mercredi 14 avril 2021

Karine Geoffrion

La valse

Montréal, Sémaphore, 2021, 104 p., 16 $ (papier), 12,99 $ (numérique).

Le vernis de l’illusion

Le poids que portent parfois les gens riches et célèbres, ou juste fortunés, est parfois si banal qu’on ne saurait même pas l’imaginer. Le vernis de leur univers, qu’on imagine faussement artificiel, est à peine appliqué qu’il craquèle de tout bord tout côté. Alors, l’image de soi en prend un coup qu’il ne faut surtout pas laisser paraître pour ne pas avoir à repartir à zéro, ce nombre si dégradant. C’est un peu ce qui me turlupinait en lisant La valse, second roman de Karine Geoffrion paru dernièrement aux éditions du Sémaphore.


L’héroïne et narratrice de l’histoire se nomme « Isabelle Lalande, designer d’intérieur de renom, animatrice d’une émission de télévision de décoration ». « Xavier Sauriol, sommité en doit des affaires, associé directeur à quarante-deux ans d’un des plus grands cabinets montréalais » est son époux et partenaire de jeu. Marié depuis 10 ans, le couple a deux garçons, Édouard et Paul. Quant à Luisa, c’est la femme à tout faire : nounou, cuisinière, femme de ménage; bref, c’est la régente de la maisonnée en l’absence des parents.

Xavier est toujours très occupé, il travaille de plus en plus fréquemment tard en soirée pour rencontrer des clients en urgence ou finir de préparer un dossier complexe entendu le lendemain en cours. Isabelle est aussi très accaparée par son équipe de décoratrices, les clients à rencontrer pour initier ou compléter un projet, ses amies avec qui jouer un match de tennis suivi d’un lunch sur le pouce dans un resto branché, cela sans parler de l’organisation de leur dixième anniversaire de mariage. Heureusement, elle peut compter sur Michèle, sa dévouée secrétaire qui gère son agenda et voit à l’intendance de tout ce qui peut déborder des occupations de sa patronne.

On rencontre aussi la mère d’Isabelle pour qui les succès de son gendre adoré comptent plus que tout au monde, alors que les réussites de sa fille sont normales. Que dire de Marie, la sœur cadette de la décoratrice, sinon qu’elle a toujours vécu dans l’ombre de sa sœur et, ne parvenant pas à créer un certain équilibre émotif, elle semble toujours vouée à l’échec. Enfin, il y a Henri, un ami indéfectible d’Isabelle qui lui sert de chevalier servant lors d’activités sociales quand Xavier est indisponible; il y a aussi Mylène, une ancienne employée renvoyée et qui, morte de jalousie, lui a volé quelques clients.

La romancière dessine une fresque intimiste de la vie d’Isabelle et Xavier à un moment charnière de leur existence. Au-delà du blingbling qu’Isabelle aime, entre autres en glissant des noms connus, le bijoutier français Cartier par exemple, ou les « cinq mille dollars bien investis » pour le gâteau de leur anniversaire de mariage, il y a un vent d’inquiétude qui s’élève sur sa vie de couple. D’ailleurs, les préparatifs de cette fête, pour laquelle elle a loué une auberge au bord du lac Memphrémagog, semblent loin de sa vie de couple. Ce n’est pas pour rien que la première des trois parties du roman s’intitule « L’anniversaire ».

Or, il y a un éléphant dans la pièce qui se manifeste par des passages en italique dispersés à travers la trame et qui raconte une histoire parallèle, une mise en abyme de l’histoire principale. Qui est l’autrice des péripéties se jouant en même temps que se prépare la fête? On en vient à comprendre que ce récit se rapporte aux appréhensions d’Isabelle, à savoir que Xavier a une maîtresse. Qui est cette autre femme? Le seul nom qui vient à l’esprit d’Isabelle est celui de Mylène, son bras droit déchu. Mais à qui confier ses doutes, son inquiétude, car ce serait avouer un échec impensable pour l’image du couple propret qu’elle entretient?

Leur anniversaire de mariage, où tout n’est jamais assez gros et assez grand pour Isabelle, devient l’apothéose de cette fuite en avant. Mylène, étant parmi les invités, c’est sa robe transparente qui la fait réagir, car elle est plus remarquable que la sienne, pourtant taillée sur mesure par une designer à la mode. Il y a aussi que Mylène fait de nombreux apartés avec Xavier, ce qui entretient son doute qu’elle est sa maîtresse.

Soyons prudents, restons dubitatifs, car la romancière a créé une Isabelle ambitieuse, parfois manipulatrice et surtout prête à tout pour préserver son image de femme parfaite réussissant sa vie de famille aussi bien que sa vie professionnelle.

La fête passée, Isabelle a accepté de rendre service à Marie pendant un séjour à Paris et de passer régulièrement chez elle pour nourrir le chat. « L’appartement », la deuxième partie de La valse, relate les visites chez sa sœur, en profitant aussi pour s’y réfugier. C’est d’abord une occasion de casser du sucre sur le dos de sa sœur, une « looser » selon elle, cela lui permet de se familiariser avec le quotidien d’une femme qui est autre que celle qu’elle a imaginé être sa propre sœur.

Le roman se termine sur « La porte », celle qu’Isabelle referme craignant voir sa vie de couple basculée dans une rupture aussi fracassante que déshonorante. Qu’a-t-elle compris sinon que peu importe avec qui Xavier a pu entretenir ou entretient une liaison, cette autre n’aura eu que ses restes à elle, mais jamais de partager la vie de cet homme. Aveuglement volontaire d’Isabelle? Non, plutôt sa façon d’assumer le personnage qu’elle a fait d’elle-même et qui lui convient malgré tout.

Le roman de Karine Geoffrion nous fait entrer dans un univers où les artifices, les illusions et le paraître comptent par-dessus tout. Nous y découvrons l’envers du tape-à-l’œil, beaucoup moins reluisant celui-là. Le jeu de qui perd gagne que propose l’autrice est d’une redoutable efficacité, un univers où tous les coups semblent permis à condition qu’ils restent du domaine privé.

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