Marie Hélène Poitras
La Désidérata
Québec, Alto, 2021, 184 p., 24,95 $ (papier), 14,99 $
(numérique).
Une histoire racontée à l’encre blanche
La fiction littéraire se nourrit de
toutes les réalités qui l’entourent pour construire un monde meilleur ou pire. L’écrivaine
Marie Hélène Poitras, dont le précédent roman Griffintown (Alto, 2012)
lui a permis de remporter le Prix littéraire France-Québec 2013, connaît très
bien la route de tous les passages entre réalité et fiction, voire de la fiction
à la réalité, dont elle explore les méandres dans son nouvel opus, La
Désidérata (Alto, 2021).
La romancière explore diverses pistes pour situer l’action et les péripéties de ce récit, mais aussi pour projeter une image forte des personnages qui les supportent. Cela m’a rappelé le naturalisme, ce mouvement de la fin du 19e siècle qui se résume ainsi : « Les naturalistes reprennent la nature aux sources mêmes, remplacent l’homme métaphysique par l’homme physiologique, et ne le séparent plus du milieu qui le détermine. » (Laffont-Bompiani, p. 699)
Et si La Désidérata était un
roman gigogne dont les interactions s’imbriquent les unes dans les autres sans
que le fil ténu qui les unit soit perceptible?
Nous voilà donc au domaine de la
Malmaison, à deux pas ou du village de Norax. Tout se joue dans ce micro univers
entre la pérennité des habitudes et des mœurs d’autres époques, et la précarité
de l’instant présent qui a la tentation de tout faire imploser. La famille Bertoumieux
règne sur Malmaison et, d’une certaine façon, sur toute la région puisque l’aîné
de la descendance, prénommé Bernard, impose sa loi dont nous découvrons la
puissance des aléas, côté pile et côté face.
« Dans
cette famille issue de la bourgeoisie de Noirax, les pères sont un. Seul diffère
leur choix d’animaux d’élevage et c’est ainsi qu’ils se distinguent. Il y eut
le père aux bufflonnes, le père aux tourtes, le père aux berbex et le père aux
ânes. Pour varier le menu, chacun des pères peut se servir à l’occasion de l’abondance
de sangliers et de lièvres, sans décimer les lignées. Chacun fut vaincu par sa
désidérata, puis relevé par un fils. Les mères devinrent matrones tonitruantes
ou alors transparentes puis effacées. » (p. 50)
Tout semble bucolique dans le paysage
des terres où la nature est luxuriante, les oiseaux chantants et les lapins gambadant
insouciants dans les bois et les prés que broutent les moutons « dondaine,
dondon ».
Oui, l’autrice a essaimé ici et
là du récit les vers tirés de comptines évoquant le temps de l’enfance dont la
candeur n’aura été qu’un leurre au domaine. Elle a également inséré des paroles
de chansons populaires dont l’incidence ramène le présent, ce temps des
changements ou des transformations. Les textes ainsi empruntés sont en
italiques et créent un espace visuel entre eux et le récit qu’ils amplifient.
Outre le Maître des lieux, on
rencontre la bougresse, celle qui fut la nourrice de Jeanty, le fils de la
maison, comme elle le fut d’autres enfants dont on semble avoir perdu trace. La
communauté de Noirax n’est pas en reste, car le métier de chacune et chacun
sert à tout un chacun, et que tous sont les témoins silencieux des activités,
licites ou non, du domaine.
Deux éléments du décor de la
grande maison retiennent l’attention, chacun fixant une image d’un passé défini.
D’abord, il y a cette femme dont la sculpture ornemente les portes du puits, qui
se prénomme Héléna – « Héléna, la désidérata première, n’a pas été oubliée.
Ni aucune de celles qui ont suivi » (p. 35) – et dont nous comprenons plus
tard l’importance dans la vie des Berthoumieux. Puis, il y a un tableau de Poedras,
–peintre naturaliste de père en fils –, un portrait de la famille de Bernard; d’autres
œuvres de l’artiste se trouvent au grenier et d’autres encore sur les murs de
la Maison des parfums, chacune immortalisant une page de l’histoire des
Berthoumieux.
Cette seconde habitation du
domaine fut jadis celle Pampelune, l’épouse décédée. Une aura de mystère auréole
icelle qui est aussi la mère de Jeanty, ce fils parti au loin pour une histoire
d’amour, ce jeune homme qui rentre au bercail pantois alors que son père
nourrit de grands espoirs par-devers lui. Non seulement faut-il bien préparer
Jeanty à son devoir de maître du domaine, mais il faut aussi lui trouver une
épouse qui lui convienne, selon les critères du père.
Or, ce dernier attend avec
impatience l’arrivée d’une jeune femme, Aliénor, qui lui a proposé de venir
moderniser les habitudes maraîchères et d’élevage qui prévalent depuis des décennies
à Malmaison. En attendant, Bernard arpente le domaine avec son fils pour lui
enseigner la chasse et les autres activités prévalentes à ses futures tâches de
maître des lieux. Ce que le père ignore, puisque ce fut son épouse qui éduqua Jeanty,
c’est que ce dernier préfère de beaucoup s’habiller en femme à tout ce qui a
trait à la culture, l’élevage, la chasse et autres masculinismes.
L’arrivée d’Aliénor – dont le
prénom évoque celui d’Aliénor d’Aquitaine qui, au 12e siècle, influença
deux royaumes en devenant reine de France et d’Angleterre – marque une véritable
révolution de château. Qui est-elle au-delà de toutes ses demi-vérités, ses qualités
et ses connaissances qui ont séduit le vieux Berthoumieux? C’est en découvrant
petit à petit les secrets qui embrument le domaine et le bourg de Noirax que
nous comprenons qui est vraiment la jeune femme.
Marie Hélène Poitras confiait à
propos de ce personnage qu’il « aura le visage et la voix d’Anna Mouglalis ».
Lisant sur cette actrice française, je comprends qu’elle convient tout à fait à
l’Aliénor du roman, sa fougue et sa détermination à remettre les pendules à l’heure
quitte à tout bousculer et, inévitablement, à briser le cercle infernal dans lequel
des générations de Berthoumieux tiennent les femmes passant au domaine.
Je tais le comment et le pourquoi
des réformes qu’Aliénor met en oeuvre, mais je retiens qu’elles mettent en
lumière les misères faites aux femmes du domaine, les parturientes notamment, et
le silence complice des marchands et marchandes de Norax des ignominies des
descendants Berthoumieux.
Ce cri de justice devient un
jugement irrévocable qu’écrit désormais Victoire, la nourrice qui, sous l’impulsion
d’Aliénor, sort de son mutisme pourtant déjà libéré quand il s’agit de gérer l’organisation
de la grande maison. Quant à Jeantyl, il s’assume enfin, se vêt des robes qui
lui plaisent et devient Jeantylle au grand dam de son père. Nul esprit de
vengeance de la part des femmes, mais une prise de parole et le pouvoir d’abattre
le mur invisible qui les emprisonnait en les faisant les amantes de passage des
hommes Berthoumieux, mais jamais l’épouse promise.
La dernière séquence de La
Désidérata se déroule au présent du récit, mais aussi dans la réalité de sa
trame, elle fictive. Cette jonction entre réalité et fiction ou de la fiction à
la réalité s’opère avec maestria, Marie Hélène Poitras semblant s’en donner avec
fougue et passion à l’écriture comme un moment de plaisir jouissif. La trame imaginée
pour la chute de la narration semble régler tous les comptes à la réalité
machiste racontée et rendre aux femmes leurs droits inaliénables.
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