mercredi 28 février 2018


Heather O’Neill
La vie rêvée des grille-pain, traduction de l’anglais par Dominique Fortier
Québec, Alto, 2017, 400 p., 27,95 $.

Les grands peuvent aussi rêver

Moniteur dans un camp de jour, j’amenais quotidiennement les enfants aux pays des contes. Aujourd’hui, les univers que propose l’écrivaine anglo-montréalaise Heather O’Neill dans La vie rêvée des grille-pain me rappellent cette époque.
Ce recueil, composé de vingt nouvelles dont les trames et personnages ont été imaginés par l’écrivaine, a aussi un peu du souffle que la traductrice Dominique Fortier leur a donné, car elle-même est une écrivaine aux histoires remarquables.




En refermant le livre, j’ai eu l’impression d’avoir visité un vaste bâtiment circulaire au centre duquel on aurait installé de petites scènes, une pour chacun des récits, où des acteurs, dont toujours au moins un enfant, jouaient des comédies ou des drames, des plus triviaux aux plus exceptionnels.
« L’ours et le Tzigane » donne le ton, faisant passer le jeu d’un enfant qui raconte, à ses soldats de plomb, « l’histoire d’un Tzigane grand et menaçant… [qui] avait un ours savant et jouait du violon ». Laissé pour compte, le romanichel amène son compagnon poilu dans une ville où ce duo improbable peut s’offrir en spectacle. Hélas, les choses ne se passent pas comme prévu, la rencontre d’une orpheline musicienne s’interposant entre eux. Le Tzigane réalise alors qu’il aurait dû être fidèle à son ami l’ours, car ce dernier « était tout ce qui avait de bon et de bien, et [qu’il] le suivrait, que ça lui plaise ou non, partout où il irait. »
Le musicien et l’ours de cette fable, car il y a bien une morale à l’histoire qui est de distinguer l’être et le paraître, font partie d’un univers tangible auquel on aime croire, Heather O’Neill leur ayant donné assez de vraisemblance pour y adhérer.
Il en va de même pour « Histoire de la Petite O (Portrait du marquis de Sade en jeune fille) » où se côtoient réalité et imaginaire. Petite O a onze ans et elle est laissée à elle-même, à l’école et dans les rues de son quartier. Elle impose sa loi à ses amis avec qui elle partage une minuscule jungle urbaine où sexe et mensonge sont des habitudes plus que des attitudes.
La nouvelliste a construit cette histoire par petites touches, allant de quelques lignes à une ou deux pages, selon ce que son héroïne pense, dit ou fait. Cette mosaïque constitue une fresque, assez truculente d’ailleurs, de la vie d’une enfant qui « n’avait pas l’impression que quelque chose clochait chez elle » et, qu’en fin de compte, elle était peut-être « une petite fille parfaitement ordinaire. »
L’histoire des jumeaux, racontée dans « Les bouteilles à la mer », illustre avec ironie que ce n’est pas l’adulation des autres et l’aisance financière qui rendent heureux. Seuls survivants d’un naufrage grâce au violoncelle de leur mère transformé en radeau de fortune, les enfants ont appris à survivre et à se créer un univers sur l’île où ils ont échoué. De là, ils envoient des messages à la mer. Longtemps après, ils sont secourus et ils apprennent que leurs messages d’espoir ont été si bien reçus qu’on les a publiés. Le frère et la sœur sont devenus célèbres, on veut les voir et les entendre partout. Petit à petit, leur popularité les éloigne du mieux-être que leur solitude leur a enseigné. Tant et si bien qu’ils disparaissent à nouveau et relancent des bouteilles à la mer.
La trame et le tissu littéraire de chacune des vingt nouvelles de La vie rêvée des grille-pain méritent autant d’attention que le plaisir qu’elles nous offrent. Comme l’a écrit le journaliste littéraire du Devoir, Fabien Déglise, Heather O’Neill est un secret bien gardé de la littérature anglo-montréalaise. Un talent et une pratique de la littérature auquel s’ajoute ici le travail de la traductrice Dominique Fortier, elle-même virtuose de la littérature québécoise.

mercredi 21 février 2018


Émilie Dubreuil
L’humanité, ça sent fort. Chroniques 2011-2017
Montréal, Somme toute, 2017, 196 p., 22,95 $.

Tomber en amour avec une inconnue

J’ai toujours trouvé les topos de la journaliste Émilie Dubreuil, diffusés à la télé de la SRC, pertinents et bien documentés. Que dire de son ton souvent ironique, sinon qu’il brise la monotonie des infos formatées? Or, j’ignorais qu’elle pratiquait son métier sur d’autres plateformes, dont la presse écrite et numérique. On a ainsi pu la lire, au fil des ans, dans Voir, Urbania et sur le site d’actualités MSN.
Curieux de voir comment la journaliste jouait de la plume ou du clavier, j’ai littéralement plongé dans un choix d’articles réunis dans L’humanité, ça sent fort. Dieu qu’elle écrit bien cette femme!




Je ne comprends pas qu’elle dise que ses études en lettres ne lui sont pas de grande utilité. Au contraire, je crois qu’elles l’ont obligée à lire plein d’ouvrages qu’on ne lit plus, mais qui apportent toujours une meilleure compréhension du genre humain et de ses vicissitudes que bien des livres à la mode. J’ai constaté que sa culture est très certainement au-delà de la moyenne de plusieurs de ses collègues.
Le recueil est composé de 45 billets d’humeur, certains s’appuyant sur des observations journalistiques, d’autres sur l’impression laissée par une rencontre ou un événement du quotidien. Ces chroniques ont été réunies sous cinq intitulés : la fatigue culturelle; on ne naît pas femme, on date; une problématique comme genre style!; ben voyons donc!; au pied de l’Oratoire. Si on n’a pas tenu compte de l’ordre chronologique de leur parution originale, tout en indiquant la date et la plateforme, je n’ai pas noté de brisure dans le rythme de la prose ni aucun changement important dans la facture littéraire de l’auteure.
Oui, c’est bien de littérature dont il s’agit, car Émilie Dubreuil passe du journalisme pur et dur, sans compromis sur l’objectivité nécessaire, à l’expression d’expériences humaines aussi bien à travers des faits divers que des sentiments ou des émotions toutes personnels. Sans flagornerie, j’ai parfois eu l’impression de lire Foglia dans ses bons jours, tant ses articles où il frappait fort sur la bêtise humaine que ceux où, sans trop le dire, il distillait l’humanisme acidulé dont il avait le secret.
Qu’ai-je retenu des 190 pages de l’essai en forme de courtepointe? La franchise, parfois désarmante, d’Émilie Dubreuil qui la pousse à écrire des perceptions qu’on refoule trop souvent par peur de passer pour des ingrats comme de ne pas aimer Jean-Pierre Ferland ou de croire que Janette Bertrand a fait son temps.
Ses topos sur la langue sont aussi décapants et ce n’est pas pour rien qu’elle en a retenu sept dont les seuls titres sont très évocateurs : la langue "désainciboirisée"; écoutez!; Loadé comme un gun; Kuei; Sorry I don’t speak French!; Is it ever to late?; une problématique comme genre style.
L’homme vieillissant que je suis a tiré quelques leçons de la deuxième section du livre, « On ne naît pas femme, on date ». Émilie Dubreuil aborde en onze textes autant d’aspects de la condition féminine à l’époque d’un après-féminisme militant, mais dont certains combats sont et seront toujours nécessaires. Ce n’est pas pour rien que j’ai relu quelques fois « Féministe assumée » qui évoque le rôle primordial de la solidarité entre femmes. J’ai également relu « Je ne veux pas mourir », ce cri du cœur qui émerge de l’élan amoureux : « J’ai seize ans allant sur quarante-deux et j’embrasse tout le ridicule de l’emphase extatique biologiquement explicable de l’amour… Quand on aime, on ne veut plus mourir. C’est narcissique et c’est con. Mais, j’imagine que c’est ça, vieillir. »
Oui, il est bien vrai que L’humanité, ça sent fort et il faut toujours se le rappeler, ce que fait intelligemment Émilie Dubreuil dans ses lignes aux propos universels.

mercredi 14 février 2018


Michèle Ouimet
L’heure mauve
Montréal, Boréal, 2017, 366 p., 27,95 $.

La solitude de l’âge

Me voilà devant le deuxième roman de Michèle Ouimet, cette journaliste qui sait si bien nous faire vivre les pires drames planétaires. Intitulée L’heure mauve, cette histoire se déroule au Bel âge, une résidence pour retraités autonomes ou semi-autonomes située dans un quartier chic de la Métropole. Entrons voir ce qui s’y passe!
Pour nous guider dans cet établissement et nous faire partager le quotidien des résidents, l’auteure a choisi quelques-uns d’entre eux. Nous accompagnons ainsi, d’un chapitre à l’autre, six ou sept personnages et nous assistons à la transformation de leur état de santé comme de leur état d’esprit, une chimie explosive ou tristement destructrice.




Parmi eux, il y a Jacqueline, journaliste retraitée que la fin abrupte de sa longue carrière et un cancer guéri ont rendue amère et revancharde. Passionaria forte en gueule, elle affronte Lucie Robitaille, la propriétaire des lieux. Leur antipathie réciproque est épique, entraîne de tristes conséquences et fait des victimes que ni l’une ni l’autre n’ont souhaitées.
Outre la mission sociale que Jacqueline s’approprie, nous partageons la vie actuelle de Françoise, Georges, Pierre et Suzanne, des Moisan et d’autres locataires. On nous raconte aussi des moments choisis de leur vie active qui les ont amenés là où ils en sont. S’ajoutent à ces gens, deux jeunes employés de la résidence, Charlotte et Maxime.
Personne n’accepte de vieillir ou, pire, de dépérir. Quelques pensionnaires, dont le groupe des six, refusent de côtoyer les « atteints », ceux qui sont en perte d’autonomie. Les classes sociales et la discrimination pour état de santé défaillante plombent le communautarisme du Bel Âge et alimentent la colère de l’ancienne journaliste au point où elle fait de cette quête d’équité son nouveau combat.
L’histoire de Georges et celle de Françoise sont troublantes. Lui fut professeur émérite d’une grande université et spécialiste de l’Afrique, notamment du Mali et de la ville de Tombouctou. Évelyne fut la femme de sa vie, malgré ses multiples maîtresses, et le brave Georges est perdue depuis son décès et que son état de santé va de mal en pis.
Quant à Françoise, elle n’a eu qu’un amour, Raymond, un avocat célèbre. Elle a consacré sa vie à lui et à leurs cinq fils. Or, lorsque son époux lui a annoncé qu’il la quittait pour une plus jeune femme, elle a sombré dans une dépression mélancolique. Son abnégation destructrice l’a même fait accepter de reprendre Raymond, devenu grabataire. La romancière est parvenue à transcrire avec exactitude les sentiments contradictoires qui animent cette femme pour qui le mariage a été un véritable sacerdoce, une prison du cœur et du corps.
Les drames s’accumulent au Bel Âge et provoquent une réflexion sur le vieillissement, la déchéance du corps et de l’esprit, la solitude, la vie en microsociété, etc. À contrario, il y a la joie de vivre et le dévouement de Charlotte, la jeune préposée issue d’une famille d’universitaires en manque d’affection, elle dont le physique ingrat et le peu d’aptitude aux études ont fait un rejet. Elle trouve la sympathie qui lui manque tant auprès de ceux dont elle prend soin avec l’amour d’une enfant pour les siens.
L’heure mauve nous fait partager une gamme de sentiments et d’émotions, d’une péripétie à l’autre, d’un personnage à l’autre, sans coup férir page après page. Était-ce parce que la fresque illustrant la vie dans une résidence comme Bel Âge et le récit de l’existence de gens qui l’habitent rejoignent mes 70 ans? Sûrement, mais surtout parce que Michèle Ouimet a su arrimer parfaitement la réalité à la fiction en touchant le cœur même des effets cruels de la décrépitude de l’âge et de la dégénérescence qu’elle entraîne inexorablement. Avis aux jeunes lecteurs: voilà le sort qui vous guette!

mercredi 7 février 2018


Normand Cazelais
Vivre l’hiver au Québec, nouvelle édition revue et augmenté
Montréal, Fides, 2017, 200 p., 39,95 $.

L’hiver de tous nos états

Je connais peu d’endroit sur la planète où on peut ressentir, en moins de 24 heures, les effets météorologiques des quatre saisons. Pas plus que d’entendre répéter ad nauseam les bulletins météo, au point où les visiteurs venus d’ailleurs s’interrogent sur cette habitude déconcertante. Même l’écrivain académicien Dany Laferrière prévient son jeune interlocuteur, celui de Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo (Mémoire d’encrier, 2015), qu’il comprendra vite et à la dure les raisons de cette obsessive météo.
Fides a raison de rééditer une version, revue et augmentée, de Vivre l’hiver au Québec, l’essai de Normand Cazelais, d’abord paru en 2009, dans lequel l’auteur esquisse une large fresque de cette saison. Il est bien vrai que certains d’entre nous ont une relation amour-haine avec la saison froide, alors que de nombreux touristes la découvrent avec passion.




J’ai déjà écrit que M. Cazelais, qui nous fait voyager depuis très longtemps dans les médias et à travers les pages de ses fictions, est un habile communicateur. Il présente ici, avec de nombreux exemples, les aléas de l’hiver, des aspects de cette saison qui impose sa loi sur notre pays et sur une large part du continent nord-américain. À se demander si la France d’autrefois n’a pas abandonné nos ancêtres à cause de la férocité de l’hiver qui refusait qu’on la dompte.
Plus qu’un phénomène saisonnier, les grands froids et la neige font partie de notre culture, marquant de façon indélébile nos us et coutumes. Or, l’ouvrage explore plusieurs zones d’influence que cette saison exerce sur nous. Selon l’auteur : « L’hiver est bien davantage qu’une saison: il a façonné un espace, défini un mode de vie, modelé une culture. Il est une présence, un destin, un souffle, une identité. Les coutumes, l’architecture, l’imaginaire, l’économie, les façons de faire et de dire des Québécois en sont imprégnés. »
C’est l’hiver en soi et son importance socioculturelle qui sont étudiés, rappelant non seulement que cette période occupe plusieurs mois de l’année, mais qu’elle conditionne notre vie collective et personnelle, jusque dans notre intimité. L’hiver 2017-2018 que nous traversons, qui semble avoir retrouvé une vigueur d’une autre époque, rappelle les effets du « facteur éolien » (p. 43) et de la « poudrerie » (p. 42), tout en subissant les effets aléatoires des changements climatiques. Quand M. Cazelais souligne des pages de notre Histoire, dont celle des communautés amérindiennes familières depuis toujours aux rigueurs de cette saison, il illustre son importance sur nos habitudes et, comme je l’ai déjà mentionné, la relation amour-haine que certains entretiennent avec elle.
J’ai souri en relisant l’encadré intitulé «Le scorbut», cette maladie dont les premiers colons ont souffert et dont on évoquait le danger quand j’étais enfant en m’obligeant à manger des aliments riches en vitamine C, notamment des légumes.
Et la littérature dans ce froid? Il faut lire les pages consacrées à Louis-Edmond Hamelin, celui par qui l’intérêt pour le Nord est entré dans notre culture, celui qui a développé le concept de « nordicité ». On pense aussi au rôle de l’hiver dans la littérature en général et dans les livres d’histoire. Que dire de la saison froide si importante dans Maria Chapdelaine de Louis Hémon, Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, Les Habits rouges de Robert de Roquebrune, L’hiver de force de Réjean Ducharme ou L’hiver de pluie de Lise Tremblay?
Enfin, on fait une halte sur le nouveau chapitre intitulé « L’hiver identitaire » dans lequel l’auteur raconte la relation que des amis venus d’ailleurs ont établie avec l’hiver dont son ami Dominique, d’un couple de jeunes Français et de quelques autres.
L’hiver, avez-vous dit? Il fait partie de tous nos climats qu’ils soient météorologiques, physiologiques et même sentimentaux.