mercredi 19 janvier 2022

Christian Guay-Poliquin

Les ombres filantes

Saguenay, La Peuplade, coll. « Roman », 2021, 344 p., 26,95 $.

Se fondre dans le paysage

L’écrivain Christian Guay-Poliquin aurait-il réussi à créer des récits dont la trame va au-delà de l’espace-temps et de tout ce qui l’encombre, incluant l’humain et son imparable instinct grégaire? Alors que paraît Les ombres filantes où renaît ce narrateur dont on suit le périple vers d’improbables destinations depuis Le fil des kilomètres (2013) et Le poids de la neige (2016), j’ai la nette impression d’être en apesanteur au-dessus d’un scénario qui se déroule sous mes yeux, ce qui me permet de mieux observer et de comprendre sa quête d’une quelconque pierre philosophale terrée à travers les éléments fondamentaux que sont l’air, le feu, l’eau, la terre.


Réglons une chose tout de suite : il n’est pas nécessaire d’avoir lu les romans précédents, chacun ayant ses propres repaires et ne partageant que le narrateur – appelons-le Christian –, sa parentèle, ses états d’âme et son état de santé. L’auteur fait les rappels nécessaires à la compréhension d’un détail de la fresque qu’il est en train de peindre sous nos yeux.

Les ombres filantes compte trois parties, chacune introduite par un préambule évoquant l’horizon du thème qui y sera développé. Il y a ainsi la forêt, la famille et le ciel. Le récit reposant sur une suite de mouvements tels ceux d’une pièce musicale, ils se comptent d’abord en heures, puis en jours et, enfin, en instants. Guay-Poliquin fait fuir la ligne d’horizon comme un peintre d’un coup de pinceau ou de spatule. Par exemple, quand le héros marche en forêt – laquelle est à mon avis un personnage en soi sans qui l’histoire serait impossible –, il peine à imaginer le bout de la route qu’il veut rejoindre, à se demander s’il le veut vraiment.

Le narrateur porte les séquelles d’une blessure au genou mal guérie, ce qui ralentit son pas. Il évite les sentiers ou les pistes carrossables fréquentés par ses semblables à l’endroit desquels il a développé une certaine misanthropie depuis qu’ils ont fui la ville après une panne majeure d’électricité qui perdure et épaissit le jour autant que la nuit, mais surtout qui assombrit ou fragilise la mince couche d’humanisme des êtres. Il s’embarrasse de peu lorsqu’il prend la route à destination du camp de pêche de sa famille où il a passé de beaux jours de son enfance et où il croit rejoindre ses oncles, ses tantes et leur progéniture : « Mis à part ma carte, ma boussole, ma bâche et mon sac de couchage, je ne traîne plus que de la nourriture et de l’eau. »

Les premières journées en forêt s’avèrent plus difficiles que prévu. Elles sont aussi l’occasion de faire un retour sur les années passées à réparer toutes sortes de véhicules moteurs si loin de sa petite enfance. Le troisième, ou était-ce le quatrième jour, alors qu’il fait les premiers pas incertains, la voix d’un enfant lui demande : « Pourquoi tu boites? » Il croit rêver, mais c’est bel et bien un garçon d’une douzaine d’années qui l’interroge.

Débute alors une quête qui ne faisait pas partie du scénario initial du marcheur solitaire, car, l’arrivée d’un compagnon improbable, qui se nomme Olio finirons-nous par apprendre, change ses plans plus d’une fois, l’impétuosité du gamin l’y obligeant.

Outre l’effort des kilomètres marchés quotidiennement, il y a la nature à observer jusque dans les moindres détails des arbres, des plantes, des roches, des plats, des vals ou des monts. Tout en lisant ce que l’environnement lui dicte, Christian tente d’en instruire son jeune compagnon. L’enfant n’est pas très réceptif, semblable à un jeune chien courant de tout bord tout côté, semant parfois l’inquiétude chez son aîné. Ce dernier a peu ou pas d’ascendant sur lui, c’est à peine s’il réussit à lui faire raconter d’où il vient et comment il s’est retrouvé seul en forêt. Même les confidences qu’Olio lui fait par bribes, certaines discordantes, le laissent perplexe. Quelle est la vérité, se demande-t-il?

Autant le paysage est luxuriant, autant les gens qu’ils rencontrent sont secs d’émotions comme si la fuite des villes leur avait arraché la conscience et le cœur. Olio perçoit instinctivement leur déshumanisation et n’hésite pas à mentir chaque fois que cela fait son affaire et, malgré tout, celle de son compagnon de route.

La description n’est pas une figure de style antédiluvienne et elle peut être aussi animée qu’au temps de Balzac ou Zola qui instruisaient leurs lecteurs de fragments de la vie en société qu’ils ignoraient. Guay-Poliquin, lui, fait de la description une figure technicolor lui permettant, notamment, de tenir ses lecteurs en haleine entre chaque péripétie durant lesquels le narrateur et l’enfant traverses de vastes espaces où la nature montre ses plus belles et ses plus arides faces, faisant halte uniquement lorsque nécessaire, notamment lorsqu’ils arrivent à ces îlots d’humains en débiscailles.

La deuxième partie du roman, intitulée « La famille », met en relief la fragilité de rapports entre les membres d’une même fratrie en temps de crise. Le narrateur n’a pas vu ses oncles, ses tantes, ses cousines et leurs enfants depuis longtemps. Ils ne comprennent pas ce que fait Olio dans la vie du neveu et ce dernier ne fait rien pour éclairer leur lanterne, surtout que l’enfant semble généralement faire à sa tête. On comprend que les mois passés isolés ne furent pas faciles à traverser, au point où un oncle a quitté le chalet, et qu’on appréhende l’hiver pourtant lointain.

Le séjour d’Olio et de Christian se déroule du 27 juin au 24 août. La vie quotidienne est organisée autour d’horaire hebdomadaire de travaux essentiels à la survie de cette microsociété, allant de la chasse, de la pêche, de la coupe de bois jusqu’à divers menus travaux selon des besoins occasionnels. La météo et le climat peuvent changer les plans rapidement, une règle que tous doivent respecter. Olio a de la difficulté à ce qu’on lui dicte ce qu’il peut et ne peut pas faire; généralement, il tourne le dos et fait à sa tête, trouvant souvent une explication tarabiscotée pour justifier son action.

La vie en société ne semble pas avoir manqué au narrateur. L’espoir des retrouvailles familiales en se souvenant du grand-père qui a bâti le chalet et des joyeuses vacances estivales d’autrefois tourne en inquiétudes de plus en plus troublantes à cause de conflits larvés et que les griefs s’accumulent jusqu’à tourner aux affrontements bien réels.

Jamais Olio et le narrateur ne s’intégreront vraiment à la communauté, allant d’accommodement en accommodement. Il faut un véritable affrontement, très rude physiquement et moralement, pour qu’ils soient mis au banc de la cellule familiale et que, faisant front commun – Olio et le narrateur s’entendant sur le fond du sujet de discorde –, ils décident de poursuivre leur route vers la côte, leur destination originale.

Un oncle allant aux ravitaillements les amène chez son ami Marchand, celui qui leur fournit l’essentiel en échange des fruits de leur chasse et de leur pêche. Le commerçant les accueille, leur fournit les denrées essentielles pour la suite de leur périple. L’oncle et Marchand leur indiquent sur la carte routière où passer de façon sécuritaire pour se rendre là où ils le souhaitent.

C’est là l’objet de la troisième partie du roman, intitulée « Le ciel ». Les liens entre le garçon et son compagnon, parvenu à percer un peu du mystère que l’enfant a d’abord voulu insondable, se resserrent. Les derniers moments de l’histoire sont faits de fragment de jour en fragment de jour. Le mode de déplacement développé pendant qu’ils étaient en forêt est revenu, à la différence qu’Olio s’éloigne moins fréquemment. Il suffit d’un seul écart pour provoquer un drame auquel le narrateur doit rapidement trouver une solution pour éviter le pire.

La vue d’un petit avion forcé d’amerrir s’avère la possibilité d’une aide inespérée. Christian offre à la pilote de réparer l’appareil à condition qu’elle les amène là où ils trouveront les soins que nécessite l’état de santé du gamin. La négociation se fait rapidement, les travaux mécaniques aussi. Nous voyons ensuite l’avion levé très lentement des eaux du lac comme s’il hésitait à laisser derrière une certaine lourdeur du passé. Après un temps de vol indéfini, le moteur toussote, puis se tait.

Les ombres filantes est à la hauteur des précédents romans de Christian Guay-Poliquin, c’est-à-dire la quête d’une existence qui soit au-delà du superficiel et des aléas improbables que la vie en société impose et dont nous sommes à la fois la cause et les victimes. La poésie avec laquelle l’écrivain nimbe toute l’histoire, comme la brume du matin aperçue quelques fois en forêt, n’a rien d’artificiel. Elle convient tout à fait aux différentes quêtes que le narrateur, et même celles de son compagnon d’infortune, poursuivent comme le yin et le yang de vies parallèles.

En ce début de 2022, l’histoire que ce récit nous fait vivre peut être mise en parallèle à celle que nous traversons depuis près de deux ans. Les combats contre un ennemi souvent incontrôlable que Christian et Olio mènent sont fait de petites victoires toujours à recommencer et d’espoirs jamais totalement assouvis. La liberté qu’évoque lumière au bout du tunnel n’est jamais atteinte parfaitement, mais ils ne perdent jamais de vue ses lueurs.

Aucun commentaire:

Publier un commentaire