mercredi 21 décembre 2022

Pascale Navarro

La classe de danse

Montréal, Leméac, 2022, 120 p., 14,95 $.

La passion comme art de vivre

Il est des voix qu’on entend, mieux qu’on écoute, et qui laissent une trace indélébile dans notre arrière-mémoire, laquelle nous les rappelle fréquemment comme si leurs échos nous appartenaient depuis la nuit des temps. La journaliste, écrivaine et conférencière Pascale Navarro est une de ces voix entendues à l’époque où elle était chef de pupitre de la section "Livres" et responsable de la chronique "Danse" de l’hebdo Voir. Je crois avoir lu la plupart de ses recensions dont la pertinence critique et la justesse de ton correspondaient alors à ma façon d’aborder la littérature.

C’est cette voix influente que j’ai retrouvée dans La classe de danse, son deuxième récit autobiographique après La menthe et le cumin (Leméac, 2020). Je vous suggère d’ailleurs de lire la chronique que Mario Cloutier a consacrée à ce livre dans La Presse (27-09-20), certain que vous courrez chez votre libraire vous procurer ce livre, ce que j’ai fait et les courts récits qui le composent illustrent parfaitement ce qui réunit les familles d’immigrants autour d’une table, chacun des mets rappelant une personne, un événement et, surtout, un mode de vie adapté à ce pays d’adoption.

Revenons à La classe de danse qui est un exercice de mémoire animé par des souvenirs très précis, jusque dans les moindres détails. D’entrée de jeu, c’est la forme du récit qui m’a séduit, car, même si je ne connais absolument rien de cet univers, le monde de la danse tel que Pascale Navarro nous le fait découvrir a quelque chose d’émouvant. Comment pourrait-il en être autrement quand notre guide est une enfant passionnée pour qui la classe de danse est son univers fait de musiques, de mouvements et d’efforts constants. C’est aussi celui de l’apprentissage d’une discipline personnelle qui, l’ignorant alors, transcendera la seule pratique de la danse qui s’introduit dans la vie de l’enfant jusqu’à devenir préalable à tout mouvement du cœur, du corps et de l’esprit. Bref, la classe de danse est tels l’alpha et l’oméga de sa vie bien qu’elle soit « partagée entre le plaisir de danser et la panique à l’idée que des yeux m’observent. Cette impression d’une faille qui se creuse ne me quittera plus. » (45)

La trame du récit est organisée comme une véritable classe de danse en faisant sien ce qui me semble être ses cinq temps : la barre, le centre, la scène, les coulisses et le mouvement. Puis, chacune des séquences compte divers exercices visant à les pratiquer de la meilleure façon possible jusqu’à ce que chacune des habiletés requises atteigne ce qu’on appelle alors « la perfection ». Oserais-je écrire : l’enfant s’en va en guerre, l’échec est impensable.

Puis, l’écrivaine – n’oublions pas que Pascale Navarro est d’abord et avant tout une professionnelle de l’écriture – ajoute à tous les instants la référence à la pièce musicale utilisée par les professeures comme ambiance de la répétition : de Bach à Tchaïkovski en passant par Smetana et Adolphe Adam, mais aussi par André Gagnon ou Gipsy Kings. Peut-on parler de l’éclectisme musical des professeures ou de la jeune narratrice? Pour cette dernière, ses références musicales sont d’abord classiques et elle devient plus curieuse au fur et à mesure qu’elle prend une distance avec l’art du mouvement et laisse son adolescence se manifester et s’exprimer.

Lire quelques passages de La classe de danse en écoutant la pièce musicale à laquelle le texte fait référence est une expérience que je recommande, car vous verrez peut-être comme moi les artistes en plein apprentissage. Vous visualiserez alors le lien entre la narration et la trame musicale qui l’inspire. Vous comprendrez, j’en suis certain, que lorsqu’on lit, on ne sait jamais si ou quand l’émotion surgira. Il ne faut surtout pas l’attendre, mais la laisser poindre cette charge sensorielle difficile à traduire en mots, sinon en l’évoquant.

La classe de danse est tel le journal intime d’une enfant de huit ans, d’une adolescente et d’une jeune adulte de dix-huit ans qui vit un rêve jusqu’à ce qu’elle comprenne, comme Brel dans « La quête », qu’elle fait un impossible rêve. Comment alors donner un sens à son existence centrée sur la passion d’un art pour lequel elle a engagé sa jeune existence, voire hypothéquer l’avenir? Pascale Navarro communique avec finesse la violence qu’elle ressent lorsqu’on lui dit crument qu’elle est renvoyée de l’école de danse. Une violence aussi agressante que celle ressentie un soir de ses quinze ans où elle va « rejoindre cet ami de la famille à l’université, où il enseigne… Quand je sortirai de là [écrit-elle], quelques minutes plus tard, ma vie sera sens dessus dessous. Je sais que je ne serai plus jamais la même. » (39) Finesse et violence ne vont pas ensemble, direz-vous, mais c’est ce qu’on comprend dans ces passages où on l’oblige à renoncer à ses projets d’avenir comme on l’a fait de son innocence.

Que faire alors? « Je dois prendre ma place, je ne sais pas laquelle, ni ne sais de quoi mon avenir sera fait. » (102) Après le visionnement de Pas de deux (1968), un documentaire de Norman McLaren produit par l’ONF, elle se demande : « Comment dire cette fusion entre la musique, le mouvement, les corps? On dirait que la danse veut se frayer un chemin dans ma tête. Par ma main qui écrit, elle veut continuer à exister. » (103) La suite de cette réflexion fait l’histoire.

On connaît le militantisme féministe de Mme Navarro. En lisant La classe de danse, il me semble manifeste que passion, militantisme et discipline sont indissociables de la femme qu’elle est. Il ne faut surtout pas oublier l’importance, parfois déterminante, des camarades de classe et des amitiés, balises vitales sans lesquelles parcourir cette route aurait été difficile, voire impossible.

Ne vous laissez pas intimider par son titre, car La classe de danse est d’abord le décor dans lequel Pascale Navarro s’est installée pendant une dizaine d’années et qui est devenu, sans qu’elle le sache ou le comprenne alors, le lieu d’événements fondateurs de la femme qu’elle est devenue. En refermant cet émouvant récit, j’ai revu « La petite danseuse de quatorze ans », une sculpture d’Edgar Degas exposée au Musée d’Orsay, une œuvre dont l’hyperréalisme valut l’opprobre à l’artiste, mais qui est tant apprécier depuis.

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