Nancy Huston
Arbre de l’oubli
Montréal / Arles, Leméac / Actes Sud,
2021, 320 p., 34,95 $.
To be or not to be!
Redécouvrir une autrice dont les œuvres ont souvent bousculé nos certitudes par les voies détournées de la quête des personnages ou par l’analyse rigoureuse de préjugés tenaces, ce sont de telles retrouvailles qui sont survenues grâce à l’Arbre de l’oubli, le récent roman de Nancy Huston.
Ce n’est pas par hasard que je fais de la phrase de Hamlet, le drame imaginé par W. Shakespeare, le titre de cette recension. C’est pour marquer le plus nettement possible les enjeux, s’apparentant aussi aux drames cornéliens où s’opposent des choix impossibles, ceux auxquels les personnages ont à faire face et que nous découvrons à travers des intrigues, parfois inextricables, qui se déroulent du début des années 1950 à aujourd’hui, dans cinq ou six villes, états-uniennes. Sauf la toute première séquence qui a lieu à Ouagadougou, au Burkina Faso en 2016 et dont l’action est le point culminant de toutes les histoires que le livre raconte.
L’arbre de l’oubli du titre
existe bel et bien, un arbre dont les personnages aimeraient profiter du
pouvoir leur permettant d’oublier divers événements de leur existence. Or, le
poids du temps qui passe est souvent inscrit si profondément dans la généalogie
des familles, sinon des communautés, qu’ils en ont payé et paient toujours le
prix.
Nancy Huston superpose certaines
des plus profondes cicatrices de sociétés dont les membres n’ont d’autre choix
que d’assumer les torts, sinon de tenter de briser les chaînes qui les retiennent
à l’histoire et les empêchent de vivre en toute liberté. Le phare dans ces
nuits de tourmente, c’est Shayna, jeune femme « marron », une litote que
l’autrice a choisie pour identifier les Noirs états-uniens croisés çà et là
dans l’histoire.
Shayna, qui adore la mauvaise prononciation
de son prénom « qui le fait sonner comme "shine", briller, ou "shy",
timide au lien de "shame", le honte » (12), a beau être au cœur du
livre, la narratrice choisit de la pointer du doigt par un tu ou par un toi, et
n’exprimant ses sentiments que par le poids du silence qu’imposent ses réflexions.
Chacune des 47 séquences où elle est présente se conclut par ce qu’elle note dans
un petit carnet noir. « Toutes les entrées [sont] en majuscules en raison
des cris qui se déchaînent désormais en toi. » (11)
Arbre de l’oubli tient à
la fois du roman chorale – où différentes histoires ayant des points communs
sont racontées par les personnages qui y sont impliqués – et un roman polyphonique
puisque la narration est assumée par le personnage concerné. À l’exception de Shayna
bien évidemment.
Les parents de cette dernière
sont Joel Rubenstein et Lili Rose Davington. Lui est d’une famille juive dont
plusieurs membres furent victimes de la Shoa; ses parents sont Pavel et Jenka,
il a un frère aîné, Jeremy, le préféré de leur mère. Elle est issue d’une
famille états-unienne typique, souvent identifiée par l’acronyme WASP; ses
parents sont Dave et Eileen. C’est en retraçant la vie familiale et l’éducation
de Joel et de Lili Rose à divers moments, sans ordre chronologique, mais en
précisant où chacun se situe puisque le milieu de vie module l’importance sociologique
de la réussite ou de l’échec.
Shayna est en quelque sorte l’électron
libre de ces deux familles. Elle recherche ses origines, quel que soit le prix
à payer, même s’éloigner de ce qu’on a voulu faire d’elle et de sa personnalité :
une jeune femme blanche dans une peau marron.
Le mal de vivre de Shayna ressemble,
à maints égards, à celui ressenti par sa mère Lili Rose dont l’enfance et l’adolescence
ne furent jamais un long fleuve tranquille, ses parents ayant d’autres
préoccupations que de l’éduquer, une tâche qu’ils confient à des écoles de prestige
pour entretenir leur statut social. Lili Rose cherche ailleurs l’affection qui
lui manque, n’hésitant pas à jouer de son charme pour obtenir ce qu’elle veut.
Elle grandit en développant une neurasthénie chronique qui la mène à poser des
gestes inconsidérés qui laisseront des traces sur sa santé physique et mentale.
Sa rencontre avec Joel et leur décision de s’installer ensemble est une
question de circonstances plus qu’un véritable amour, Joel étant, à ce moment-là,
prêt à tout faire pour stabiliser sa vie affective et ainsi faire taire les vains
espoirs de Jenka, sa mère, d’avoir des petits-enfants.
Il faut dire que Joel est un universitaire
réputé appelé à prononcer des conférences aux quatre coins de la planète, ce
qui a eu, entre autres effets, de mettre un frein aux nombreux différents avec
son frère Jeremy dont l’homosexualité, bien que tolérée par les siens, lui avait
fait perdre, aux yeux de Jenka, l’espoir qu’il assure un jour la descendance
des Rubenstein.
Avant que Joel s’installe avec
Lili Rose, il avait épousé Natalie, une jeune femme rêvant de faire carrière au
théâtre ou au cinéma, mais pas d’être mère. Malgré la délicatesse de Joel pour
lui faire accepter d’être maman, elle refuse et se fait même avorter dans de
mauvaises conditions lorsqu’elle devient enceinte. Suite à cet événement, Joel décide
de rompre avec Natalie.
Joel est toujours un fervent médiateur.
C’est pourquoi, lorsque Lili Rose et lui concluent qu’ils ne peuvent procréer,
bien que la jeune femme souhaite ardemment avoir un enfant, il fait appel à
Aretha Parker, une infirmière connue jadis dans une maternité. Aretha a une jeune
sœur, Selma, qui mène une vie de misère dans le Bronx new-yorkais; il peut lui
venir en aide si elle accepte de devenir mère-porteuse moyennant une somme
importante. Le projet réussi, Shayna arrive dans la vie de Lili Rose et Joel
pour leur plus grand bonheur et celui des grands-parents, malgré la couleur de
la peau de l’enfant.
Au fur et à mesure que Shayna
vieillit, elle prend conscience de la discrimination dont elle subit les affres
de plus en plus difficiles à gérer jusqu’à ce qu’elles deviennent totalement
inacceptables à ses yeux. S’amorce alors une longue quête d’identité dont la
recherche de sa mère biologique peut être un point tournant. Nancy Huston, sûrement
consciente du puzzle qu’une telle recherche identitaire peut représenter, n’hésite
pas à appeler un chat un chat, mais jamais un noir un noir. Ce faisant, elle
évite le jugement de l’appropriation culturelle, comme elle le fait pour la famille
juive de Joel, et se concentre sur l’être humain qu’est Shayna. Cette dernière
a une amie indéfectible, Felissa, qui va l’accompagner dans la traversée de ce
désert que représente pour elle de faire, à rebours, le chemin depuis sa mère
biologique – le père biologique étant Joel – jusqu’à assumer pleinement sa « négritude »
en refusant tout compromis. C’est aussi grâce à cette amie que Henri, un
médecin d’origine haïtienne engagé dans Médecins sans frontières, entre dans sa
vie.