mercredi 6 janvier 2021

Valérie Garrel

Rien que le bruit assourdissant du silence

Montréal, Pleine lune, 2020, 144 p., 21,95 $.

Jeu de piste : d’une solitude à l’autre 

Un livre n’est d’abord qu’un assemblage de feuilles sur lesquelles sont imprimés des mots et des images, dessins ou photos. Il devient une œuvre littéraire, si tant est, qu’au moment où une lectrice, un lecteur se l’approprie. C’est particulièrement symbolique et vrai de Rien que le bruit assourdissant du silence, un roman de Valérie Garrel dont le titre a retenu mon attention. Comment peut-il en être autrement quand s’opposent le bruit et le silence, que ce bruit soit assourdissant : une antithèse qui se réverbère en un puissant oxymore.


Il suffit de tourner les pages une à la fois pour observer une mutation éditoriale : le papier choisi n’est pas le même que l’éditeur emploie d’habitude. Pourquoi cette métamorphose? C’est que m’ont appris la majorité des 11 chapitres du livre lesquels débutent par une toile empruntée à la vaste collection du Musée des beaux-arts de Montréal, chacune lançant une nouvelle quête de Cassandra alimentée par le récit qu’elle inspire à Antoine.

Qui sont ces personnages, sinon des visiteurs hebdomadaires du musée montréalais où chacun vient y chercher une énergie essentielle à son existence : la paix intérieure pour l’une, le scénario d’un nouveau récit pour l’autre. Le silence de l’une, la parole de l’autre.

Leur rencontre est tout aussi possible qu’improbable. Pourquoi Antoine s’est-il adressé à Cassandra sinon pour qu’elle soit la première auditrice d’une histoire improvisée qui a pour thème une toile qu’ils sont à observer. D’une visite à l’autre, on découvre un peu de chacun d’eux, d’où vient leur intérêt pour le musée et des toiles qu’ils scrutent.

Intitulé "Ératosthène", le premier chapitre trace symboliquement l’aura de Cassandra emmurée dans un silence mystérieux qui sera déconstruit un chapitre à la fois, mais jamais trahi. Ainsi, pourquoi s’arrêter devant « Ératosthène enseignant à Alexandrie », cet érudit du IIIe siècle inventeur de la géographie, sinon qu’elle « emmagasinait ce qu’elle pouvait de vie au cas où celle-ci serait à nouveau engloutie, d’un coup, en quelques secondes. » Ses visites au musée lui permettent-elles une résurgence de tous les apprentissages fondamentaux depuis sa naissance?

C’est devant cet Ératosthène qu’un homme la salue discrètement, puis lui fait partager ses interrogations sur les connaissances de l’érudit à son époque. Cassandra ne le regarde pas et, même si elle a envie de fuir, elle est attirée par cet inconnu qui raconte ce que la toile lui inspire. Ce dernier, sur le point de quitter la salle, lui dit espérer la revoir et que, si elle ne s’y objecte pas, il lui parlera des œuvres.

Inquiète, ne comprenant pas l’intérêt de l’homme, elle ne revient pas au musée la semaine suivante. Pourtant, cette rencontre lui a insufflé une émotion, un sentiment dont la vie l’a privé depuis longtemps.

De retour au musée, Antoine est là et s’adresse à elle à nouveau, s’excusant de l’avoir effrayée. Il lui confie ne pas avoir eu le choix d’agir ainsi et que, peut-être un jour, il lui en donnerait la raison. Il ajoute : « Je m’appelle Antoine et je raconte des histoires. Enfin, je veux dire que dans la vie, je suis payé pour inventer des histoires… Je viens ici trouver l’inspiration. Les musées sont des livres ouverts pour ceux qui aiment les histoires. » Or, les livres, Cassandra en « consommait en quantités phénoménales » et « les récits la faisaient vivre, par procuration. »

Les six chapitres suivants donnent à lire les histoires en italiques inventées par Antoine devant autant de toiles. Chaque récit est relié à l’œuvre picturale, à un détail ou à l’ensemble. Le lecteur peut ainsi suivre la ligne directrice de la trame aussi bien que les chemins de traverse où le tableau guide le conteur.

Une constatation s’impose : les toiles choisies représentent une femme, chacune dans une situation différente. Antoine a-t-il deviné la raison du silence de Cassandra? Oui, son auditrice ne dit pas un mot et la romancière a limité ses interventions à la seule expression de ses réflexions intérieures. Il faut même qu’Antoine la voit un jour échapper sa carte d’accès au musée pour apprendre son nom.

La relation entre les femmes sur les toiles et la vie de Cassandra semble toujours pertinente, comme les symboles d’une renaissance. On comprend Antoine de dire : « Vous voyez, tout le monde a des histoires concernant ces tableaux. Ils font écho à leurs vies. C’est incroyable comme ces toiles résonnent en chacun de nous. Je trouve ça fascinant… »

Asmaa, Henriette, Ruth, Augustine vivent dans des toiles et chacune à sa façon fait revivre Cassandra. Il y a aussi qu’Antoine parvient à rétablir des ponts qu’elle croyait rompus à jamais. Elle en vient à comprendre la place qu’il s’est créée dans son univers de silence, un espace où s’insinue la nécessité de la présence d’un inconnu qui n’a rien demandé en retour des histoires racontées.

C’est dans un salon de thé, le dernier chapitre de Rien que le bruit assourdissant du silence, que toutes les ficelles habilement nouées d’un chapitre à l’autre seront déliées, Cassandra et Antoine étant devenus aptes à livrer ce secret, intime et ultime, qui les lie sans qu’ils le sachent. Valérie Garrel a insufflé à ses personnages et aux épisodes de leur existence liée à des toiles une vie aussi fragile l’une que l’autre dans leur intensité et dans le bruit qui résonne en chacun. Le discours littéraire de l’autrice brise à peine le silence du titre, car il est si doux que même les violences qu’il évoque n’écorchent plus quand le rideau tombe.

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