Sylvie Drapeau
La terre
Montréal, Leméac, 2019, p., 12,95 $.
En territoire occupé
La terre est le dernier volet de la tétralogie écrite par la
comédienne Sylvie Drapeau. Entreprise en 2015 avec Le fleuve, cette saga fait découvrir une famille de la Côte-Nord,
chacun des livres mettant en relief un des membres tout en illustrant l’interaction
de cette fratrie nommée affectueusement la meute. Quant aux parents, ils sont les
pôles opposés d’une charge affective qui risque d’exploser à tout moment.
Après la mort accidentelle de l’aîné
dont personne du clan ne se remettra jamais tout à fait, c’est le départ de la
narratrice, alter ego de l’autrice, pour la France au bras de son amoureux.
Cette nouvelle cassure qu’est l’éloignement du nid familial provoque une tragédie:
la mère tant aimée s’évanouit tranquillement de leur existence, emportée par un
cancer sans merci. Les survivantes vont s’établir dans la métropole où les
rejoindra Richard, le frère cadet miné par la disparition de sa mère et les
sempiternels désaccords avec le père; pour lui, c’est L’enfer de la maladie mentale qui l’aspire vers une mort certaine.
La narratrice et Suzanne, sa sœur
aînée, sont complices de l’histoire de La
terre. Toutes deux sont des artistes comme le voulait leur mère au grand
dam du paternel pour qui les beaux-arts ou la scène ne sont que des distractions,
jamais de vrais gagne-pains. Trublion dans l’existence de ses enfants, au-delà des
efforts stériles de la mère pour adoucir sa poigne de fer et son caractère tempétueux,
ce père n’a rien perdu de son impétuosité en vieillissant, malgré le décès de
son épouse, celui des garçons et l’éloignement des filles.
Suzanne, devenue graphiste pour
gagner sa vie et mis de côté pinceaux et toiles, a trouvé dans l’achat et la
restauration de maisons une façon de détourner les moqueries du père tout en s’en
rapprochant, car elle avait longtemps été à ses côtés dans des travaux alors
réservés aux hommes. Une, deux, trois maisons lui ont donné une raison d’être
sans jamais parvenir à détourner l’emprise émotive du père. Au moment où ce dernier
semble plus conciliant, Suzanne fait son coming out comme si elle avait voulu mettre
à l’épreuve la nouvelle souplesse du seul homme dans sa vie.
La narratrice est aussi sous le
pouvoir dictatorial de cet éternel insatisfait. Bien qu’il se pavane devant ses
amis en parlant de sa fille actrice et des succès qu’elle accumule, il ne perd
rien de sa superbe devant elle. L’anecdote du repas où la narratrice n’est que
la servante de monsieur et consorts illustre l’irrespect paternel. Travailler,
gagner sa croûte: tel était le credo de celui qui ne sera jamais le patriarche
de la meute.
La narratrice, comme son aînée, est
prisonnière d’un bourreau hantant ses pensées jour et nuit au point de s’épuiser
à ce jeu du chat et de la souris dont il est le maître. Or, quand on est une actrice,
même reconnue, la tentation est grande d’accepter presque tous les rôles proposés.
D’une part, vous respectez l’impitoyable volonté du père et, d’autre part, vous
recevez l’affection des applaudissements nourris. Cette combinaison émotive,
vécue à fortes doses, en vient à empoisonner l’existence de l’actrice, physiquement
et moralement. La chute n’en est que plus vertigineuse et les blessures longues
et difficiles à cicatriser, voire impossibles.
Sylvie Drapeau ne laisse jamais
ses personnages sombrer dans la caricature de la dépression. Pour soigner les
vagues d’épuisement physique et moral, la narratrice se rappelle qu’une « actrice,
c’est d’abord un territoire occupé. Les personnages cohabitent avec ce qui
peuplait déjà la zone, pour nourrir ce qu’on appelle la fiction… Ma terre, ma
pierre, ma glaise, c’est moi, sans cesse remodelée, venant de l’ombre, puis
offerte à la lumière, afin qu’éclate la vérité. Lorsqu’il s’agit de jouer, la
matière première est soi. » (97)
Alors qu’elle est en pleine eau
trouble, Suzanne se laisse emporter par les sables mouvants de la maladie. Sa
cadette s’en veut de ne pas pouvoir lui venir en aide, mais, pour que cela soit
possible, il lui faut d’abord se sortir elle-même des eaux troubles dans lesquelles
elle s’est jetée en abusant de ses forces comme leur grand frère Roch dans le
ressac des eaux du fleuve, et maintenant Suzanne dans l’agitation des émotions.
Je suis d’avis que La terre est l’histoire la plus
intimiste de la tétralogie. Non seulement Sylvie Drapeau se met-elle en scène,
à l’avant-scène est plus juste, mais elle peaufine son récit afin d’être
reconnue comme une véritable écrivaine et ainsi montrer au père que les arts
sont aussi des gagne-pains. L’intensité émotive à laquelle carbure le récit
reflète la grandeur d’âme qui anime la romancière, ce qu’elle nous fait partager
et ressentir.