ces vers :
«sur la table je l’étends
la carte usée par tous les
divorces
de nouvelles divisions l’épinglent
toujours plus loin
dans les retranchements
plus qu’une ville qu’on écartèle
c’est le territoire de la poésie"».
Ces derniers vers, face à ceux de
Garder le feu, me semblent bien illustrer la rupture de ce recueil dont l’écriture
est « plus polysémique, voire plus obscur. Bien qu’articulée autour de contraintes
formelles, elle ne [sacrifie] pas pour autant l’idée d’entretenir la capacité
de rêver ou de s’indigner, voire de s’enflammer. » Le livre compte-t-il soixante-douze
poèmes ou un seul long? Voyez les
derniers vers du livre :
"et puis qu’est-ce que l’oubli au nord de l’absolu sans cahier pour
écrire
le totem de glaise aveuglé par ton reflet vieilli de sel contre la mer
je dis encore ton nom pour comprendre le mien
comme je descends dans le poème où fragile je me rencontre»
Louise Dupré
Exercices de joie
Montréal, Noroît, 144 p., 22 $ (papier), 17 $
(numérique)
« Troisième recueil d’un triptyque sur les possibilités du poétique face à l’horreur et à la détresse (Plus haut que les flammes, 2010; La main hantée, 2016), Exercices de joie prend le risque de la tendresse en choisissant la douceur comme arme de combat. Dans une écriture fluide qui alterne entre prose et vers, les poèmes explorent la notion de joie, non seulement comme quête d’apaisement, mais comme responsabilité à l’égard des autres : le souci de leur apporter espérance. Or, cette joie impose une gymnastique mentale, elle repose sur des exercices qui témoignent du désir de s’élever au-delà de la douleur sans pourtant la nier, afin de demeurer à l’écoute du monde. Sans craindre la vulnérabilité d’une parole simple, la poète navigue en glissant constamment de l’âge adulte à l’enfance jusqu’au seuil de sa propre disparition. La joie comme faible clarté résiste à l’essoufflement : « écrire maigre / écrire pauvre » permet au poème de glaner autour de lui des parcelles de beauté et de voir surgir la lumière camouflée sous le noir.
"malgré l’usure
de tes genoux
tu sais encore marcher
et tu resteras jusqu’au bout
une femme de désir
soulevant à chaque pas
la beauté
endormie sous la poussière
le désir est un horizon
debout" »
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