mercredi 3 avril 2019


Yvon Rivard
Le dernier chalet
Montréal, Leméac, 2018, 208 p., 23,95 $.

Contourner le temps qui passe

Je comprends les boulimiques du livre qui les accumulent en pensant, sans certitude, qu’ils finiraient bien par les lire, mais les oubliant aussitôt. Je n’ai pas cette passion, même s’ils s’accumulent au gré des nouveautés à recenser. Il en est ainsi du roman d’Yvon Rivard, Le dernier chalet, paru chez Leméac en mars 2018, dont je souhaitais envahir l’univers depuis longtemps pour mille intentions, bonnes et mauvaises.
L’une d’entre elles était qu’Yvon Rivard et moi étions destinés à nous croiser jour, soit à McGill où il a étudié et enseigné, soit aux Éditions La Presse où parut son premier roman, Mort et naissance de Christophe Ulric en 1976. J’ai étudié à la même université vers la même époque et fréquenté l’éditeur de la rue Saint-Jacques lorsque j’entrepris de tenir une chronique littéraire. Puis, un ami m’a raconté cette lettre que Rivard a reçue de Hubert Aquin quelques jours après le suicide de ce dernier et le trouble qu’il en a ressenti. 



Or, voilà que j’entre dans l’univers littéraire d’Yvon Rivard à travers les pages d’un roman, un récit plutôt en forme de long monologue intérieur que le narrateur — alter ego de l’auteur prénommé Alexandre — est assis sur une roche millénaire au bord du fleuve, quelque part dans le Bas-Saint-Laurent, ou dans un coin du chalet dont les carreaux sont éclaboussés du soleil luisant sur l’onde.
En compagnie de Marguerite, son amoureuse, ils ont acheté l’endroit pour aller y écrire et profiter de la nature en refaisant le monde une énième fois, pour lui plus qu’elle, son âge le lui permettant ou même l’exigeant. En toile de fond de ce paysage évocateur, il y a ces saisons passées à Petite-Vallée-Saint-François, tout près du refuge de Gabrielle Roy dont les pages de Cet été qui chantait lui reviennent en tête comme un « hymne à la beauté du monde ». Inutile d’ajouter que l’œuvre de cette écrivaine est placée haut dans la mythologie littéraire du narrateur qui s’imagine mal l’audace qu’il faut pour écrire un roman digne de ce nom après tous les siens.
Pourquoi alors Alexandre s’est-il terré loin de Montréal pour faire le ménage de sa vie, trié le bon grain de l’ivraie sans ménagement, en ne conservant, croit-il, que l’essentiel. Marguerite d’abord, mais, puisqu’elle est aussi de l’aventure, comment pourrait-il en être autrement, même s’il s’interroge toujours sur les années qui les séparent et la façon dont il lui a entrouvert les portes de son existence. Oui, l’art d’entrouvrir sa porte à une femme fait partie des éphémérides de son inexistence, de ses hésitations. Il les nomme toutes en esquissant de façon évasive ou, a contrario, en soulignant à traits rouges les ruptures qui furent plus des déchirures dont la douleur de la cicatrice revient furtivement comme un air triste d’autrefois.
Les enfants? Les petits-enfants? Père manquant, fils manqué aurais-je envie dire comme l’écrivit le regretté Guy Corneau. Alexandre a fait mieux, ou pire, car c’est surtout sa fille Alice qui rate sa vie de femme, sa vie de mère, sans vouloir attraper les bouées qu’on lui lance. Il en va autrement pour Jeanne et Jules, les petits-enfants avec qui il retourne annuellement sur les plages états-uniennes comme avec ses propres enfants. Cela lui donnait et lui donne encore bonne conscience, mais il le sait et ne s’en excuse pas.
Un ménage de sa vie, c’est d’abord une relecture des chapitres importants, ou jugés tels, de ce qui nous a fait. L’enfance d’Alexandre fut rude comme l’était la vie de ses parents. Il fallait alors trimer dur, il y avait les enfants à naître comme les saisons, ces bouches à nourrir, à vêtir, à apprendre à vivre, peut-être à instruire. Comme disait Yvon Deschamps : « M’man travaille pas, a trop d’ouvrage ». Aucune des péripéties que raconte le narrateur n’est bien loin dans le temps, 50 ou 60 ans tout au plus. Cela donne du poids à ces souvenirs, c’est qu’ils sont placés sur la balance de l’espace-temps d’une existence qui n’est pas encore finie. Alexandre semble se dire : « Voici ce que j’ai fait. Voilà ce qui s’en vient. » Mettre les événements et les gens en perspective leur confère une tout autre dimension à leur valeur réelle.
Les personnages d’Yvon Rivard ne donnent pas de leçon, sinon qu’à eux-mêmes en s’acceptant comme ils sont, en échappant parfois un peu de nostalgie. Le chalet du récit me semble l’ultime repaire de la sérénité et, qui sait, le port d’attache d’une certaine sagesse. Car, oui Alexandre philosophe comme un jongleur des valeurs reçus, transmises et, surtout, partager.
Je ne pensais pas un jour écrire qu’un romancier allait me rappeler l’ampleur du geste d’écrire de Marcel Proust. À 15 ans, lire À la recherche du temps perdu ne convenait pas à l’adolescent que j’étais pour mille raisons : le vocabulaire, les figures, l’unicité du style qu’il a donné à l’ensemble de son œuvre. Ce n’est pas tout à fait ce que j’observe dans le roman d’Yvon Rivard, mais j’y vois l’achèvement d’une quête dont le but ultime n’est jamais atteint, celui d’une œuvre s’inscrite dans l’éternité des lettres. Comme si un tel projet est encore possible en ce siècle de l’éphémère, sinon pour des vieux comme les septuagénaires d’aujourd’hui.

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