Valérie Garrel
Rien que le bruit assourdissant du silence
Montréal, Pleine lune, 2020, 144 p., 21,95 $.
Jeu de piste : d’une solitude à l’autre
Un livre n’est d’abord qu’un
assemblage de feuilles sur lesquelles sont imprimés des mots et des images, dessins
ou photos. Il devient une œuvre littéraire, si tant est, qu’au moment où une
lectrice, un lecteur se l’approprie. C’est particulièrement symbolique et vrai de
Rien que le bruit assourdissant du silence, un roman de Valérie Garrel
dont le titre a retenu mon attention. Comment peut-il en être autrement quand s’opposent
le bruit et le silence, que ce bruit soit assourdissant : une antithèse qui
se réverbère en un puissant oxymore.
Il suffit de tourner les pages une à la fois pour observer une mutation éditoriale : le papier choisi n’est pas le même que l’éditeur emploie d’habitude. Pourquoi cette métamorphose? C’est que m’ont appris la majorité des 11 chapitres du livre lesquels débutent par une toile empruntée à la vaste collection du Musée des beaux-arts de Montréal, chacune lançant une nouvelle quête de Cassandra alimentée par le récit qu’elle inspire à Antoine.
Qui sont ces personnages, sinon
des visiteurs hebdomadaires du musée montréalais où chacun vient y chercher une
énergie essentielle à son existence : la paix intérieure pour l’une, le
scénario d’un nouveau récit pour l’autre. Le silence de l’une, la parole de l’autre.
Leur rencontre est tout aussi possible
qu’improbable. Pourquoi Antoine s’est-il adressé à Cassandra sinon pour qu’elle
soit la première auditrice d’une histoire improvisée qui a pour thème une toile
qu’ils sont à observer. D’une visite à l’autre, on découvre un peu de chacun d’eux,
d’où vient leur intérêt pour le musée et des toiles qu’ils scrutent.
Intitulé "Ératosthène",
le premier chapitre trace symboliquement l’aura de Cassandra emmurée dans un
silence mystérieux qui sera déconstruit un chapitre à la fois, mais jamais trahi.
Ainsi, pourquoi s’arrêter devant « Ératosthène enseignant à Alexandrie »,
cet érudit du IIIe siècle inventeur de la géographie, sinon qu’elle
« emmagasinait ce qu’elle pouvait de vie au cas où celle-ci serait à
nouveau engloutie, d’un coup, en quelques secondes. » Ses visites au musée
lui permettent-elles une résurgence de tous les apprentissages fondamentaux depuis
sa naissance?
C’est devant cet Ératosthène qu’un
homme la salue discrètement, puis lui fait partager ses interrogations sur les
connaissances de l’érudit à son époque. Cassandra ne le regarde pas et, même si
elle a envie de fuir, elle est attirée par cet inconnu qui raconte ce que la
toile lui inspire. Ce dernier, sur le point de quitter la salle, lui dit espérer
la revoir et que, si elle ne s’y objecte pas, il lui parlera des œuvres.
Inquiète, ne comprenant pas l’intérêt
de l’homme, elle ne revient pas au musée la semaine suivante. Pourtant, cette rencontre
lui a insufflé une émotion, un sentiment dont la vie l’a privé depuis longtemps.
De retour au musée, Antoine est là
et s’adresse à elle à nouveau, s’excusant de l’avoir effrayée. Il lui confie ne
pas avoir eu le choix d’agir ainsi et que, peut-être un jour, il lui en donnerait
la raison. Il ajoute : « Je m’appelle Antoine et je raconte des
histoires. Enfin, je veux dire que dans la vie, je suis payé pour inventer des
histoires… Je viens ici trouver l’inspiration. Les musées sont des livres
ouverts pour ceux qui aiment les histoires. » Or, les livres, Cassandra en
« consommait en quantités phénoménales » et « les récits la
faisaient vivre, par procuration. »
Les six chapitres suivants donnent
à lire les histoires en italiques inventées par Antoine devant autant de
toiles. Chaque récit est relié à l’œuvre picturale, à un détail ou à l’ensemble.
Le lecteur peut ainsi suivre la ligne directrice de la trame aussi bien que les
chemins de traverse où le tableau guide le conteur.
Une constatation s’impose : les
toiles choisies représentent une femme, chacune dans une situation différente.
Antoine a-t-il deviné la raison du silence de Cassandra? Oui, son auditrice ne
dit pas un mot et la romancière a limité ses interventions à la seule
expression de ses réflexions intérieures. Il faut même qu’Antoine la voit un
jour échapper sa carte d’accès au musée pour apprendre son nom.
La relation entre les femmes sur
les toiles et la vie de Cassandra semble toujours pertinente, comme les symboles
d’une renaissance. On comprend Antoine de dire : « Vous voyez, tout
le monde a des histoires concernant ces tableaux. Ils font écho à leurs vies. C’est
incroyable comme ces toiles résonnent en chacun de nous. Je trouve ça fascinant… »
Asmaa, Henriette, Ruth, Augustine
vivent dans des toiles et chacune à sa façon fait revivre Cassandra. Il y a aussi
qu’Antoine parvient à rétablir des ponts qu’elle croyait rompus à jamais. Elle en
vient à comprendre la place qu’il s’est créée dans son univers de silence, un
espace où s’insinue la nécessité de la présence d’un inconnu qui n’a rien demandé
en retour des histoires racontées.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire