mercredi 20 juin 2018


Dany Laferrière
Autoportrait de Paris avec un chat
Montréal, Boréal, 2018, 320 p., 32,95 $.

Paris est une fête

Depuis Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, paru chez VLB éditeur en 1985, Dany Laferrière a pris l’habitude de titres surprenants. Qui n’a pas souri devant Éroshima (1987), Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit? (1993) ou Je suis un écrivain japonais (2008)? Nous voilà maintenant devant un étonnant cahier de plus de 300 pages, intitulé Autoportrait de Paris avec chat, dont les dessins et le texte sont de la main de l’Académicien.




Côté calligraphie, tout en rondeurs, inutile de discuter de ses qualités et de ses défauts. Même les corrections et les ajouts ont été faits en insérant ou en rayant, comme un pied de nez aux maîtres d’école.
Côté dessins, l’auteur écrit : « Tout mon mérite vient du fait que peu de gens qui dessinent aussi mal que moi ont osé faire un livre de ce genre. » La couverture rappelle l’art haïtien et Gérald Alexis, « sommité mondiale de l’histoire de l’art des Caraïbes », écrit à son sujet : « Il me semble qu’il a eu et a encore un attachement particulier pour la peinture haïtienne dite primitive […] Cet attachement est sans doute dû à l’aspect narratif des images que proposent les peintres populaires. Après tout, les écrits de Dany Laferrière ne sont-ils pas, eux-mêmes, émaillés d’images et de sensations collectionnées depuis l’enfance? » (Le Nouvelliste, 2 mai 2018)
Qu’est-ce que l’art naïf? Une « des principales caractéristiques plastiques consiste en un style pictural figuratif ne respectant pas – volontairement ou non – les règles de la perspective sur les dimensions, l’intensité de la couleur et la précision du dessin. » (Wikipédia, « Art naïf ») Bien que la majorité des dessins du livre appartiennent à ce genre, M. Alexis note, dans le même article, que certains sont de l’art abstrait, « que Dany Laferrière avait compris qu’une composition faite d’un jeu de lignes et de quelques petites formes colorées pouvait suffire à représenter Nijinski [p. 234], ce danseur extraordinaire qui a fait entrer le ballet dans la modernité. »
Halte sur le titre! Comment une ville se raconte-t-elle? L’auteur esquisse une réponse : « Paris est une rare des rares villes qu’on connaît avant d’y être. On l’a tant lu. Les écrivains aiment la décrire. On n’est pas dans une ville, mais dans un roman. » (p. 39) Rues, places, parcs, cimetières et monuments participent aussi à sa singularité et en font une ville musée.
Après Haïti, le Québec et la Floride – où il a écrit « des romans de la Remington 22 » –, le narrateur s’y installe et découvre « la vie de quartier », « les paysages » et « les visages », tout en faisant des allers-retours dans le présent et le passé, ici et ailleurs. S’ajoutent à la trame l’introduction intitulée « Montréal-Paris », l’élaboration du « Discours de réception » à l’Académie française et « Comment faire ce qu’on ne sait pas faire », qui raconte la mise en œuvre du livre en guise de conclusion.
Impossible d’énumérer tous les écrivains, dont le narrateur – que l’on reconnaît à sa chevelure jaune, comme le chat à son nœud papillon –, esquisse le portrait ou dessine des rayons de bibliothèques où reposent leurs ouvrages.
La littérature étant l’art de toutes les libertés, Laferrière erre dans les quartiers parisiens en y croisant Charles Dantzig, son éditeur chez Grasset, son ami Alain Mabanckou et même un Borges imaginaire. Il s’arrête à L’Écume des pages, une librairie du boulevard Saint-Germain, et à la terrasse de cafés fréquentés depuis toujours par des artistes.
Il va de soi que l’auteur fait souvent référence à Hector Bianciotti puisqu’il doit écrire ce discours qui lui rend hommage. Selon lui, la « meilleure façon de lire un écrivain c’est d’arrêter tout esprit critique durant la lecture. Tout doucement le visage de l’écrivain vous apparaîtra. Il s’était caché derrière les pages. Soudain le voilà devant vous. »
Que retenir de tous ces « paysages »? Je ne peux m’empêcher de rappeler le séjour d’Hemingway immortalisé dans Paris est une fête, ce récit posthume, dont j’emprunte ici le titre, qui dresse un portrait intimiste des années où tant d’artistes venus des quatre coins du monde s’y sont donné rendez-vous. Comment oublier le séjour de Malraux en Haïti? « J’ai croisé Malraux à Port-au-Prince en 1975. J’avais 22 ans. Même malade il était toujours le plus jeune, le plus vif et le plus curieux de tous les intellectuels de Paris qui nous visitaient. » Et d’ajouter : « Malraux pense que cet art paysan si subtil cache en son centre une grande sérénité. »
Dans « Les visages », l’auteur explore son fonds culturel et son patrimoine littéraire, et en discute avec le chat. C’est dans ce contexte qu’il accorde une entrevue où on lui demande comment le peintre primitif voit son art; sa réponse correspond parfaitement aux illustrations du livre : « Mettons qu’il doit peindre une scène banale: deux personnes en train de prendre un verre dans un bar. Dans le monde rêvé, il y a abondance, et c’est inépuisable. La bouteille et les verres sont toujours remplis. Dans le monde réel, on mesure les choses au millimètre près. »
Il est aussi question de Frantz Fanon et de la question raciale, des cinéastes Godard et Truffaut, de la comédienne franco-états-unienne Jean Seberg qui écrit : « Ma vie est partagée entre une passion pour Paris et une angoisse qui ne cesse de m’étreindre, l’injustice quotidienne faite aux Noirs américains par les gens de mon pays, par mes voisins, ma famille, mes amis d’enfance. »
« Le discours » raconte une conversation entre l’écrivain et le chat. Outre un clin d’œil à Murasaki Shikibu, une dame de la cour japonaise à l’époque du Heian à qui on attribue le roman intitulé Le dit du Genji, il est d’abord question d’Hector Bianciotti. Le futur Académicien lit des segments de son discours de réception et des réflexions que la lecture de son œuvre lui inspire. Il a même trouvé une ressemblance entre eux : « Surtout les points d’ailleurs : l’exil, la misère, la grand-mère, une langue maternelle autre que le français et finalement l’Académie, ce fauteuil numéro 2 qu’ont occupé auparavant Montesquieu et Alexandre Dumas fils. »
Autoportrait de Paris avec chat se conclut par le bref récit du parcours qui l’a conduit de Petit-Goâve à Paris et qui ne pouvait être traduit autrement que par cet album dessiné et coloré.
Il faut prendre le temps de scruter chaque planche, d’y découvrir ce que chacune explore et d’ainsi appréhender ce qui se cache dans ce musée à ciel ouvert, guidé par un Dany Laferrière admiratif.

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