mercredi 24 juin 2020


Claire Hélie
La robe sans corps, Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Roman », 2020, 160 p., 18,95 $ (papier), 13,99 $ (numérique).

Laissez-moi vous raconter

Claire Hélie, après la parution de Quelqu’un t’a touché, un recueil de poésie paru à la même enseigne en 2013, s’est aventurée dans les avenues que lui inspiraient les personnages d’un premier roman, La robe sans corps. Nul doute, nous sommes bien dans son Chicoutimi natal et sa rue Racine, mais nous sommes surtout dans l’univers de la P’tite, une gamine d’une dizaine d’années à l’imagination si inspirante que son entourage en vient à la suivre dans un univers inconnu de tous.



Cette histoire me semble une allégorie ou même un conte tellement la fantasmagorie des interactions entre les personnages les éloigne de leur quête initiale pour y revenir sans prévenir, un peu comme le ressac de la mer ou même les marées, qu’on peut s’y perdre si on veut aller trop vite en brisant le rythme qu’impose, avec un certain art, la romancière.
Qui donc raconte les aventures de la P’tite et des siens, de la Grande et des siens, de Gilo et des siens réels ou inventés? Généralement, ce sera la P’tite, mais, comme pour nous éloigner de son imagination ou de sa réalité au quotidien, une voix hors champ prend le relais pour nous ramener dans la vérité du temps qui passe avant de remettre le témoin à l’enfant.
La P’tite a deux sœurs, une mère besogneuse et un père cordonnier. Le rôle de chacun est clairement déterminé et se joue avec la régularité d’une horloge, chaque jour de la semaine ayant un horaire fixe. Cela semble trop rigide pour la benjamine et, malgré l’affection manifeste de sa mère et celle plus latente de son papa, elle cherche par tous les moyens à se distinguer. Mais, il lui faut d’abord vaincre sa timidité.
Du côté de la Grande, les choses sont tout autres. Sa mère et sa grand-mère la cajolent et lui fournissent tout ce que sa préadolescence réclame. Son oncle, vicaire émancipé de la paroisse, lui sert de figure masculine depuis longtemps, car son père a quitté le foyer familial quand elle était toute jeune. Pourquoi? C’est secrètement ce qu’elle cherche à savoir, sa quête qui traverse tout le roman.
Puis, il y a le Vieux, un artiste qui habite le quartier depuis longtemps et autour duquel on a développé une aura mystérieuse que la P’tite est curieuse de percer. Il y a aussi madame Madore qui dirige la Maison de la culture; c’est elle qui va révéler les liens entre la P’tite, la Grande et le Vieux comme le développateur utilisé autrefois dans les labos de photographie.
Les 27 séquences de La robe sans corps ne sont pas une suite d’événements et d’actions en continu, chacune étant comme un tableau dans un ensemble qui constitue la trame de l’histoire. Pour souder ces éléments qui peuvent sembler épars sans l’être, Claire Hélie a imaginé huit intermèdes, des interludes inspirés par les séquences qui précèdent. Ces pauses jouissent d’un ton poétique dont l’intensité varie selon les moments de l’action narrative.
La quête de la P’tite n’est autre que de vaincre sa timidité en imposant ses rêves et en les réalisant à travers des projets qui, de prime abord, peuvent sembler démesurés. Il y a son désir de connaître le Vieux et d’entrer dans sa maison dont elle veut percer ce qu’elle croit être un mystère. Cela se produira tôt dans le récit et une œuvre de Gilo, le vieil artiste, la surprendra plus que tout. La relation entre l’enfant et le Vieux sera d’emblée excellente.
La P’tite a l’occasion de revenir fréquemment chez l’artiste pour satisfaire sa curiosité, mais aussi pour accompagner Mme Madore qui projette une exposition de ses œuvres à la Maison de la culture, ce qui n’a pas été fait depuis des lustres. Ces visites de la gamine lui apprennent que Gilo a eu une sœur, Loreli, une artiste décédée, et un neveu Jocelyn que tous appellent Josse. Elle comprendra au fur et à mesure les liens qui unissaient le frère et la sœur, et l’affection que Gilo porte à son neveu. Elle apprendra également que la grand-mère de la Grande, Alvine, connaît Gilo depuis toujours.
N’oublions pas la Grande, l’autre dimension d’une amitié entre enfants. Plus confiante en elle-même que son amie, surtout parce que très bien entourée, la Grande entre dans les jeux de la P’tite qui l’aide à ne pas perdre les plaisirs de son enfance, hypothéquée par la séparation de ses parents. C’est d’ailleurs sa volonté de renouer avec son père qu’elle confie à sa camarade et que cette dernière imagine un scénario, un pacte pour qu’elle parvienne à ses fins.
Qu’est-ce que « la robe sans corps » du titre? C’est non seulement le titre d’une séquence, mais c’est surtout le récit que Gilo en a fait à la P’tite dont l’imagination sans cesse en ébullition a décidé d’en changer le cours. Ce sera encore l’occasion pour l’autrice de laisser l’enfant vieillissant en plein délire créatif dont le talent et le savoir-faire seront bientôt reconnus.
Je soulignais plus tôt que ce roman tient plus de l’allégorie tirant profit d’une suite d’événements bien ficelée qui permet aux personnages de réaliser leur quête en parvenant à réunir autour d’eux ceux qui leur tiennent à cœur. Il me faut ajouter à cet assemblage d’événements, parfois étonnants, à la fin heureuse que le ton poétique de La robe sans corps exige. Oui, la P’tite et la Grande ont droit au bonheur lequel se réfléchit sur celles et ceux qui les entourent. En cette époque de morosité, il fait bon se laisser emporter par la prose de Claire Hélie.

mercredi 17 juin 2020

Marie-Ève Lacasse
Autobiographie de l’étranger
Montréal, Flammarion Québec, 2020, 184 p., 26,95 $ (papier), 19,99 $.

Quête d’identité ou image de soi

Marie-Ève Lacasse fait paraître son quatrième roman dont le titre souligne, à l’encre rouge, son projet d’écriture : Autobiographie de l’étranger. Était-ce simplement l’intitulé d’un livre ou l’autrice propose-t-elle un album d’images choisies de son existence? Et ce mot « étranger », fait-il référence à un pays lointain ou à la difficulté à se reconnaître soi-même?



Relisant mes notes sur Ainsi font-elles toutes, premier roman paru en 2005 sous le pseudonyme de Clara Ness, une phrase semble annonciatrice du nouvel opus : « Au fur et à mesure que se déroule l’histoire, le caractère de chacun des personnages se nourrit de sa propre existence et de leurs rapports intellectuels et physiques. Ou comme le résume la narratrice : " Peut-être que je ne suis jamais sortie de mon adolescence. J’ai une connaissance instinctive de l’amour, mais elle se limite à une spéculation intellectuelle, plus ou moins issue de la littérature et d’expériences extérieures aux miennes que d’une réelle expérience du corps. "»
Puis, il y a eu Genèse de l’oubli l’année suivante. À propos du deuxième roman, j’écrivis : « Si on a parlé de la « manière Philippe Sollers », soulignant l’allure générale de son premier récit, le nouveau roman de Clara Ness me semble plus personnel dans l’écriture et plus intime dans ce qu’il raconte. »
Tous ces éléments narratifs se retrouvent dans l’autobiographie parfois polis, parfois brouillons ou encore démultipliés en se jouant du temps dont l’arrivée à Paris de la narratrice, qu’on présume être l’autrice puisqu’elle raconte sa vie réelle ou imaginée, est l’année zéro. Elle joue aussi des lieux, l’Atlantique étant le marqueur de distance entre ses deux cultures, celle de son enfance et celle de ses expériences en Hexagone.
Ce livre me fait penser à une gerbe de fleurs, un bouquet dont la composition a autant de couleurs que d’odeurs dont on ne perçoit pas toujours distinctement les parfums. Il y a bien sûr les teintes de la vie de la narratrice, comme celles qui représentent sa fillette ou Olivia sa compagne. La coloration de la morosité est appliquée à petites touches sur la vie banlieusarde de sa propre enfance et la grisaille qui lui semble couler sur la vie de couple de ses propres parents.
Ce qui noue ce bouquet, c’est l’écriture d’un roman, La Fête, qui, je crois, peut très bien être celui qu’on lit, le titre n’étant pas nécessairement en lien direct avec le propos. C’est l’autrice elle-même qui m’amène à cette conclusion : « Est-ce que les révélations de cette autobiographie ne sont pas indécentes, est-ce qu’autour des instruments de l’"aveu" il n’y a pas, comme l’écrit Foucault, l’origine du pouvoir? En me dévoilant je rends vulnérable, et maintenant que je me révèle on pourrait me détruire autant que je détruis. »
Cette mise en abyme devient en quelque sorte la ligne du temps, un temps brisé par un va-et-vient entre le présent et le passé, même antérieur. La division de la trame en 94 segments de longueur variable, certains marqués par une brisure, parfois nette parfois indistincte, du propos du discours narratif. Je me suis ainsi demandé si, parfois, l’autobiographe s’adresse à nous ou à elle-même. Tout cela est pourtant conséquent et cette coupure du fil est rattrapée plus loin dans le récit.
Lorsqu’il est question de sa fille, la narratrice semble devoir justifier sa relation hétérosexuelle alors que son éducation familiale, puis dans un collège de filles l’ont amené à faire un choix plus éclairé que spontané. Ceci interpelant cela, ses relations humaines ont tendance à être soupesées à l’aune des personnes qu’elle rencontre. Le modèle parental est bien sûr évoqué et même analysé (ou psychanalysé), car il est en lien avec la fuite du Canada de la biographe après un bref séjour en France à l’âge de 14 ans suite à un premier prix littéraire remporté. Comme d’autres l’ont écrit : tout est dans tout chez Marie-Ève Lacasse.
Cette Autobiographie de l’étranger semble marquer un virage déterminant dans la vie de l’écrivaine, un bilan de sa vie à l’aube de la quarantaine. Sévère à l’égard d’elle-même, elle n’épargne personne de son entourage sentimental. Ses parents d’abord avec qui, une maturité nouvellement acquise, elle se permet une harmonie jusque-là inconnue. Il y a aussi Olivia, sa compagne, rappelant les points d’ancrage de leur vie de couple comme leurs différences, aussi tranchés les uns que les autres.
On peut comprendre l’étranger du titre, je l’ai suggéré plus haut, comme le point d’observation d’un continent à l’autre. La narratrice est une étrangère pour ses relations françaises, mais aussi pour celles qu’elles croisent lorsqu’elle est de passage au Canada. Cela est manifeste dans la question de la langue : elle a voulu gommer à jamais le discours du français québécois pour s’affranchir d’un autre au diapason d’un temps nouveau, comme si sa langue maternelle était la tare d’une génétique post colonialiste. Si bien que lorsqu’elle est au Québec, on l’entend aussi comme une étrangère. Même sa fillette se rit d’elle quand elle ne comprend pas un mot du lexique de chez nous
C’est ce même phénomène colonialiste, inversé cette fois, lorsqu’elle s’intéresse à la politique canadienne, au génocide des Amérindiens et de la pensée américaine de Justin Trudeau; son jugement est altéré par la perception hexagonale du Canada presque inchangée depuis le mythe du bon sauvage imaginé par Jean-Jacques Rousseau au dix-huitième siècle.
Autobiographie de l’étranger n’a pas la même rigueur formelle de Peggy dans les phares (2017), une biographie inventée de la compagne discrète de Françoise Sagan. Cela se comprend, car l’autobiographie, même sous forme de roman, n’est toujours qu’une suite d’images choisies parmi les albums d’une vie, ici d’environ 40 ans. Il est ainsi rare qu’un tel livre insiste ou simplement mentionne des aspects de son existence dont l’auteur est peu ou pas fier, c’est pourtant ce que fait M.-È. Lacasse avec un certain plaisir masochiste, comme le récit de jeux qu’enfant elle a pratiqués avec des amies jusqu’à leur nubilité.
La narratrice, ou l’autrice, est un être complexe pour qui, croit-elle, seuls la littérature et l’acte d’écrire comptent. Elle s’en est fait une telle histoire qu’elle y croit toujours et ne cesse de rappeler tout au long du roman comme s’il s’agissait d’un mantra qui évoque une religion de soi, ici un doute existentiel. Cela l’empêche, en quelque sorte, de jouir de l’existence, de la relation avec sa fille (prétextant que sa mère ne fut pas un modèle), avec son amoureuse qui la quitte et ses parents qu’elle a laissés derrière et qu’elle retrouve un peu justement grâce à son enfant.
La liberté des uns cesse lorsqu’elle entrave la liberté des autres, dit-on. Il en va de même entre la réalité intrinsèque et la fiction narrative. C’est pourquoi je crois nécessaire de mettre en perspective tous les éléments retenus par l’auteur, l’autrice d’une autobiographie. Où se trouve la frontière entre Marie-Ève Lacasse et la narratrice d’Autobiographie de l’étranger? Je l’ignore et cela n’a aucune importance dans la mesure où la narration participe aux plaisirs de lire l’ouvrage. Si cet opus est moins linéaire, plus touffu que les précédentes narrations, c’est justement parce que son corpus est plus riche en rebondissements imprévisibles parce qu’appartenant à l’intime.

mercredi 10 juin 2020

Ronald Wright
Brève histoire du progrès, nouvelle édition revue et augmentée
Montréal, Bq, 2020, 248 p., 12,95 $.

Du progrès à la dégénérescence

Il arrive parfois qu’un livre, brièvement recenser, retienne mon attention au point où j’y reviens. C’est le cas de la version revue et mise à jour de Brève histoire du progrès, un essai de Ronald Wright arrivé à point nommé, au temps de la pandémie. En effet, les signaux que nous envoie la planète en ce temps de confinement nous rappellent que « l’histoire a en effet prouvé que le progrès, quel qu’il soit, mène directement à l’échec et à l’anéantissement. »



Cet ouvrage porte un regard analytique et critique sur l’histoire de l’humanité d’aussi loin que les connaissances actuelles le permettent. L’auteur propose ainsi une réflexion anthropologique sociale et culturelle sur diverses formes de progrès, de leurs composantes et du rôle joué par l’être humain. Cette vaste fresque repose sur des événements s’étant déroulés sur plusieurs millions d’années dont nous ignorons les détails, mais elle s’appuie sur diverses études et des conclusions reconnues par les scientifiques.
D’une part, il y a la création et l’évolution de la planète Terre. D’autre part, il y a la création et l’évolution des vivants, du monde végétal et animal. Comme d’autres de ma génération, enfant j’ai été un adepte du créationnisme enseigné par l’Église catholique, selon la genèse biblique. La théorie de l’évolution de Darwin a vite ébranlé mes convictions.
Cette mise en perspective illustre la force et la faiblesse primaire de la race humaine, car le temps est le fil conducteur de tout. Il y a la capacité de l’être humain de s’adapter à presque toutes les situations, ce qui me semble beaucoup plus vaste que la simple résilience. Puis, il y a son inaptitude de se rappeler ses expériences passées et d’en tirer des leçons applicables à l’avenir.
Wright s’arrête à tous les moments marquants de l’humanité, à ce qu’on appelle son évolution, mais aussi à sa contre évolution. Aujourd’hui, il semble que plus planète se développe plus les humains se rassemblent en société; plus celles-ci se multiplient plus les besoins vitaux s’accroissent. Nourrir une famille, c’est bien, en vêtir des dizaines est plus problématique. Entre les premiers balbutiements de l’humanité et la théorie de Darwin (1809-1882), il y a eu plusieurs millénaires d’évolution. Depuis, l’évolution n’a plus rien à voir avec celle du temps jadis. Or, la constante temporelle, ultime appui à toute transformation, est menacée dans son essence même, c’est-à-dire dans la mesure de sa durée. Le « je n’étais pas né » est devenu son nouvel étalon.
Dans le contexte d’une pandémie, que vaut de rappeler la grippe espagnole de 1918 à 1919 et ses 20 à 50 millions de morts, voire même 100 millions, soit 2,5 à 5 % de la population mondiale? Il faut pourtant profiter des leçons apprises alors pour en tirer le meilleur parti, tout en tenant compte de la réalité du siècle actuelle.
Or, Brève histoire du progrès nous rappelle que ce sont les pandémies qui ont le plus marqué la terre et ses habitants depuis le Moyen Âge, et même avant. Dans la fresque de l’histoire, Ronald Wright passe en revue chacune des époques d’évolution et de transformation de notre planète. Il conclut que chacun des cycles se termine par un bouleversement naturel ou par un quelconque conflit générationnel. On dirait même que la terre et ce qui l’habite doivent se recréer d’une ère à l’autre. Plus nous nous approchons de l’époque contemporaine, le Moyen Âge par exemple, plus la durée entre deux « révolutions » est brève.
Pensons au téléphone d’A. G. Bell. Il fut breveté en 1876 et n’a rien à voir avec celui d’aujourd’hui, le mobile étant arrivé cent ans plus tard. Que dire de la population sur terre dont la multiplication est très inquiétante, car la terre ne pourra alimenter tout ce monde et une famine régulera ce manque, comme cela s’est produit à plusieurs reprises au cours des siècles. Wright nous le rappelle, comme il évoque que plus de virus ont tué d’individus que toutes les guerres. Ce qui peut être la situation à laquelle nous assistons.
J’écrivais en préambule que la pandémie actuelle et la réaction des divers gouvernements ne sont qu’une mise à jour de situations passées. La grande différence, c’est qu’ils sont exacerbés par la diffusion de l’information de l’action et de la réaction des uns et des autres. Cela crée une polarisation telle qu’elle pourrait engendrer des conflits irrémédiables.
Sommes-nous à la fin d’une ère? Nul prophète n’est encore apparu, même si certains leaders ont de semblables influences sur une partie de leur population. Chose certaine, cette pause planétaire pourrait permettre des changements de cap radicaux tant sur le plan écologique et environnemental que sur celui de l’autonomie à satisfaire les besoins élémentaires des nations relativisant la mondialisation.
Je ne cesse de relire des pages et des pages de Brève histoire du progrès, et m’inquiète des suites de la pandémie actuelle. Plus de cent jours après le début du confinement, notre instinct grégaire prend le dessus. Il ne doit plus avoir la même insouciance comportementale, sinon le virus sera de plus en plus létal comme le furent ses ancêtres.

mercredi 3 juin 2020

Mira Falardeau
L’art de la bande dessinée actuelle au Québec
Québec, PUL, coll. « Arts et Études », 2020, 186 p., 29,95 $ (papier et numérique).

Au confluent de tous les arts

Si je suis un enfant de la télé – j’avais 5 ans lorsque les boîtes à image sont entrées dans les chaumières –, je suis aussi enfant des « comic strips » que publiaient autrefois les hebdos nationaux. Je me rappelle de Ferdinand, de Mandrake le magicien ou de Dick Tracy et sa montre téléphone. Puis, ce furent les bédés belges ou françaises, de Michel Vaillant à Spirou et Fantasio, de Tintin à Astérix. Sans oublier mon sauveur Gaston Lagaffe. Bien avant ces personnages, les caricatures et les bédés des Québécois Albéric Bourgeois et Albert Chartier ont fait dire à certains observateurs que leurs œuvres sont à l’origine de la bédé.



Il y a donc une véritable génétique de la bande dessinée québécoise que Mira Falardeau recense et analyse depuis longtemps. Elle a consacré à son histoire et à ses créateurs près d’une dizaine d’ouvrages dont le plus récent, L’art de la bande dessinée actuelle au Québec.
L’essayiste énonce d’entrée de jeu son projet : « C’est à cet art merveilleux de la BDQ, bande dessinées québécoise, que je veux rendre hommage dans ce livre. J’ai choisi 30 artistes qui me semblent intenses et talentueux… Ces artistes sont représentatifs de trois générations et sont classés du plus âgé au plus jeune. Pour chacun, une biographie détaillée sera suivie d’une analyse approfondie d’une page complète tirée d’un album. Pourquoi cette analyse? Parce qu’à travers cette dissection, le lecteur sera invité à saisir toutes les nuances de ce langage de la BD, à la confluence de toutes les formes d’art : à la fois cinématographique, théâtralité, prouesse graphique, jeux d’ombres et de lumière, art du dialogue, acrobatie du mouvement, musicalité des onomatopées, emphase des mimiques, subtilité romanesque et narrative. »
Ambitieuse entreprise, penserez-vous, que l’autrice est néanmoins parvenue à réaliser avec brio, car ce livre s’inscrit dans une démarche entreprise au début du millénaire et qui est constante et globale depuis. Cette vaste rétrospective de l’univers bédéisque québécois actuel est d’abord présentée sur l’état des lieux de la publication des œuvres, des éditeurs aux événements ou autres activités qui y sont rattachés, en passant nécessairement par les revues qui y sont consacrées en tout ou en partie.
Impossible qu’il n’y soit pas question de Croc (1979-1995) et de Safarir (1987-2016). L’essayiste souligne avec justesse que ces périodiques ont permis « cette espèce de synergie, une énergie qui non seulement entraîne les auteurs à se dépasser, stimulés les uns par les autres, mais qui suscite aussi la naissance de grands talents, qui n’auraient peut-être jamais germé sans ces milieux propices. » Ce n’est donc pas étonnant que plusieurs bédéistes venus l’une ou l’autre des ces revues fassent partie des 30 artistes retenus par Mira Falardeau aux fins d’une analyse.
Si l’âge d’or des revues à grand tirage est peut-être révolu, il faut savoir que des imprimés underground ou des périodiques, tel Nouveau projet ou Lettres québécoises, font paraître quelques pages de bédé associée à un thème précis.
Du côté des maisons d’édition, elles foisonnent. Initiative de bédéistes ou d’éditeurs passionnés, on a vu poindre La Pastèque, Mécanique Générale, PowPow et Glénat-Québec. Des éditeurs littéraires comme L’Oie de Cravan et Alto ont aussi cédé au chant des sirènes de la bédé, comme ces autres qui publient l’annuel de caricaturistes comme André-Philippe Côté ou Serge Chapleau. Tout cela sans compter la horde de dessinatrices et dessinateurs de chez nous qui a envahi Internet.
Autres mises en perspective proposées par Mira Falardeau, celles considérant les genres et les artisans. Tous ceux dont elle retient les œuvres sont ou Québécois ou ont publié au Québec depuis le début du millénaire. Du côté des genres, elle rappelle que : « L’humour est le genre par lequel la BD est née, à l’origine dans les strips des quotidiens : en 1904, Les Aventures de Timothée d’Albéric Bourgeois paraissaient dans La Patrie… » Il y a eu l’abandon de cette pratique dans les années 1910 au profit des « syndicates » états-uniens, ces agences qui diffusaient les mêmes strips à travers tous les journaux du continent. Cela a eu pour effet de ralentir le développement embryonnaire de la bédé d’ici, ce qui a plus tard favorisé l’invasion des revues et albums belges ou français.
Malgré cela, il y a eu de nouveaux bédéistes et des parutions confidentielles dont les sujets étaient ou plus intellectuels ou représentatifs de groupes marginaux. Puis, le roman graphique connaît un certain essor après d’autres contrées. Mais, entretemps, la bédé d’aventure et les comics se sont constitué un lectorat important et diversifié alimenté par un bon nombre de créateurs.
Toujours dans la mise en contexte initiale, Mira Falardeau traite de l’avant-garde : « Une coquetterie d’auteure m’a donné le goût de donner un qualificatif à chacun des auteurs underground, lesquels sont souvent des artistes de grand talent, très courageux de nager ainsi à contrecourant. » Il y le graffiteur prolifique, Leif Tande; le clown triste, Pishier; la poétesse intello, Julie Delporte; l’artiste multicolore, Catherine Ocelot; l’originale envolée, Geneviève Castrée; le photographe éclaté, Marc Tessier; le fanzineux illuminé, Simon Bossé; l’écrivain déjanté, Alexandre Fontaine-Rousseau; l’auteur surdoué, David Turgeon; le copilote polyvalent, Vincent Giard.
Impossible de ne pas souligner l’importance de la bédé pour la jeunesse, même si les artistes qui en sont les champions n’ont pas été retenus considérant que la bédé jeunesse est un genre en lui-même. C’est pourquoi, Mme Falardeau trace à grands traits une rétrospective historique des origines à aujourd’hui, en insistant sur les créatrices et créateurs actuels.
Personnellement, trois autrices illustratrices me viennent spontanément à l’esprit : Mireille Levert, Élise Gravel et Annie Groovy. D’abord, parce que leur œuvre est vaste et riche et s’adresse à plusieurs groupes d’âge. Puis, parce qu’elles ont un lien avec la région : Mireille est originaire du côté de Napierville, Élise a un papa qui a enseigné au cégep et qui est lui aussi écrivain, Annie parce que j’affectionne particulièrement Léon, son gentil cyclope et qu’elle visite régulièrement nos écoles.
La troisième partie de L’art de la bande dessinée actuelle au Québec est entièrement consacré aux trente artistes que l’autrice a choisis pour représenter l’état actuel des lieux. « Chaque artiste, par ordre chronologique de naissance, va occuper l’avant-scène avec une biographie illustrée de sa photo, suivie d’une page complète de l’un de ses meilleurs albums, analysée en détail pour en faire ressortir les points forts. L’ensemble des portraits forme un tout destiné d’abord à illustrer la diversité et le talent des créateurs d’ici, mais aussi, dans un propos plus large, à démontrer la vitalité de cet art dans notre pays et son originalité en tant qu’art global. »
Si je ne m’aventure pas à donne la liste complète, ou même partielle, des bédéistes retenus, je précise, comme l’a fait Mira Falardeau, que le vocabulaire utilisé pour décrire ou analyser leurs œuvres tire ses origines des multiples formes d’art qui inspirent la bédé « ou sont en osmose avec cet art original ». On n’est donc pas surpris que la terminologie du théâtre, du cinéma, de la littérature, du dessin, de la gravure, du dessin animé puisse être utilisée de façon appropriée, car la bédé « est l’art syncrétique par excellence. »
Si une passion peut être communiquée par l’écriture, Mira Falardeau y est parvenue au point de rendre à la bédé son titre mérité de 9e art. Je ne doute pas pour autant que l’essayiste poursuivra ses démarches d’études et d’analyses sur son sujet de prédilection et qu’elle nous fera partager à nouveau le fruit de ses observations et de ses recherches.