mercredi 14 décembre 2022

Bianca Joubert

Couleur chair

Québec, Alto, 2022, 192 p., 25,95 $ (papier), 15,99 $ (numérique).

De l’Histoire aux histoires

L’Histoire universelle apprise au temps de mon enfance n’est plus tout à fait la même, les sciences et les recherches en ayant rayé des pages et écrit d’autres, dont certaines de l’Histoire dite du Canada. J’ai compris depuis que le mot Histoire, avec une majuscule, fait référence à des faits marquants pour une part de l’humanité, un maillage d’événements survenus en même temps dans plusieurs territoires de la planète. L’influence du climat, des régimes politiques, des religions et des cultures pèse lourdement sur la façon d’écrire l’Histoire.

Quant au mot histoire avec une minuscule, il fait entre autres partie de ce que la littérature considère comme la trame narrative d’un récit, tous genres et toutes formes confondus, chacun ayant emprunté divers moyens d’expression au fil des siècles.


Ce long préambule pour souligner que la romancière Bianca Joubert s’est habilement jouée de plusieurs pages de l’Histoire – des Histoires devrais-je plutôt écrire – pour en faire la trame narrative de son roman, Couleur chair. Ainsi, la narratrice est d’origine autochtone par son arrière-grand-mère Adriana, une Micmaque transplantée dans une famille de colons blancs. Il y a aussi cet homme, à la peau foncée et aux cheveux hirsutes, un noir états-unien qui a fui ce pays où l’entière liberté n’était pas encore gagnée, malgré la loi mettant fin à l’esclavage en les émancipant.

La quête de la narratrice peut se résumer ainsi : « Dis-moi d’où tu viens, je te dirai où tu vas. » Ou encore comme l’exprime elle-même : « Loin de me donner une image claire de ma généalogie, mes recherches ne faisaient qu’agrandir le puzzle auquel s’ajoutaient sans cesse des morceaux. À Adriana et Louis Lepage se greffaient toute une famille élargie et, finalement, presque une histoire de l’Amérique à ma petite échelle. » (140)

On comprend que la romancière ratisse large en tissant un patchwork empruntant formes et couleurs aux histoires d’une communauté amérindienne et à celles d’un noir états-unien ayant fui le pays où sa famille a été amenée d’Afrique à bord des négriers. La vastitude de ce corpus peut devenir une entrave pour qui veut suivre le fil conducteur du récit qui va jusqu’à amalgamer les histoires racontées simultanément.

La quatrième de couverture titille assurément l’intérêt de la lectrice et du lecteur, mais elle traduit aussi avec justesse l’essentiel de la trame des récits croisés. « D’une lignée où les origines sont entourées de mystère, une femme explore la construction de l’identité autour de la couleur de la peau. Elle retrace la trajectoire de ses ancêtres à travers des vies, des scènes, des mémoires liées à des points charnières de l’Histoire.

Adriana, enfant micmaque transplantée dans une famille blanche à la mort de ses parents, y croise le chemin d’un esclave en fuite. Ce dernier éveillera en elle la curiosité des livres et une ouverture à l’autre.

Dans ce roman où se brouille la frontière entre les mondes physique et invisible, les cousins savent voler, les amants secrets marchent sur les murs et les animaux se transforment à leur guise. La quête des racines côtoie celle de la liberté du corps et de l’émancipation de l’esprit. »

L’originalité littéraire de Bianca Joubert, c’est qu’elle joue du temps comme d’un miroir réfléchissant à la fois un passé composé, un passé simple et un présent évanescent. Ces trois dimensions tiennent à la structure du livre en autant de sections – Mère, Père et Esprit – auxquelles s’ajoutent prologue et épilogue qui s’avèrent nécessaires si on considère la complexité de la trame narrative. Chacune des sections compte plusieurs tableaux décrivant ou illustrant des situations précises de l’action, des détails nécessaires autant à l’évolution de l’histoire qu’à son horloge spatiotemporelle. En effet, si on va d’un siècle à l’autre (du 16e au 21e siècle) et d’un territoire à l’autre (de la Nouvelle-France aux États-Unis en passant par le Sénégal), et d’une femme micmaque à un noir états-unien, ces points d’ancrage sont d’essentiels repères à la compréhension du récit aux sujets plus actuels que jamais quand on pense au sort réservé aux communautés amérindiennes canadiennes ou à Black Lives Matter.

J’ai choisi, il y a très longtemps, de faire de « la critique de consécration » en fournissant toutes les raisons du monde de lire les ouvrages recensés. L’enchevêtrement des histoires, des lieux et des époques de Couleur chair m’a d’abord fait hésiter. Ce sont finalement les sujets abordés autant que les qualités littéraires du livre qui ont eu raison de mon hésitation, car Bianca Joubert sait capter et retenir notre attention grâce à des personnages forts et en associant des pages d’Histoire rarement mises en parallèle ou associées comme celle des autochtones et des noirs d’Amérique.

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