Paule Baillargeon
Une mère suivi de Trente tableaux
Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Récit », 2020, 120 p., 19,95 $ (papier), 13,99 $ (numérique).
Quand le bateau-vie tangue sans fin
L’enfant unique peine à percevoir les travers de ses parents si ces derniers l’entourent d’une affection saine et l’éduquent à la vie avec nuance et doigté. Comment cet enfant peut-il alors comprendre ce qui se passe chez ses amis, puisqu’il les imagine entourés de la même façon, même celles et ceux qui partagent leur père et mère avec une fratrie nombreuse?
Comment comprendre alors qu’une
mère ne cesse de mal aimer une de ses trois enfants depuis sa naissance? C’est
sur une telle toile de fond, semblable à un champ de bataille, que la
comédienne, cinéaste et écrivaine Paule Baillargeon projette la trame du récit Une
mère, suivi de Trente tableaux, « le scénario du long métrage
du même titre » (onf.ca/film/trente_tableaux/).
Le récit prend la forme d’un journal de bord tenu, irrégulièrement, du 3 février au 3 mai 2001. Un journal certes, mais surtout une suite d’éphémérides glanées parmi les cicatrices laissées depuis l’enfance, celles de l’autrice comme celles de sa mère. Ne concluons pas trop rapidement que cette mère ne peut donner que ce qu’elle a elle-même reçu, que la rigidité de l’éducation qu’elle a donnée à ses enfants faisait partie de son ADN; la personnalité, physique et psychique de l’être humain est plus complexe.
Née en juillet 1945, Paule Baillargeon
a 56 ans quand elle s’assoit devant son ordinateur pour écrire ce qu’elle se refuse
depuis longtemps, c’est-à-dire remonter le fil des événements qui ont pourri
ses relations avec sa mère. Comme elle l’écrit : « Mon problème, c’est
que je voudrais détester pleinement ma mère, elle qui m’a fait tant de mal, et
parfois j’y arrive vraiment, et alors cela me rend joyeuse et claire, comme le
ciel bleu acier d’un hiver cinglant, je la déteste et c’est tout, je peux vivre
ma vie. Mais, ça ne dure jamais longtemps, toujours la culpabilité revient, et
aussi, était-elle vraiment méchante? » (p. 16)
« Ma mère
est une femme de quatre-vingt-huit ans, partiellement aveugle et presque
totalement sourde… Elle n’est jamais fatiguée, pleine de haine, de rancœurs et
de désespoir. » (p. 11) Ce sont-là les premières phrases de cette histoire
dont les protagonistes gravitent autour de cette vieille femme : l’autrice,
sa sœur Marie et son frère Louis, sa fille Blanche, son compagnon Yves, sans
oublier son chien Watam.
Le récit est plein d’instantanés
parfois monochromes, parfois couleurs, les uns faisant briller les rares rayons
de soleil sur la vie de la narratrice, les autres relatant les troubles psychologiques
dans lesquels la relation toxique avec sa mère la plonge comme une séance de
supplices permanents qui vont jusqu’à dérégler sa santé physique, les migraines
récurrentes en étant le résultat le plus prégnant.
Un exemple parmi tant d’autres
illustre le mal dichotomique de l’autrice : « Comment ma mère
peut-elle être abandonnée comme ça, une femme comme elle, lucide, intelligente,
pleine d’énergie, réduite à être couchée sur un lit dans sa petite chambre, à
attendre que la vie finisse. C’est monstrueux. La culpabilité m’envahit, la
compassion, l’empathie, tout ce qu’elle n’a jamais eu pour moi, ça ne fait rien,
maman, tu ne le sais pas, mais je t’aime… » (p. 36) On croirait entendre
les cris entendus à répétition dans les CHSLD québécois au printemps 2020.
Cette mère, incapable d’aimer ou
d’être aimée, vit à la Maison des aveugles où elle est malheureuse comme une
pierre, car elle ne peut profiter de l’attention qu’elle a toujours exigée et à
laquelle elle a toujours carburé. Comme on disait jadis : « Me,
myself and I. » Les passages où il est question de la famille de cette
mère, quand elle était enfant, illustrent le fond culturel de son éducation sur
lequel repose l’essentiel de sa personnalité aux allures narcissiques servie
par un grand talent de manipulatrice.
La relation des parents de l’autrice
illustre bien l’univers de cette mère où les insatisfactions des aléas de la vie
s’accumulent. Un élément de ce récit me semble l’acmé de la relation mère-fille :
le fait que son père lui a toujours manifesté une affection particulière. « Oui.
Elle était jalouse. Mon père m’aimait. Tout le monde est d’accord là-dessus… C’est
peut-être vrai [écrit-elle], bien que l’amour de mon père était conditionnel,
il pouvait être méchant quand je ne réussissais pas à son goût, quand son enfant
si intelligente, si talentueuse montrait sa fragilité et ses blessures. »
(p. 44)
Je comprends l’inquiétude, voire
le désarroi dans lequel l’écriture d’Une mère a pu plonger Paule
Baillargeon. Pourquoi maintenant alors que sa mère et elle sont à l’âge d’une
certaine sérénité plutôt que de tels bouleversements émotifs? Laissons l’autrice
lever le dernier caillou de ce jardin maudit : « Je ne peux même pas
comprendre comment il se fait que je sois encore vivante après l’horreur qu’a
été ma jeunesse. J’étais comme elle, c’est ce qui me rendait folle, être comme
elle… quand je me suis vue vivre à mon tour la vie de ma mère, j’ai
littéralement disjoncté, et je ne sais pas comme il se fait que je sois encore
vivante pour en parler. » (p. 66)
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