mercredi 13 janvier 2021

Paule Baillargeon

Une mère suivi de Trente tableaux

Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Récit », 2020, 120 p., 19,95 $ (papier), 13,99 $ (numérique).

Quand le bateau-vie tangue sans fin

L’enfant unique peine à percevoir les travers de ses parents si ces derniers l’entourent d’une affection saine et l’éduquent à la vie avec nuance et doigté. Comment cet enfant peut-il alors comprendre ce qui se passe chez ses amis, puisqu’il les imagine entourés de la même façon, même celles et ceux qui partagent leur père et mère avec une fratrie nombreuse?

Comment comprendre alors qu’une mère ne cesse de mal aimer une de ses trois enfants depuis sa naissance? C’est sur une telle toile de fond, semblable à un champ de bataille, que la comédienne, cinéaste et écrivaine Paule Baillargeon projette la trame du récit Une mère, suivi de Trente tableaux, « le scénario du long métrage du même titre » (onf.ca/film/trente_tableaux/).

Le récit prend la forme d’un journal de bord tenu, irrégulièrement, du 3 février au 3 mai 2001. Un journal certes, mais surtout une suite d’éphémérides glanées parmi les cicatrices laissées depuis l’enfance, celles de l’autrice comme celles de sa mère. Ne concluons pas trop rapidement que cette mère ne peut donner que ce qu’elle a elle-même reçu, que la rigidité de l’éducation qu’elle a donnée à ses enfants faisait partie de son ADN; la personnalité, physique et psychique de l’être humain est plus complexe.

Née en juillet 1945, Paule Baillargeon a 56 ans quand elle s’assoit devant son ordinateur pour écrire ce qu’elle se refuse depuis longtemps, c’est-à-dire remonter le fil des événements qui ont pourri ses relations avec sa mère. Comme elle l’écrit : « Mon problème, c’est que je voudrais détester pleinement ma mère, elle qui m’a fait tant de mal, et parfois j’y arrive vraiment, et alors cela me rend joyeuse et claire, comme le ciel bleu acier d’un hiver cinglant, je la déteste et c’est tout, je peux vivre ma vie. Mais, ça ne dure jamais longtemps, toujours la culpabilité revient, et aussi, était-elle vraiment méchante? » (p. 16)

« Ma mère est une femme de quatre-vingt-huit ans, partiellement aveugle et presque totalement sourde… Elle n’est jamais fatiguée, pleine de haine, de rancœurs et de désespoir. » (p. 11) Ce sont-là les premières phrases de cette histoire dont les protagonistes gravitent autour de cette vieille femme : l’autrice, sa sœur Marie et son frère Louis, sa fille Blanche, son compagnon Yves, sans oublier son chien Watam.

Le récit est plein d’instantanés parfois monochromes, parfois couleurs, les uns faisant briller les rares rayons de soleil sur la vie de la narratrice, les autres relatant les troubles psychologiques dans lesquels la relation toxique avec sa mère la plonge comme une séance de supplices permanents qui vont jusqu’à dérégler sa santé physique, les migraines récurrentes en étant le résultat le plus prégnant.

Un exemple parmi tant d’autres illustre le mal dichotomique de l’autrice : « Comment ma mère peut-elle être abandonnée comme ça, une femme comme elle, lucide, intelligente, pleine d’énergie, réduite à être couchée sur un lit dans sa petite chambre, à attendre que la vie finisse. C’est monstrueux. La culpabilité m’envahit, la compassion, l’empathie, tout ce qu’elle n’a jamais eu pour moi, ça ne fait rien, maman, tu ne le sais pas, mais je t’aime… » (p. 36) On croirait entendre les cris entendus à répétition dans les CHSLD québécois au printemps 2020.

Cette mère, incapable d’aimer ou d’être aimée, vit à la Maison des aveugles où elle est malheureuse comme une pierre, car elle ne peut profiter de l’attention qu’elle a toujours exigée et à laquelle elle a toujours carburé. Comme on disait jadis : « Me, myself and I. » Les passages où il est question de la famille de cette mère, quand elle était enfant, illustrent le fond culturel de son éducation sur lequel repose l’essentiel de sa personnalité aux allures narcissiques servie par un grand talent de manipulatrice.

La relation des parents de l’autrice illustre bien l’univers de cette mère où les insatisfactions des aléas de la vie s’accumulent. Un élément de ce récit me semble l’acmé de la relation mère-fille : le fait que son père lui a toujours manifesté une affection particulière. « Oui. Elle était jalouse. Mon père m’aimait. Tout le monde est d’accord là-dessus… C’est peut-être vrai [écrit-elle], bien que l’amour de mon père était conditionnel, il pouvait être méchant quand je ne réussissais pas à son goût, quand son enfant si intelligente, si talentueuse montrait sa fragilité et ses blessures. » (p. 44)

Je comprends l’inquiétude, voire le désarroi dans lequel l’écriture d’Une mère a pu plonger Paule Baillargeon. Pourquoi maintenant alors que sa mère et elle sont à l’âge d’une certaine sérénité plutôt que de tels bouleversements émotifs? Laissons l’autrice lever le dernier caillou de ce jardin maudit : « Je ne peux même pas comprendre comment il se fait que je sois encore vivante après l’horreur qu’a été ma jeunesse. J’étais comme elle, c’est ce qui me rendait folle, être comme elle… quand je me suis vue vivre à mon tour la vie de ma mère, j’ai littéralement disjoncté, et je ne sais pas comme il se fait que je sois encore vivante pour en parler. » (p. 66)

L’histoire racontée n’est pas unique à l’univers de l’autrice, elle est hélas universelle. Écriture thérapeutique, diront certains, surtout une écriture qui exprime un état d’âme qui se transforme en une neurasthénie trop longtemps contenue. Cette incertaine libération par le verbe vient aussi par l’image, ce que le scénario de Trente tableaux met en lumière. Il est impossible de croire que la prose de Paule Baillargeon est imaginaire, son réalisme est à ce point poignant qu’il exige une compassion même lointaine.

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