mercredi 30 janvier 2019


Aki Shimazaki
Maïmaï
Montréal/Arles, Leméac/Actes Sud, 2018, 176 p., 19,95 $.

Le temps au pas de l’escargot

J’avais besoin d’une pause après une rentrée littéraire automnale mouvementée. Or, je savais qu’un nouveau roman d’Aki Shimazaki m’apporterait cette quiétude et Maïmaï y est parvenu sans difficulté pour mon plus grand plaisir. Pour le vôtre aussi, espérais-je.




Cinquième et dernier ouvrage de la suite « L’Ombre du chardon », on y retrouve cette femme, mère d’un enfant mulâtre et sourd-muet. Elle est propriétaire de la librairie Kitô où, un jour, une dame, accompagnée de sa fillette de l’âge de son fils Tarô, est venue y trouver des livres que son époux, le diplomate Sato, a demandés. Le garçon et Hanako jouent ensemble, dessinant un peu de leur jeune univers.
La trame de ce nouvel opus se déroule des années plus tard, le jour où la libraire Mitsuko décède, terrassée par une crise cardiaque. Dans la cinquantaine, elle a eu vie mouvementée et s’est peu préoccupée de sa santé, fumant et buvant plus qu’il ne le faut.
Tarô, son fils unique, a fait des études et il est devenu artiste peintre. Grâce à son physique remarquable, il est aussi mannequin de mode et il fréquente Mina, une collègue. Le décès de sa mère le trouble certes, mais il sait quoi faire puisqu’elle et lui ont déjà discuté de cette éventualité. Ainsi, il n’y a pas de funérailles, mais une modeste rencontre avec des gens qu’elle aimait. Puis, Tarô aménage avec sa grand-mère octogénaire, qu’il appelle affectueusement Bâchan, qui vivait déjà avec sa fille.
Le jeune homme découvre petit-à-petit des aspects de la vie de sa mère grâce à des vêtements qu’il ne le lui a jamais vu porter ou des documents et des photos dont il ignorait l’existence.
La librairie Kitô devient la galerie et l’atelier Kitô où Tarô peint et reçoit les visiteurs. Les premiers d’entre eux sont d’ailleurs d’anciens clients de la librairie qui ont appris à regret le décès de Mitsuko et la fermeture de la librairie. Cette triste nouvelle a été relayée dans Azami, le bulletin de Mitsuo Kawano, lui-même client, dont le titre rappelle un précédent roman d’Aki Shimazaki paru en 2014.
Un jour qu’il travaille à une toile, Tarô reçoit une visite aussi inattendue que surprenante. Il s’agit de Hanako Sato, cette enfant rencontrée des années plus tôt qu’il n’a jamais oubliée. Les retrouvailles sont très chaleureuses, alimentées par le partage des bons souvenirs d’alors. Tarô est étonné que Hanako se rappelle qu’il est sourd et muet; plus encore qu’elle a appris le langage des signes qu’elle maîtrise parfaitement. D’ailleurs, lui apprend-elle, elle utilise régulièrement ce langage dans son emploi de travailleuse sociale.
Grand-mère Shimizu est préoccupée par le fait que son petit-fils ne lui a pas encore présenté son amoureuse. Lui n’en voit pas l’urgence, surtout que l’arrivée de Hanako dans sa vie le trouble. Ne fut-elle pas son premier amour d’enfance? Il profite du retour de Mina d’un contrat à Hawaï pour rompre leur relation, ce qui se fait sans heurt.
Tarô et Hanako se fréquentent de plus en plus au grand plaisir de la grand-mère qui s’entend à merveille avec la jeune femme qui lui rappelle la détermination de sa propre fille. Les tourtereaux s’installent ensemble, prennent soin de la vieille dame et choisissent également de s’épouser.
Profitant d’un séjour de ses parents au Japon pour leur présenter Tarô et leur annoncer leur prochain mariage, cette nouvelle provoque une tempête, madame Sito refusant cette union ou même de revoir l’ami de sa fille.
Les amoureux sont contrariés, mais Hanako ne se laisse pas imposer la volonté de sa mère dont elle ne comprend pas l’entêtement. Était-ce qu’il soit mulâtre et sourd-muet qui la dérange? Qu’il n’appartienne pas au monde de la diplomatie comme son père? Ou quoi d’autre? La situation devient plus tendue lorsque madame Sito est amenée d’urgence à l’hôpital pour, semble-t-il, un ennui de tension artérielle. Son état de santé demeure fragile et elle reste au Japon, alors que son époux retourne à Belgique où son travail l’attend.
Hanako fait appel à ses grands-parents pour qu’ils tentent de raisonner leur fille qui campe sur sa position. Dans le brouhaha des événements, on apprend que le père de la jeune femme fut marié une première fois, qu’il n’était pas fidèle et que son épouse se suicida alors qu’elle séjournait dans un hôpital psychiatrique.
C’est dans un établissement semblable qu’on amène madame Sito en proie à une terrible crise d’angoisse. Calmée, elle demande enfin à voir Tarô, seul. La scène imaginée par Aki Shimazaki est brève, mais d’une grande intensité, deux solitudes se retrouvant face à une vérité qu’elle n’imaginait jamais devoir dire et lui, entendre. Le secret dont le jeune homme vient d’être investi, le révèlera-t-il à sa grand-mère ou à son amoureuse? C’est sur cette interrogation que le roman se termine, chacun pouvant imaginer ce que Tarô fera de ces années de silence, de demi-vérités et de mensonges.
Cette nouvelle miniature d’Aki Shimazaki est dessinée et peinte sous le signe de l’escargot, version française du titre du roman. L’auteure a même imaginé un poème de six vers résumant en images toute l’histoire :
Maïmaï, maïmaï,
Où vas-tu si lourdement?
Que portes-tu dans ta maison si grande?
Un chagrin ou un fardeau, ou bien les deux?
Ah, tu ne peux qu’avancer, comme la vie!
Bon courage, maïmaï! Adieu!

mercredi 23 janvier 2019

Éric Plamondon
Taqawan
Montréal, Le Quartanier, coll. « Écho », 2018, 224 p., 13,95 $.

D’une colonie à l’autre

Je laisse aux autres de commenter les livres ayant valu un prix littéraire à leur auteur. Il en est ainsi, car je ne vois pas l’utilité d’une nouvelle opinion sur une œuvre déjà abondamment analysée ou d’un commentaire sur la décision d’un jury sur laquelle on ne peut plus rien. Or, voilà que je fais exception en parlant de Taqawan, roman pour lequel on a remis le Prix France-Québec 2018 à l’auteur Éric Plamondon.




Pourquoi ce livre plutôt qu’un autre? Parce que le France-Québec est un prix qui ouvre les portes du territoire planétaire où les lecteurs francophones sont légion. La France elle-même, mais aussi la Belgique, la Suisse, des pays d’Afrique et tous ceux pour qui Paris est au cœur de la culture littéraire. Ce détour est obligé pour la littérature québécoise comme celle de tant d’autres pays, même si nos écrivains trouvent rarement leur place sur les rayons des librairies en Hexagone.
Venons-en à Taqawan. Septième récit de Plamondon, il nous fait voyager en territoire mal connu, celui des Micmacs du Québec, au moment des événements de Ristigouche en 1981, ce fleuve où la pêche au saumon a été l’objet d’une crise majeure entre autochtones et pêcheurs commerciaux blancs.
Le romancier situe la trame au moment d’affrontements entre les deux communautés sur les droits de pêche des uns et des autres. Comme si ce conflit ne suffisait pas, il s’intéresse aussi à la condition des Amérindiennes et à l’irrespect des hommes blancs, souvent en autorité, dont elles sont victimes, même en bas âge.
Pour s’assurer de bien mettre en les perspectives ce fil narratif, Plamondon fait, tout au long du roman, de brefs apartés historiques sur divers aspects des traditions micmaques ancestrales, si souvent bafouées depuis l’arrivée des premiers colons français.
L’histoire pivot du roman raconte la décision d’Yves Leclerc, garde-chasse au moment des événements, qui refuse d’accepter la brutalité de l’intervention policière lors des affrontements entre pêcheurs amérindiens et blancs. Non seulement remet-il sa démission, mais il prend parti en faveur des « Mi’gmaq ».
Parallèlement à ce récit, Taqawan raconte le sort subit par Océane, une adolescente micmaque, et le destin de Caroline Seguette, une Française venue enseigner au Québec pour un an, témoin malgré elle des dérives de nos ancêtres, français comme elle. L’adolescente et l’enseignante vont se retrouver dans l’univers d’Yves à des moments déterminants de leur vie. Caroline le rencontre dans un bar du coin où elle habite, d’amis ils deviendront amants. Quant à Océane, c’est à la suite d’un viol dont elle est victime que Leclerc entre dans sa vie, la mettant hors de danger à deux occasions.
De rapprocher ainsi un drame personnel à celui d’une société et d’en faire une seule et même tragédie peut paraître audacieux. En même temps, cela permet de mieux comprendre l’unicité des individus et du rôle de la communauté chez les Micmacs, le tous pour un, un pour tous.
Leclerc, après avoir recueilli Océane et amené chez lui, constate qu’il lui faut une médecine autre que celle des blancs et il part à la rencontre de William, un sexagénaire Micmac vivant en solitaire depuis des années, qui peut venir en aide à l’adolescente. De retour chez lui, Yves et son compagnon constatent qu’il y a des visiteurs. L’amérindien reste en retrait et son ami se dirige vers l’entrée. À l’intérieur, il trouve deux individus qui ont ligoté et bâillonné Océane. Ils sont armés, le menacent, l’amènent dans la forêt, laissant l’adolescente seule. Une grosse roche sur leur passage fera l’affaire pour se débarrasser d’Yves, en ayant l’air d’un accident. Au moment où l’un d’eux passe à l’action, il s’effondre en gémissant : « le vieux Mi’gmaq » lui a lancé une hache dans le dos.
Après cette péripétie, Éric Plamondon opère une longue circonvolution du récit pour raconter, entre autres, que l’origine du taqawan, saumon dans la langue micmac. Il en profite pour introduire de nouveaux personnages dont Pierre Pesant, anthropologue au service de la Commission des droits de la personne et retraité de l’Université Laval, ayant un faible pour les jeunes femmes. Ce dernier habite temporairement chez Caroline, le temps de documenter le conflit de la Ristigouche.
Yves et William ont d’ailleurs demandé à cette dernière de veiller sur Océane, le temps qu’ils règlent quelques affaires. Le lendemain à leur retour, la porte du logis de l’enseignante est grande ouverte, elle et Océane ont disparus, et Pesant git sur le sol. Les deux amis ne tergiversent pas et partent avec Pesant dans la direction où les kidnappeurs semblent être allés. En route, ils interpellent des pêcheurs qui disent avoir vu un zodiac passé à vive allure en indiquant la direction qu’il a prise. Sachant où trouver rapidement une embarcation, « Yves Leclerc, William Metallic et Pierre Pesant remontent la Ristigouche ».
Après avoir parcouru deux kilomètres, ils aperçoivent un zodiac accosté devant la pourvoirie Adams et s’en approchent. Leclerc va vers le chalet, l’Amérindien vers la forêt et Pesant veille sur l’embarcation. Voilà Yves devant Herman Adams, le maître des lieux, prétextant vouloir acheter de l’essence. Pendant ce temps, William découvre un énorme Winnebago où Océane est ligotée, et peut-être droguée. Au moment où Adams revient avec l’essence, Pesant arrive derrière Leclerc, reconnaissant ainsi sa complicité avec le pourvoyeur. Ils enferment Yves et la Française, aussi faite prisonnière, car il leur faut trouver urgemment le Mi’gmaq. Entre temps, ce dernier a mis Océane en sécurité et fait en sorte que l’autocaravane descende vers le camp, le fasse exploser et permette à ses amis de fuir.
La chute du roman peut sembler aller de soi, mais ce serait oublié le fil conducteur de la trame, le conflit entre les droits de pêche au saumon et la réaction exagérée de la Sureté du Québec. Ces événements pousseront Océane, devenue jeune adulte, à faire des études en droit afin de protéger ceux de sa nation dans le cadre légal et juridique de la société québécoise et canadienne.
Nul doute, Taqawan mérite le prix France-Québec, considérant le vaste spectre sociopolitique que l’écrivain déploie tantôt celui de l’histoire de la société micmaque et de la colonisation française, tantôt des droits de pêche ancestraux des Autochtones et des lois édictées par les Blancs, tantôt la liberté des uns au détriment de celle des autres. La littérature a le pouvoir d’éduquer en utilisant la trame d’un récit pour toucher les consciences et peut-être changer les mentalités, ce que parvient à faire Taqawan, un mot qui, je le rappelle, signifie saumon en la langue micmaque.

mercredi 16 janvier 2019

Louis-Philippe Hébert
Le dernier catéchisme illustré, récits
Saint-Sauveur-des-Monts, La Grenouillère, coll. « Livre de poche », 2018, 136 p., 18,95 $.

Pour saluer Louis-Philippe Hébert

1969, j’étudie à l’université McGill et vit dans une résidence située derrière l’hôpital Royal-Victoria. Pour m’éloigner quelques heures de cet univers pluriculturel, je descends le cœur léger la rue University pour aller retrouver un apprenti libraire, Louis-Philippe Hébert, qui officie à La Maison du livre de la Place Ville-Marie. Parfois, on y expose les œuvres de jeunes créateurs, dont les dessins de Micheline Lanctôt. J’ignore alors qu’elle et mon ami planchent sur une suite de textes et d’illustrations qui seront réunis en cinq volumes, et publiés de 1971 à 1975.




En octobre 2017, j’ai recensé la version remasterisée d’un ouvrage intitulé Le Roi Jaune, des textes en prose parus au Jour, en 1971, et illustrés par son amie Lanctôt. J’ai alors constaté que cet ouvrage n’a pas vieilli d’une virgule, son originalité initiale étant inaltérée, car inaltérable. Je citais alors le judicieux conseil de Jean-François Chassay : « Prenez le temps de lire. Ne sautez aucun mot. Ralentissez. Vous aurez des surprises. Et c’est dans pareil moment que la littérature joue pleinement son rôle. »
Au début de 2018, j’ai souligné la parution de Le cinéma de la Petite-Rivière, version aussi rematricée de la prose éponyme, et de Textes extraits de vanille et Textes d’accompagnement. Ces ouvrages sont tous illustrés par la jeune artiste qui allait devenir la comédienne que l’on sait et, plus tard, cette remarquable cinéaste. J’invitais les lecteurs à remarquer les mots en cascades de l’écrivain qui inventent des sens dans toutes les directions, créant de nouveaux mondes, chaque texte tenant lieu de laboratoire de l’imaginaire et de l’appropriation d’un style original, voire unique.
Ne manquait qu’un livre illustré de cette époque, Le petit catéchisme, paru à l’Hexagone, en 1972. Louis-Philippe Hébert dit qu’il s’agissait là de poèmes en prose, un genre ayant pris son essor en France au 19e siècle, entre autres sous la plume de Baudelaire et de Rimbaud. De tels poèmes « forment un tout et sont fondés sur des recherches de rythme, de sonorités, d’images propres à la prose mais qui sont utilisés différemment. »
Devenu Le petit catéchisme illustré, le livre compte une cinquantaine de textes regroupés en cinq segments comme autant de pistes de lecture dans lesquelles s’engager. Même loin de la narration dans son acception générale, deux personnages interviennent à travers les dits d’un narrateur aussi imaginaire qu’eux, On et W. Ici plus que jamais dans ses ouvrages précédents et ceux qui viendront dans les décennies suivantes, L.-P. Hébert « pourrait [comme l’écrit Michel Lord] s’inscrire dans la tradition des contempteurs de la tradition littéraire de stricte obédience : les Lautréamont, Alfred Jarry, Raymond Roussel, Henri Michaux, Claude Gauvreau… »
Moderne avant d’autres écrivains de l’École littéraire du Jour? Je le crois, car la quête apparente de Hébert n’était pas celle d’un pays, mais d’une littérature nouvelle par ce qui la distinguait de ses semblables. Jean-Pierre Vidal, le plus pointu des critiques, voire l’exégète de l’œuvre de Louis-Philippe Hébert, écrivait à son sujet, dans un dossier que la revue Lettre québécoise lui consacrait en 2003 : « On voit qu’il aura été tributaire […] de toutes sortes de discours et de pratiques littéraires, mais pour mieux suivre sa route à lui qui n’appartient en propre à aucun autre parcours. Tout au plus pourrait-on dire qu’il réussit ce tour de force d’être ainsi toujours un marginal, y compris par rapport à la marge, autoproclamée ou institutionnalisée. C’est sans doute ce qui lui vaut la relative obscurité dont l’entourent soigneusement les médias, comme par peur de voir leurs confortables certitudes ébranlées par une œuvre violemment inclassable. »
S’il faut savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va, je considère les premiers ouvrages d’un écrivain comme d’incontournables signes de piste quand son œuvre arrive à maturité. Or, je crois que Le petit catéchisme illustré est de ceux-là, car il nous dirige, d’un point de vue panoramique, vers ce qui allait devenir l’œuvre « totalisante » que Louis-Philippe Hébert a écrite à ce jour.

mercredi 9 janvier 2019


Matthieu Simard
Les écrivements
Québec, Alto, 2018, 240 p., 23,95 $ (papier), 14,99 $ (numérique).

Je suis le point de départ

Le couple dans tous ses états est au cœur des romans de Matthieu Simard depuis Échecs amoureux et autres niaiseries (Stanké, 2004), son premier livre. Quand on met son sujet de prédilection en perspective, se dessine, d’une œuvre à l’autre, une gravité grandissante qui menace la vie à deux. Si on croyait que Marie et Simon, héroïne et héros d’Ici, ailleurs (Alto, 2017), étaient allés au bout de l’impossible, l’écrivain dépasse cette limite de la condition du couple dans Les écrivements.




La narratrice se prénomme Jeanne, est âgée de 81 ans et vient d’apprendre que Suzor, son compagnon, parti un mardi de décembre 1976, souffre de la maladie d’Alzheimer. Commence alors un long retour en arrière sur les années qu’ils ont été ensemble, pour le meilleur et pour le pire, et la fêlure qui a eu raison d’eux.
Leur histoire, Jeanne l’a écrite à la main dans un cahier marron sans jamais vouloir la relire, comme si ce qui coulait au bout du crayon libérait sa mémoire et sa conscience d’événements passés érodant la solitude de son existence. Le seul lien qu’elle a conservé avec cet hier, c’est cette rencontre du temps des Fêtes avec un petit groupe d’amis qu’elle partageait avec — Skip; Robert-comme-sur-le-livre et son épouse Veloutée Véronique; Jean-Luc et sa troisième femme; Marie-Lièvre la jeune, son Bastien malpoli et leurs enfants. Une seule condition à ces retrouvailles annuelles: personne ne parle de Suzor.
Une date et un événement marquent le point de rupture du couple Jeanne et Suzor : 10 mai 1959, piste de l’aéroport Saint-Hubert, à quelques mètres d’un avion militaire dont ils viennent de descendre. D’où venaient-ils? Qu’était-il arrivé qu’il « aurait fallu oublier. Effacer ces quelques mois comme on fait disparaître un cœur dessiné » sur une vitre givrée? Toute la trame du roman s’attarde à dépoussiérer les souvenirs de ces événements dramatiques.
Surgit alors une adolescente (15 ans), Fourmi, dont l’enfance s’est déroulée sous le regard de Jeanne, sa famille habitant à côté. Déménagée il y a 7 ans, que vient-elle faire, que cherche-t-elle? D’abord, quelqu’un pour la consoler du départ de son frère Charlot, son aîné comme un demi-dieu, puis pour lire le carnet marron dont elle tirait autrefois des histoires imaginaires qu’elle racontait à Jeanne alors qu’elle ne savait pas encore lire. C’est dans ce carnet qu’étaient notés ce que l’enfant appelait les « écrivements » de Mamie.
Le romancier a essaimé, ici et là, des pages de ces « écrivements » qui deviennent des pistes pour mieux comprendre le couple Jeanne et Suzor, la nature de leur relation amoureuse. Fourmi en vient à obliger Jeanne, avec une maladresse malaisante, à lire le carnet, ce qu’elle n’a jamais fait, et à l’interroger sur des passages qu’elle veut comprendre. Par exemple, qu’y fait la Russie ou pourquoi Jeanne n’est-elle pas en route pour l’Ontario où Suzor se serait établi?
Fourmi joue un rôle de catalyseur des sentiments et des émotions qui assaillent soudainement sa vieille amie. C’est la Fourmi enfant que Jeanne a accueillie comme autrefois, mais elle constate que le temps a déjà fait son œuvre sur l’adolescente qu’elle est devenue. Malgré cela, l’octogénaire s’abandonne presque à ses conseils et à sa rébellion contre son entourage : « En colère contre l’univers, elle sait depuis longtemps qu’elle aussi est différente. Déjà, les autres ont des parents qui s’occupent d’eux. Ceux de Fourmi le font à microdoses, famille homéoparentale. » (p. 104)
En route pour l’Ontario, Jeanne craint « encore une fois, le bout du monde. Fourmi, elle, avait peur que sa route n’ait pas de bout. » (p. 105) La crainte de l’une et la peur de l’autre se font de plus en plus écho comme si l’adolescente était la renaissance de Jeanne, un miroir dont ni l’une ni l’autre ne sont initialement conscientes, mais qui les projettent bien au-delà du présent de chacune.
L’installation faite d’autobus scolaires envoyés à la casse et intitulée Soleil II par Suzor n’est hélas pas là où se terre — se sous-terre — l’amoureux en-allé, alors que Jeanne se sentait en mesure de l’affronter. Cette non-présence désespère Fourmi qui se demande à « quoi ça sert de tomber en amour si c’est pour finir assise dans l’eau dans un vieil autobus? »
Le séjour en Russie, mentionné dans les premières pages, semble être une raison du départ de Suzor, il y a 40 ans au temps du récit. La Russie du temps de la guerre froide n’est ensuite évoquée qu’au 26e chapitre On y apprend que Jeanne et Suzor ont été un jour convoqué par un représentant du gouvernement canadien qui leur confie une mission en URSS. Nous sommes alors en novembre 1958 et le couple s’apprête à vendre leur maison pour déménager à Matagami où Suzor a décroché un emploi dans le secteur minier. Ces deux événements n’auront pas lieu, le couple n’ayant pas vraiment eu le choix d’accepter ou de refuser cette affectation de trois mois à titre d’expert minier, dans le contexte d’échanges de spécialistes entre les deux pays.
Arrivés sur place, leurs hôtes ne parlent que le russe et quelques bribes d’anglais ne permettant pas de converser. Il y a aussi que Jeanne est la seule femme du groupe et que l’intimité est impossible. Elle résume ainsi cette collégialité : « Je me suis mise à les aimer. Et ils m’aimaient aussi, toute une communauté qui devenait une famille, des frères, trente frères. » (p. 137)
Jeanne ne peut faire d’un seul souffle le récit de cet incontournable épisode soviétique dans sa vie et celle de Suzor. Elle fait des pauses pour revenir au présent d’une « vieille assise dans l’eau, sur le plancher usé d’un autobus scolaire aux allures de pain moisi, douze pieds sous terre, qui raconte sa vie à une adolescente fragile… » (p. 149) Elle se rend aussi « compte qu’en pourchassant un homme absent [Suzor] j’ai mis de côté la jeune fille qui souffre juste devant moi et qui me considère comme sa grand-mère. »
Puis on revient à l’Oural, le 21 février 1959, au moment où les Russes et leurs deux invités sont détournés de leur tâche pour aller récupérer des randonneurs dont on est sans nouvelle. Ce changement n’est pas que celui du travail ou du lieu, mais les événements que la situation va engendrer seront déterminants sur l’avenir de tous. Ils se résument par une battue sur un site hostile à quiconque s’y aventure où la neige et le froid engendrent les petits drames de chacun dont le plus grand d’entre eux sera la découverte de la tente des disparus, déchirée d’un coup de couteau, laissant derrière eux vêtements et matériels nécessaires à leur survie. La suite des recherches et les corps qu’ils retrouveront dans des états indescriptibles auront des conséquences sans limites sur chacun d’eux.
Qu’a ensuite appris Suzor de la bouche de Lev et de Moses avant qu’on les oblige à rentrer au Canada? Jeanne ne l’apprendra jamais, mais elle sera convaincue que c’est ce qui a affecté le cœur et l’esprit de Suzor et qui l’a poussé la quitter.
Jeanne et Fourmi poursuivent leur recherche de Suzor en apprenant que Skip, un ami du couple, sait où se trouve Suzor. Jeanne le visite et apprend, à son grand dam, que Skip est non seulement un ami, mais le frère de Suzor. Cette confidence trouble profondément Jeanne car elle a toujours cru qu’elle était la seule famille de Suzor, un mensonge qu’elle refuse comme la goutte de trop dans un verre déjà plein.
Cette gifle au visage de sa confiance en Suzor pousse Jeanne à continuer sa recherche. Entre temps, Fourmi revient chez elle au bras d’un amoureux. « Vous m’aviez dit qu’il y avait juste de la douleur là-dedans (le carnet marron). Des choses laides. Moi j’ai vu juste de la beauté. » (p. 214)