Bianca Joubert
Couleur chair
Québec, Alto, 2022, 192 p., 25,95 $ (papier),
15,99 $ (numérique).
De l’Histoire aux histoires
L’Histoire universelle apprise au temps de mon enfance n’est plus tout à fait la même, les sciences et les recherches en ayant rayé des pages et écrit d’autres, dont certaines de l’Histoire dite du Canada. J’ai compris depuis que le mot Histoire, avec une majuscule, fait référence à des faits marquants pour une part de l’humanité, un maillage d’événements survenus en même temps dans plusieurs territoires de la planète. L’influence du climat, des régimes politiques, des religions et des cultures pèse lourdement sur la façon d’écrire l’Histoire.
Quant au mot histoire avec une
minuscule, il fait entre autres partie de ce que la littérature considère comme
la trame narrative d’un récit, tous genres et toutes formes confondus, chacun ayant
emprunté divers moyens d’expression au fil des siècles.
Ce long préambule pour souligner que la romancière Bianca Joubert s’est habilement jouée de plusieurs pages de l’Histoire – des Histoires devrais-je plutôt écrire – pour en faire la trame narrative de son roman, Couleur chair. Ainsi, la narratrice est d’origine autochtone par son arrière-grand-mère Adriana, une Micmaque transplantée dans une famille de colons blancs. Il y a aussi cet homme, à la peau foncée et aux cheveux hirsutes, un noir états-unien qui a fui ce pays où l’entière liberté n’était pas encore gagnée, malgré la loi mettant fin à l’esclavage en les émancipant.
La quête de la narratrice peut se
résumer ainsi : « Dis-moi d’où tu viens, je te dirai où tu vas. »
Ou encore comme l’exprime elle-même : « Loin de me donner une image
claire de ma généalogie, mes recherches ne faisaient qu’agrandir le puzzle
auquel s’ajoutaient sans cesse des morceaux. À Adriana et Louis Lepage se
greffaient toute une famille élargie et, finalement, presque une histoire de l’Amérique
à ma petite échelle. » (140)
On comprend que la romancière ratisse
large en tissant un patchwork empruntant formes et couleurs aux histoires d’une
communauté amérindienne et à celles d’un noir états-unien ayant fui le pays où sa
famille a été amenée d’Afrique à bord des négriers. La vastitude de ce corpus peut
devenir une entrave pour qui veut suivre le fil conducteur du récit qui va jusqu’à
amalgamer les histoires racontées simultanément.
La quatrième de couverture titille
assurément l’intérêt de la lectrice et du lecteur, mais elle traduit aussi avec
justesse l’essentiel de la trame des récits croisés. « D’une lignée où les
origines sont entourées de mystère, une femme explore la construction de l’identité
autour de la couleur de la peau. Elle retrace la trajectoire de ses ancêtres à
travers des vies, des scènes, des mémoires liées à des points charnières de
l’Histoire.
Adriana, enfant micmaque transplantée dans une famille blanche à la mort
de ses parents, y croise le chemin d’un esclave en fuite. Ce dernier éveillera
en elle la curiosité des livres et une ouverture à l’autre.
Dans ce roman où se brouille la frontière entre les mondes physique et
invisible, les cousins savent voler, les amants secrets marchent sur les murs
et les animaux se transforment à leur guise. La quête des racines côtoie celle
de la liberté du corps et de l’émancipation de l’esprit. »
L’originalité littéraire de Bianca
Joubert, c’est qu’elle joue du temps comme d’un miroir réfléchissant à la fois un
passé composé, un passé simple et un présent évanescent. Ces trois dimensions
tiennent à la structure du livre en autant de sections – Mère, Père et Esprit –
auxquelles s’ajoutent prologue et épilogue qui s’avèrent nécessaires si on
considère la complexité de la trame narrative. Chacune des sections compte
plusieurs tableaux décrivant ou illustrant des situations précises de l’action,
des détails nécessaires autant à l’évolution de l’histoire qu’à son horloge
spatiotemporelle. En effet, si on va d’un siècle à l’autre (du 16e au
21e siècle) et d’un territoire à l’autre (de la Nouvelle-France aux États-Unis
en passant par le Sénégal), et d’une femme micmaque à un noir états-unien, ces
points d’ancrage sont d’essentiels repères à la compréhension du récit aux sujets
plus actuels que jamais quand on pense au sort réservé aux communautés
amérindiennes canadiennes ou à Black Lives Matter.
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