Christian Guay-Poliquin
Les ombres filantes
Saguenay, La Peuplade, coll. « Roman », 2021, 344
p., 26,95 $.
Se fondre dans le paysage
L’écrivain Christian Guay-Poliquin aurait-il réussi à créer des récits dont la trame va au-delà de l’espace-temps et de tout ce qui l’encombre, incluant l’humain et son imparable instinct grégaire? Alors que paraît Les ombres filantes où renaît ce narrateur dont on suit le périple vers d’improbables destinations depuis Le fil des kilomètres (2013) et Le poids de la neige (2016), j’ai la nette impression d’être en apesanteur au-dessus d’un scénario qui se déroule sous mes yeux, ce qui me permet de mieux observer et de comprendre sa quête d’une quelconque pierre philosophale terrée à travers les éléments fondamentaux que sont l’air, le feu, l’eau, la terre.
Réglons une chose tout de suite : il n’est pas nécessaire d’avoir lu les romans précédents, chacun ayant ses propres repaires et ne partageant que le narrateur – appelons-le Christian –, sa parentèle, ses états d’âme et son état de santé. L’auteur fait les rappels nécessaires à la compréhension d’un détail de la fresque qu’il est en train de peindre sous nos yeux.
Les ombres filantes compte
trois parties, chacune introduite par un préambule évoquant l’horizon du thème
qui y sera développé. Il y a ainsi la forêt, la famille et le ciel. Le récit
reposant sur une suite de mouvements tels ceux d’une pièce musicale, ils se
comptent d’abord en heures, puis en jours et, enfin, en instants. Guay-Poliquin
fait fuir la ligne d’horizon comme un peintre d’un coup de pinceau ou de spatule.
Par exemple, quand le héros marche en forêt – laquelle est à mon avis un
personnage en soi sans qui l’histoire serait impossible –, il peine à imaginer
le bout de la route qu’il veut rejoindre, à se demander s’il le veut vraiment.
Le narrateur porte les séquelles
d’une blessure au genou mal guérie, ce qui ralentit son pas. Il évite les sentiers
ou les pistes carrossables fréquentés par ses semblables à l’endroit desquels
il a développé une certaine misanthropie depuis qu’ils ont fui la ville après une
panne majeure d’électricité qui perdure et épaissit le jour autant que la nuit,
mais surtout qui assombrit ou fragilise la mince couche d’humanisme des êtres.
Il s’embarrasse de peu lorsqu’il prend la route à destination du camp de pêche
de sa famille où il a passé de beaux jours de son enfance et où il croit
rejoindre ses oncles, ses tantes et leur progéniture : « Mis à part
ma carte, ma boussole, ma bâche et mon sac de couchage, je ne traîne plus que de
la nourriture et de l’eau. »
Les premières journées en forêt s’avèrent
plus difficiles que prévu. Elles sont aussi l’occasion de faire un retour sur
les années passées à réparer toutes sortes de véhicules moteurs si loin de sa
petite enfance. Le troisième, ou était-ce le quatrième jour, alors qu’il fait
les premiers pas incertains, la voix d’un enfant lui demande : « Pourquoi
tu boites? » Il croit rêver, mais c’est bel et bien un garçon d’une douzaine
d’années qui l’interroge.
Débute alors une quête qui ne faisait
pas partie du scénario initial du marcheur solitaire, car, l’arrivée d’un
compagnon improbable, qui se nomme Olio finirons-nous par apprendre, change ses
plans plus d’une fois, l’impétuosité du gamin l’y obligeant.
Outre l’effort des kilomètres
marchés quotidiennement, il y a la nature à observer jusque dans les moindres
détails des arbres, des plantes, des roches, des plats, des vals ou des monts.
Tout en lisant ce que l’environnement lui dicte, Christian tente d’en instruire
son jeune compagnon. L’enfant n’est pas très réceptif, semblable à un jeune
chien courant de tout bord tout côté, semant parfois l’inquiétude chez son aîné.
Ce dernier a peu ou pas d’ascendant sur lui, c’est à peine s’il réussit à lui
faire raconter d’où il vient et comment il s’est retrouvé seul en forêt. Même
les confidences qu’Olio lui fait par bribes, certaines discordantes, le
laissent perplexe. Quelle est la vérité, se demande-t-il?
Autant le paysage est luxuriant,
autant les gens qu’ils rencontrent sont secs d’émotions comme si la fuite des
villes leur avait arraché la conscience et le cœur. Olio perçoit instinctivement
leur déshumanisation et n’hésite pas à mentir chaque fois que cela fait son affaire
et, malgré tout, celle de son compagnon de route.
La description n’est pas une
figure de style antédiluvienne et elle peut être aussi animée qu’au temps de
Balzac ou Zola qui instruisaient leurs lecteurs de fragments de la vie en
société qu’ils ignoraient. Guay-Poliquin, lui, fait de la description une figure
technicolor lui permettant, notamment, de tenir ses lecteurs en haleine entre
chaque péripétie durant lesquels le narrateur et l’enfant traverses de vastes espaces
où la nature montre ses plus belles et ses plus arides faces, faisant halte uniquement
lorsque nécessaire, notamment lorsqu’ils arrivent à ces îlots d’humains en débiscailles.
La deuxième partie du roman,
intitulée « La famille », met en relief la fragilité de rapports entre
les membres d’une même fratrie en temps de crise. Le narrateur n’a pas vu ses
oncles, ses tantes, ses cousines et leurs enfants depuis longtemps. Ils ne
comprennent pas ce que fait Olio dans la vie du neveu et ce dernier ne fait rien
pour éclairer leur lanterne, surtout que l’enfant semble généralement faire à
sa tête. On comprend que les mois passés isolés ne furent pas faciles à traverser,
au point où un oncle a quitté le chalet, et qu’on appréhende l’hiver pourtant lointain.
Le séjour d’Olio et de Christian se
déroule du 27 juin au 24 août. La vie quotidienne est organisée autour d’horaire
hebdomadaire de travaux essentiels à la survie de cette microsociété, allant de
la chasse, de la pêche, de la coupe de bois jusqu’à divers menus travaux selon des
besoins occasionnels. La météo et le climat peuvent changer les plans rapidement,
une règle que tous doivent respecter. Olio a de la difficulté à ce qu’on lui
dicte ce qu’il peut et ne peut pas faire; généralement, il tourne le dos et fait
à sa tête, trouvant souvent une explication tarabiscotée pour justifier son action.
La vie en société ne semble pas
avoir manqué au narrateur. L’espoir des retrouvailles familiales en se
souvenant du grand-père qui a bâti le chalet et des joyeuses vacances estivales
d’autrefois tourne en inquiétudes de plus en plus troublantes à cause de
conflits larvés et que les griefs s’accumulent jusqu’à tourner aux affrontements
bien réels.
Jamais Olio et le narrateur ne s’intégreront
vraiment à la communauté, allant d’accommodement en accommodement. Il faut un véritable
affrontement, très rude physiquement et moralement, pour qu’ils soient mis au
banc de la cellule familiale et que, faisant front commun – Olio et le
narrateur s’entendant sur le fond du sujet de discorde –, ils décident de poursuivre
leur route vers la côte, leur destination originale.
Un oncle allant aux ravitaillements
les amène chez son ami Marchand, celui qui leur fournit l’essentiel en échange
des fruits de leur chasse et de leur pêche. Le commerçant les accueille, leur
fournit les denrées essentielles pour la suite de leur périple. L’oncle et Marchand
leur indiquent sur la carte routière où passer de façon sécuritaire pour se
rendre là où ils le souhaitent.
C’est là l’objet de la troisième
partie du roman, intitulée « Le ciel ». Les liens entre le garçon et
son compagnon, parvenu à percer un peu du mystère que l’enfant a d’abord voulu
insondable, se resserrent. Les derniers moments de l’histoire sont faits de
fragment de jour en fragment de jour. Le mode de déplacement développé pendant
qu’ils étaient en forêt est revenu, à la différence qu’Olio s’éloigne moins
fréquemment. Il suffit d’un seul écart pour provoquer un drame auquel le
narrateur doit rapidement trouver une solution pour éviter le pire.
La vue d’un petit avion forcé d’amerrir
s’avère la possibilité d’une aide inespérée. Christian offre à la pilote de
réparer l’appareil à condition qu’elle les amène là où ils trouveront les soins
que nécessite l’état de santé du gamin. La négociation se fait rapidement, les
travaux mécaniques aussi. Nous voyons ensuite l’avion levé très lentement des
eaux du lac comme s’il hésitait à laisser derrière une certaine lourdeur du
passé. Après un temps de vol indéfini, le moteur toussote, puis se tait.
Les ombres filantes est à
la hauteur des précédents romans de Christian Guay-Poliquin, c’est-à-dire la
quête d’une existence qui soit au-delà du superficiel et des aléas improbables
que la vie en société impose et dont nous sommes à la fois la cause et les victimes.
La poésie avec laquelle l’écrivain nimbe toute l’histoire, comme la brume du
matin aperçue quelques fois en forêt, n’a rien d’artificiel. Elle convient tout
à fait aux différentes quêtes que le narrateur, et même celles de son compagnon
d’infortune, poursuivent comme le yin et le yang de vies parallèles.
En ce début de 2022, l’histoire que ce récit nous fait vivre peut être mise en parallèle à celle que nous traversons depuis près de deux ans. Les combats contre un ennemi souvent incontrôlable que Christian et Olio mènent sont fait de petites victoires toujours à recommencer et d’espoirs jamais totalement assouvis. La liberté qu’évoque lumière au bout du tunnel n’est jamais atteinte parfaitement, mais ils ne perdent jamais de vue ses lueurs.
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