mercredi 25 septembre 2019

Abla Farhoud
Le dernier des snoreaux
Montréal, VLB, 2019, 188 p., 19,95 $.

Dans la tête d’un fou

Abla Farhoud a fait de la famille, la sienne comme celles inventées, le terreau fertile de ses romans. La smala, les amis et voisins : tous contribuent à l’élaboration d’une fresque dont l’immigration est le ferment. Pour son septième opus, Le dernier des snoreaux, l’écrivaine explore l’univers de la folie d’Ibrahim. Déjà, dans Le fou d’Omar (VLB, 2005), elle aborda le thème de la maladie mentale à travers le personnage de Radwan, l’aîné des garçons incapable de répondre aux attentes du père surtout depuis la mort de Soraya, la cadette de la famille qu’il aimait tant.



Cette fois, Ibrahim, le narrateur, est le pivot du récit. Pour respecter le va-et-vient de sa pensée, ses sauts d’humeur et ses égarements, la trame est entrecoupée du récit d’événements relatant l’instabilité de son psychisme. Cette façon de faire, bien visible dans le graphisme du texte, peut dérouter, mais c’est ainsi que l’autrice nous fait littéralement entrer dans la tête d’Ibrahim, dans le tumulte de ses sensations, de ses émotions et de ses sentiments.
Le snoreau du titre est âgé de 70 ans. Il habite dans une résidence pour personnes en perte d’autonomie. Puisqu’il vit en état de constants déséquilibres depuis sa plus tendre enfance, que maintenant il n’est plus dangereux pour lui-même et pour les autres, il aimerait finir ses jours en ayant plus de liberté. Il faut dire que sa bipolarité a mis du temps à être identifiée et que, malgré la médication, il se balançait, sciemment ou non, entre conscience et folie, ce qui donna lieu à de joyeuses épopées.
Par le récit de ses tribulations, snoreau nous fait partager son monde de géants où le mot impossible est rayé du vocabulaire. Ce qui semble pour les autres des abus impossibles à mesurer ne sont pour lui que des moments de pure magnificence comme ceux d’un superhéros. Se gavant parfois de lecture, il s’est fait une idée précise sur les auteurs que je partage : « Les premier, deuxième et troisième livres, tu es un auteur… Entre le troisième et quatrième, c’est là que tout se décide, ta carrière est en jeu, tu as encore la passion et la force, tu arrêtes ou tu continues… c’est alors, et seulement alors, à la sortie de ton quatrième bouquin, que tu deviens un écrivain! » [p. 143-144]
Le présent d’Ibrahim fait des souvenirs sort de la routine institutionnelle lorsque ses sœurs le visitent. Rarement d’abord, car chacune est habituée à ses dérapages qui les ont souvent tenues en haleine et qui ont, d’une certaine façon, fait mourir leurs parents. Plus fréquemment ensuite, chacune comprenant que cette fois il n’est pas en crise, mais qu’il a emprunté la route menant à la fin de sa vie.
Ibrahim connaît parfaitement ses cinq sœurs, les prénomme par la profession qu’elles exercent – Madone, Présidente, Doctoresse, Musicienne et Écrivaine – et il peut ainsi décrire le lien qui l’unit, ou non, à chacune de l’enfance et au crépuscule de sa vie avec, en toile de fond, sa santé mentale et les nombreux moments d’égarement ou d’enfermement qu’il a connus.
Puisque snoreau a longtemps rêvé de devenir écrivain, il n’est pas étonnant qu’il préfère celle qui exerce ce métier, affirmant qu’elle puise largement dans la vie de leur famille pour tisser l’univers de ses romans, surtout la sienne si riche en multiples sagas.
Abla Farhoud a écrit, avec Le dernier des snoreaux, une histoire de l’intime en saisissant divers moments de la vie de son frère bipolaire, des plus sereins aux plus agités, et en les mettant dans le contexte d’une vie de famille qui s’en trouve parfois déjanter et dans celui des institutions accueillant le héros lors de ses crises. Le pari de confier le récit au personnage principal risquait de déraper selon les événements racontés et l’état de santé mental d’alors, mais elle y est parvenue sans trop d’écueils. Il m’a même semblé reconnaître le frère d’une amie d’adolescence, un schizophrène habile à manipuler son entourage et même son médecin.

mercredi 18 septembre 2019

Dominique Payette
Les brutes et la punaise : les radios-poubelles, la liberté d’expression et le commerce des injures
Montréal, Lux, coll. « Lettres libres », 2019, 152 p., 19,95 $.

La bravoure des anonymes

Relisant mes notes de lecture du récent essai de Dominique Payette, journaliste et professeure au Département d’information et de communication de l’Université Laval, Les brutes et la punaise : les radios-poubelles, la liberté d’expression et le commerce des injures, je me suis demandé si, en appliquant une grille d’analyse semblable à celle de l’autrice, je n’arriverais pas aux mêmes conclusions en utilisant le discours de l’actuel locataire de la Maison-Blanche et de quelques autres ténors de la pensée unique.



En effet, comme le résume la quatrième de couverture, ce livre « dissèque le phénomène des radios de confrontation, connues sous le quolibet de "radios-poubelles" ». On lit ensuite que l’essayiste « y analyse la frontière ténue qui sépare le journalisme d’opinion et manipulation politique, et livre ce salutaire rappel: si les médias ont le droit de prendre position, voire de soutenir des idées politiques, il est de leur devoir de le faire dans le respect des faits et, surtout, en laissant à leur public la liberté de ne pas être d’accord avec eux. »
Dominique Payette appuie son étude sur diverses observations du Groupe de travail sur le journalisme et l’avenir de l’information au Québec qu’elle a dirigé en 2010. À cela s’ajoute les grandes lignes de son rapport de cherche sociologique, L’information à Québec, un enjeu capital (2015), disponible sur le site Internet de l’Université Laval.
Plus je lisais Les brutes et les punaises, plus la comparaison avec le discours médiatique de l’actuel président états-unien et consorts me semblait aller de soi. Une seule voix, la sienne, était la vérité et les autres diffusaient des faussetés que les électeurs ne devaient ni écouter ni croire. Ses cibles, comme celles des radios de confrontation, sont des groupes clairement identifiés, pour ne pas dire ciblés : les noirs, les latinos, les migrants et les immigrants, celles et ceux qui les défendent.
J’écris ces lignes quelques jours après la double tuerie du début d’août. Le président les justifie l’horreur de ces gestes en considérant les responsables comme des malades mentaux. Quand on évoque que la tuerie d’El Paso, une ville texane à la frontière du Mexique, est un crime raciste, qu’il y a une résurgence du suprémacisme blanc aux États-Unis, le chef d’État ne peut le nier sans pour autant reconnaître qu’il a lui-même alimenté et entretenu ce feu de forêt social, par exemple en tenant des propos racistes à l’endroit certaines élues démocrates et tous les migrants de la planète.
Donald Trump est un hors-la-loi qui, loin de s’en repentir, s’en tape les cuisses. Le drame, ce qui donne régulièrement envie de brailler dans les bras de sa mère, c’est d’assister, impuissants, à ce grand-guignol. C’est de contribuer à légitimer un détournement de sens, un pillage de la démocratie, du simple fait que cet homme a été dûment élu. C’est de constater que les règles démocratiques sur lesquelles Trump crache impunément lui confèrent, ô misère, une certaine normalité. Même chassé du trône, l’effet corrosif de l’homme risque d’imprégner l’air encore longtemps. " écrivait Francine Pelletier dans un billet d’humeur intitulé « La révolution culturelle de Donald Trump », paru dans Le Devoir du 7 août 2019, qui résume à lui seul tout ce qu’on dit et écrit sur cet homme.
De retour au Québec, Dominique Payette rappelle le privilège que nous avons de vivre en démocratie dont la liberté d’expression est un des piliers. Qui dit liberté, dit devoirs inhérents, ce qui semble aller de soi depuis des lustres. Or, Internet fait problème en devenant un lieu sans foi ni loi où on peut dire ou écrire tout et son contraire dans une même phrase sous le couvert de l’anonymat. Cela permet, hélas, à certains de contourner les balises que la démocratie s’est données en matière de liberté d’expression.
Les ténors de la radio de confrontation de la Capitale nationale se sont fait couper la parole par le CRTC et leur tentative de sévir sur Internet semble avoir échoué. Doit-on pour autant y réguler la liberté d’expression comme certains dirigeants le suggèrent? L’autorégulation ne suffit-elle pas en démocratie?
L’étude de Dominique Payette apporte autant de questions que de réponses. En ce qui a trait à la pratique des radios-poubelles de la ville de Québec, sa position est sans équivoque : il faut que cela cesse. Quant à la résurgence d’une droite ou même d’une extrême droite sociopolitique, il faut tristement constater sa montée planétaire dans des pays démocratiques. J’y vois même une analogie avec les problèmes environnementaux, notamment le réchauffement climatique que certains remettent en question d’une canicule à l’autre.

vendredi 13 septembre 2019


Jean Royer (1938-2019)

Lettre à un ami en-allé

L’amitié arrive à tout âge, sans prévenir. Aujourd’hui, ce sentiment est banalisé sur les réseaux sociaux, pays de l’instantanéité et l’éphémère où son importance n’est que numérique.
Je suis de la vieille école pour qui la voie de l’amitié est parallèle à celle de l’amour. Si se faire des amis est l’apanage de la jeunesse, les amitiés du deuxième ou du troisième âge sont plus rares, mais plus précieuses parce qu’on en mesure l’importance et la fragilité.




Jean Royer est entré dans ma vie entre les pages de Pays intimes. Entretiens 1966-1976 (Leméac, 1976), recueil proposant 25 rencontres avec des créateurs québécois dont la relation fut choisie parmi celles publiées dans L’Action-Québec et Le Soleil. Il y a ajouté des échanges, alors récents, avec Michel Garneau, Gérald Godin et Félix Leclerc. Ce recueil m’a fait connaître le journaliste qui a hissé l’entretien à un autre niveau que le simple compte rendu en explorant l’intime de la créativité de chacune et chacun.
Des années plus tard, j’ai rencontré Jean au Salon du livre de Montréal, au stand de l’Hexagone qu’il dirigeait. Qu’est-il arrivé ce jour-là pour que nos atomes s’accrochent spontanément, sinon un petit miracle de l’existence où la chimie des êtres s’installe et ne demande qu’à être entretenue.
Nous avons pris l’habitude, au cours des dernières années, de dîner ensemble une fois par saison, tantôt chez Tasso, tantôt au Café Cherrier. Généralement, nous nous rencontrions à la Librairie du Square où Jean avait ses habitudes. C’était l’occasion de bavarder avec les propriétaires et que mon ami me suggère des recueils de poésie parus récemment. Parfois, si la température le permettait, nous allions aiguiser notre appétit en déambulant dans le square Saint-Louis, ce parc qu’il connaissait par cœur. Ainsi, un jour où Jean était en verve, j’ai eu le privilège d’une visite guidée des demeures bordant l’ilot de verdure où musiciens, écrivains ou journalistes ont vécu dont Pauline Julien et Gérald Godin, mais surtout Gaston Miron, l’ami intime de Jean. Je le répète : marcher le square en sa compagnie était un voyage passionnant, voire initiatique.
C’est au cours de nos rencontres que j’ai découvert l’homme discret, timide même, qu’était Jean, sauf quand il était question de poésie. Il avait alors la volubilité de l’écrivain qu’il était dont l’univers foisonnait d’images diverses, bien ancrées dans la vie quotidienne. Pour lui, tout était affaire de perception et la façon de Jean d’appréhender l’existence et ses aléas était de l’ordre de la poétique.
Il m’a aussi appris à lire la poésie à travers nos conversations, mais aussi à travers les pages de son Introduction à la poésie québécoise et de cette remarquable suite qu’est L’arbre du veilleur dont le quatrième tome paraîtra, à titre posthume, aux éditions du Noroît, à l’automne 2019.
Je suis encore interloqué par le travail qu’il a effectué entre la première et la deuxième édition d’Introduction à la poésie québécoise. Ayant fait une lecture parallèle des deux essais, j’ai pu mesurer le chemin parcouru par la poésie québécoise en 20 ans, la maturation de l’art poétique d’ici semblable à celle d’un arbre dont les strates s’accumulent au fil des ans et qu’apparaissent de nouvelles branches et de jeunes boutures.
Jean s’en est allé doucement, discrètement comme il a vécu depuis le décès de sa compagne, l’écrivaine Micheline La France, en 2014. Son état de santé s’est dégradé au-delà des soins qu’on lui prodiguait, le deuil de son amoureuse et l’écriture de son ultime essai ont fait le reste.
Merci Jean d’avoir été et de demeurer ce compagnon qui m’a appris l’essence de la poésie, cet art de vivre où on perçoit le quotidien bien plus loin que l’urgence du moment, ce que tu résumes ainsi : « Les mots seront / Mon dernier recours » puisque « Né dans le ventre des mots, tu as fait du poème ton corps de mémoire. »
Crédit photo: Mathieu Rivard

mercredi 4 septembre 2019

Patrick Lafontaine
Roman
Montréal, Pleine lune, 2019, 128 p., 20,95 $.

Dessiner l’âme humaine

Qui du professeur de littérature dans un collège montréalais, de l’éditeur au Noroît, du poète, et, maintenant, du romancier occupe le plus d’espace dans le quotidien de Patrick Lafontaine? Je l’ignore, mais je crois que toute cette vitalité se retrouve dans Roman, paru en avril dernier.



Puisque la poésie est un mode de vie, la trame de cette histoire ne pouvait en être privée, car c’est un peu la préoccupation de l’écrivain. Il me semble avoir pris la prose narrative à brasse-corps pour s’en approprier les codes sans gommer ceux du poète. Il prête à ces lois un rôle qui dynamise certains passages ou quelques péripéties. Des lignes en exergue ici, des fragments de vers là : rien n’est laissé au hasard du destin de son héros.
Ce dernier n’est autre que le double imaginaire du romancier. Or, ce n’est pas parce qu’un personnage porte le nom de son créateur qu’il est celui-ci quand il entre dans la dimension de la fiction.
Nous montons à bord de la vieille Plymouth Acclaim de Patrick Lafontaine qui, en compagnie de PaulMa, son chien, fait un « road trip » de cinq jours, en direction de San Francisco où il va retrouver Diane, installée là-bas pour le travail. S’il n’a pas accompagné son amoureuse lors de son départ, c’est que leur vie de couple battait de l’aile, car il refusait qu’ils aient un enfant.
Est-ce la distance qui a fait réagir Patrick-narrateur? Nous découvrons par la suite, grâce à un jeu d’aller-retour entre le présent du voyage et le passé démultiplié, les vraies raisons qui l’ont amené à faire ce voyage initiatique.
Clin d’œil littéraire amusé : il a nommé son chien PaulMa pour saluer Paul-Marie Lapointe, poète québécois dont l’œuvre était au centre de sa recherche doctorale.
Le premier segment du livre est fait de rappels de sa rencontre avec Diane et de la description de son état d’esprit actuel : « … à quarante-deux ans, je suis devenu un homme qui a besoin des autres – la preuve en est que je m’apitoie sur mon sort, que je m’ennuie, que je souffre… Ce quelqu’un que je suis devenu te laissera-t-il tomber? Que suis-je pourtant si je ne t’aime? »
C’est l’occasion pour Lafontaine, le personnage, de situer son rapport à la littérature et aux livres dont le « trailer » à l’arrière de l’auto est rempli, car « le livre s’avère le seul être à qui m’abandonner complètement sans relâche. » On comprend ainsi pourquoi il ne supporte pas ceux qui interprètent et émasculent les œuvres de leur seul petit point de vue, comme la recension que vous lisez maintenant.
Sur l’écran du souvenir que la route dresse devant lui, défile le court-métrage relatant sa rencontre avec Ivanna. Madame Lioudbimovka lui raconte avoir fui la Russie et son mari mafieux pour protéger son fils Roman, un élève de Lafontaine. Le titre du livre est donc un jeu entre l’assonance du nom commun – roman, genre littéraire ou langue dérivée du latin vulgaire – et du prénom originaire de Hongrie que l’auteur évoque comme un paravent pour cacher des événements qui le troublent.
Le narrateur a une brève liaison avec Ivana qui juge ainsi son aptitude de prendre soin de Roman quand elle repartira pour la Russie. Patrick se retrouve, ébaubi, avec un fils qu’il n’a jamais voulu. La relation père-fils est un thème récurrent du roman, comme celle mère-fils qui ghettoïse son rapport aux femmes. Cela évoque aussi le lien affectif que le narrateur entretient avec le chalet de ses parents où vivent tant de souvenirs.
Tout ce que le narrateur voit sur la route ou dans les replis du souvenir s’entremêle. Les longues heures au volant accentuent un mal de dos, le rendant insupportable au point de ne plus bien sentir ses jambes. Cette douleur l’oblige à faire une longue halte à quelques centaines de kilomètres de sa destination.
Mais avant, le narrateur raconte un séjour au chalet en compagnie de Roman. C’est là un des passages les plus poétiques du roman, mais aussi des plus troubles. Le devoir de veiller sur le jeune homme dont il a été investi remet en question sa relation avec les femmes et la paternité qu’il refuse. La présence de Roman dans ce non-lieu qu’est la maison de campagne familiale ébranle ses convictions. Que veut vraiment son invité? Que cherche-t-il à lui dire? Le doute s’installe quand lui et son hôte se laissent aller à une relation homosexuelle comme pour briser le schéma de leur relation et l’insécurité affective de chacun d’eux. La situation tourne au cauchemar quand Roman s’aventure dans les eaux du lac et s’y noie malgré le secours de son professeur, de son père imaginaire, de son amant d’une nuit.
De retour sur la route, P. L. passe quelques jours dans un motel miteux où ses maux de dos et de jambes l’emprisonnent. Cette halte l’oblige à mettre en perspective les raisons de son départ pour la Californie. Il découvre alors que tout ce chemin était devenu une obligation après le passage de Roman dans sa vie, comme si ce garçon lui avait rendu une part de son enfance et lui, une part du monde des adultes.
Patrick Lafontaine a fait œuvre d’artisan de l’âme humaine en imaginant Roman et en explorant les avenues que la quarantaine permet ou oblige. Quitter l’enfance et ses replis qu’il n’a jamais fouillés et encore moins effacés, devenir l’adulte jamais assumé comme un homme pensant et vivant : voilà l’essence du « road trip » de ce premier roman, un voyage intérieur jusque dans l’intimité de l’être sur le ton de la poésie qui coule dans les veines de l’écrivain.