Heather O’Neill
La ballade de Baby suivie de Sagesse de l’absurde
Québec, Alto, 2020, 496 p., 29,95 $ (papier),
18,99 $ (numérique).
On reproche parfois la publication à rebours d’œuvres dites de jeunesse, en profitant de la renommée d’ouvrages plus récents. Cette idée reçue ne s’applique surtout pas à La ballade de Baby, première histoire d’Heather O’Neill parue en 2006 en langue anglaise. Je fus surpris d’apprendre qu’une version française parut à Paris aux Éditions 10/18, en 2008, signée Michèle Valencia. Au Québec, Dominique Fortier en a fait la traduction, comme les précédents livres de Mme O’Neill.
Les Éditions Alto ont eu la bonne
idée de faire suivre le roman de Sagesse de l’absurde, une nouvelle aux
allures d’essai d’abord parue aux Presses de l’Université d’Alberta, en 2018. Sous-titrée
« Les valeurs inestimables transmises par mon père », on a écrit avec
justesse que ce texte était « le compagnon idéal de La ballade de Baby ».
Revenons au roman où l’enfance est
au cœur du récit comme elle le fut de La
vie rêvée des grille-pain (2017), Hôtel
Lonely Hearts (2018) et Mademoiselle Samedi soir (2019). Ici, l’enfance
est incarnée par Baby, une fillette âgée de douze ans. Nous la suivons en temps
réel, pourrions-nous dire, pendant deux ans. Elle vit seule avec Jules, son
père dans la jeune vingtaine. Cette mince différence d’âge s’explique par le
fait que les parents de Baby étaient adolescents à sa naissance. Quant à sa
mère, elle est décédée dans un accident de la route alors que Baby était encore
aux couches.
Baby est la narratrice de ce qui a
des allures d’un journal personnel dans lequel elle note régulièrement des
événements choisis de son quotidien. Cette régularité et ces choix sont intimement
liés aux expériences jugées importantes pour une enfant passant de l’enfance à
l’adolescence, laquelle se confond ici à l’âge adulte. L’environnement dans lequel
s’effectue cette transition est presque sans frontière, au point où elle se
sent tantôt une enfantadulte, tantôt une adultenfant.
Cette situation repose sur les
rapports éclatés qu’entretiennent Baby et Jules. Dire que ce dernier est irresponsable
est un euphémisme, au point où il est aussi un enfantadulte ou un adultenfant qui
ignore ce qu’est la responsabilité parentale. Junkie, voleur, menteur, et j’en
passe, sont les mots qui le caractérisent sans que soit brisé le lien qui l’unit
à sa fille. Leur première dépendance me semble être celle qu’ils ont l’un pour
l’autre et ils sont en manque lorsque Jules s’absente pour de fausses raisons ou
pour aller en cure de désintoxication. Dans de telles situations, Baby est tantôt
placée en foyer d’accueil, certains où elle s’intègre à une vie familiale qu’elle
ignore, tantôt prise en charge par la DPJ et envoyée dans un milieu quasi carcéral.
Les aléas d’une famille
monoparentale et dysfonctionnelle, Baby s’en plaint rarement parce qu’une enfant,
viendra-t-elle par comprendre, ne peut exercer les responsabilités des adultes.
Pour y arriver, il lui faut se retrouver dans une classe où elle trouve un enfant
dont la marginalité, même différente, correspond à la sienne. S’il y a eu des
moments familiaux rassurants en foyer d’accueil, c’est sa rencontre avec Xavier,
un camarade de classe dont la personnalité originale les rapproche, qui est
déterminante.
Xavier arrive au moment où Baby,
esseulée, traverse une période charnière entre enfance et maturité. Les amies qu’elle
fréquente alors entretiennent des relations basées sur des défis dont elles ne
mesurent pas le sérieux ou la gravité. Si bien que lorsque Alphonse entre en
scène, tout est en place pour qu’il prenne le contrôle de la vie de Baby.
Alphonse est un junkie qui utilise
un réseau de très jeunes filles pour leur subvenir à ses grands besoins de
consommation. Fin renard, il manipule ses proies avec une finesse primaire selon
le récit que fait Baby de ses habitudes de charme et de séduction. S’il est
convenu de tous que Baby est une jolie adolescente, elle n’a pas tout à fait l’innocence
d’une ingénue puisque, depuis sa plus tendre enfance, elle a composé avec l’absence
fréquente d’un adulte responsable d’elle. Il y a aussi que Baby, quand on lui
en laisse le loisir, est une écolière qui réussit très bien, une écolière
curieuse de nouveaux savoirs, une écolière dont la lecture est l’activité
préférée pour la solitude et l’évasion qu’elle lui procure.
En l’absence de Jules, le
triangle Baby, Xavier et Alphonse devient hautement toxique, l’adolescence de l’un
et l’image adulte de l’autre la faisant basculer d’une liberté assumée à une
liberté dirigée, des jeux d’enfants de son âge à ceux d’un adulte toxicomane et
pédophile. Heather O’Neill ne se complait pas dans cette scénographie malsaine,
mais elle en fait ressortir les aspects les meilleurs et les pires, des plus
sordides aux plus généreux, rien n’étant tout blanc ou tout noir.
Au moment où je terminais la
lecture de La ballade de Baby, le débat entourant la diffusion de Mignonnes
sur Netflix, un film de Maïmouna Doucouré considéré scandaleux par certains
spectateurs états-uniens qui lui reprochent de faire l’apologie de « l’hypersexualisation
de préadolescentes à travers l’histoire d’Amy, 11 ans, qui intègre à Paris un
groupe de danseuses de sa génération. » Ce n’est pas le propos de Heather
O’Neill, mais d’illustrer, avec un réalisme troublant, la situation d’une préado
à qui les circonstances empêchent de vivre son âge.
La chute du roman pousse la trame
dans des retranchements les plus terriblement vraisemblables. Un côté noir, un côté
blanc. Une impasse, une issue. L’adultenfant revenant une enfantadulte, plus
enfant qu’adulte. Cet état nouveau oblige Baby à une lente et difficile désintoxication.
Cela permet à Jules, réapparu, de lui raconter l’amour qu’il avait pour Manon
Tremblay, sa mère, et l’accident d’automobile dans lequel a péri. Jules accepte
aussi de retourner à Val-des-Loups, le bien nommé village où les attend sa
cousine Janine, espérant depuis le décès de Manon prendre soin de Baby.
Sagesse de l’absurde est
le parfait corollaire de La ballade de Baby dont il retient l’essentiel en 13
leçons lesquelles, selon l’écrivaine, lui ont d’abord été dictées par son père
qui « avait plusieurs règles dont il ne démordait pas», la première étant
de «ne jamais tenir de journal ». D’ailleurs, sous le titre de l’édition originale
en langue anglaise paru en 2017, il est écrit « Invaluable lessons from My
Father », que je traduis librement ainsi : « Les inestimables leçons
de mon père ». Humour et ironie atténuent le sérieux ou le loufoque de ces
leçons.
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