Abla Farhoud
Le dernier des
snoreaux
Montréal, VLB, 2019, 188 p., 19,95 $.
Dans la tête d’un fou
Abla Farhoud a fait de la famille,
la sienne comme celles inventées, le terreau fertile de ses romans. La smala,
les amis et voisins : tous contribuent à l’élaboration d’une fresque dont
l’immigration est le ferment. Pour son septième opus, Le dernier des snoreaux, l’écrivaine explore l’univers de la folie
d’Ibrahim. Déjà, dans Le fou d’Omar (VLB,
2005), elle aborda le thème de la maladie mentale à travers le personnage de
Radwan, l’aîné des garçons incapable de répondre aux attentes du père surtout
depuis la mort de Soraya, la cadette de la famille qu’il aimait tant.
Cette fois, Ibrahim, le narrateur,
est le pivot du récit. Pour respecter le va-et-vient de sa pensée, ses sauts d’humeur
et ses égarements, la trame est entrecoupée du récit d’événements relatant l’instabilité
de son psychisme. Cette façon de faire, bien visible dans le graphisme du texte,
peut dérouter, mais c’est ainsi que l’autrice nous fait littéralement entrer
dans la tête d’Ibrahim, dans le tumulte de ses sensations, de ses émotions et de
ses sentiments.
Le snoreau du titre est âgé de 70
ans. Il habite dans une résidence pour personnes en perte d’autonomie. Puisqu’il
vit en état de constants déséquilibres depuis sa plus tendre enfance, que
maintenant il n’est plus dangereux pour lui-même et pour les autres, il aimerait
finir ses jours en ayant plus de liberté. Il faut dire que sa bipolarité a mis
du temps à être identifiée et que, malgré la médication, il se balançait, sciemment
ou non, entre conscience et folie, ce qui donna lieu à de joyeuses épopées.
Par le récit de ses tribulations,
snoreau nous fait partager son monde de géants où le mot impossible est rayé du
vocabulaire. Ce qui semble pour les autres des abus impossibles à mesurer ne
sont pour lui que des moments de pure magnificence comme ceux d’un superhéros. Se
gavant parfois de lecture, il s’est fait une idée précise sur les auteurs que je
partage : « Les premier, deuxième et troisième livres, tu es un
auteur… Entre le troisième et quatrième, c’est là que tout se décide, ta
carrière est en jeu, tu as encore la passion et la force, tu arrêtes ou tu
continues… c’est alors, et seulement alors, à la sortie de ton quatrième
bouquin, que tu deviens un écrivain! » [p. 143-144]
Le présent d’Ibrahim fait des souvenirs
sort de la routine institutionnelle lorsque ses sœurs le visitent. Rarement d’abord,
car chacune est habituée à ses dérapages qui les ont souvent tenues en haleine
et qui ont, d’une certaine façon, fait mourir leurs parents. Plus fréquemment ensuite,
chacune comprenant que cette fois il n’est pas en crise, mais qu’il a emprunté
la route menant à la fin de sa vie.
Ibrahim connaît parfaitement ses
cinq sœurs, les prénomme par la profession qu’elles exercent – Madone, Présidente,
Doctoresse, Musicienne et Écrivaine – et il peut ainsi décrire le lien qui l’unit,
ou non, à chacune de l’enfance et au crépuscule de sa vie avec, en toile de
fond, sa santé mentale et les nombreux moments d’égarement ou d’enfermement qu’il
a connus.
Puisque snoreau a longtemps rêvé
de devenir écrivain, il n’est pas étonnant qu’il préfère celle qui exerce ce
métier, affirmant qu’elle puise largement dans la vie de leur famille pour tisser
l’univers de ses romans, surtout la sienne si riche en multiples sagas.
Abla Farhoud a écrit, avec Le dernier des snoreaux, une histoire de
l’intime en saisissant divers moments de la vie de son frère bipolaire, des
plus sereins aux plus agités, et en les mettant dans le contexte d’une vie de
famille qui s’en trouve parfois déjanter et dans celui des institutions accueillant
le héros lors de ses crises. Le pari de confier le récit au personnage
principal risquait de déraper selon les événements racontés et l’état de santé mental
d’alors, mais elle y est parvenue sans trop d’écueils. Il m’a même semblé
reconnaître le frère d’une amie d’adolescence, un schizophrène habile à
manipuler son entourage et même son médecin.