Daniel Bélanger
Auto-stop
Montréal, Les Herbes rouges,
coll. « Roman », 2024, 80 p., 20,96 $.
« Entre les deux dunes du temps »
J’aime les écrivaines et écrivains qui prennent le risque, en s’assoyant devant le clavier – je ne connais qu’un seul de la confrérie qui décapuchonne son feutre bleu pour écrire –, et de sortir de leur zone de confort. Sortir des sentiers battus, c’est, entre autres, aller dans une autre direction que celle dans laquelle l’individu évolue généralement. En littérature, ce peut être de varier les genres auxquels on est habitué. Daniel Bélanger est un auteur-compositeur-interprète évoluant dans le milieu de la musique québécoise, plus particulièrement la chanson à texte, une forme de poésie non négligeable.
Un jour, Bélanger décide d’explorer le monde de la fiction narrative et il écrit Auto-stop, un roman que Les allusifs publient en 2011. Comme on le sait, la vie « active » d’une nouvelle œuvre littéraire est, grosso modo, de trois mois; après, le livre peut dormir tranquillement dans l’entrepôt du distributeur ou de l’éditeur jusqu’à être mis au pilori. À contrario, l’ouvrage à succès peut connaître une réédition en format de poche qui le pérennisera. Parfois encore, l’autrice ou l’auteur révisera ce livre qui sera édité comme s’il était tout nouveau, tout beau.C’est exactement ce qu’a fait
Daniel Bélanger en publiant une version remaniée d’Auto-stop, aux Herbes
rouges. Ma foi, l’éditeur avait raison d’accueillir le roman, d’abord parce que
la trame met en scène un garçon de 19 ans qui aimerait bien poursuivre son
adolescence encore longtemps, très longtemps même, car il ignore complètement
ce qu’il fera de ses lendemains.
« Lorsque l’âge adulte
menace de trop près, certaines jeunes personnes se découvrent un besoin
pressant de s’esquiver, de refuser l’avenir. Une méthode éprouvée est de fuir à
l’étranger. C’est ainsi que Vincent se retrouve errant en Europe, content de
rien, accumulant les kilomètres, ne sachant trop où il va. Jusqu’à ce qu’il se
prenne les pieds à Florence… »
« L’aventure n’était pour
moi possible qu’à condition de ne jamais en perdre le contrôle, sans quoi elle
avortait. » Voilà, l’état d’esprit de Vincent, narrateur et personnage
principal du récit. J’ose même écrire qu’il est le seul véritable personnage,
car, il y en aura certes d’autres, mais sans qu’il perde l’autorité sur la
trame. En langage populaire, il est un « control freak », du moins
alors qu’il s’apprête à quitter le Québec pour aller voir ailleurs, en France
et en Italie, s’il ne trouverait pas des pistes sur lesquelles engager son
avenir. « À mon âge d’alors, je n’abandonnais pas grand-chose en Amérique,
sinon le pâle croquis d’une vie faite d’esquisses inachevées… Scrupuleux et
peureux, je n’étais au fond qu’un imbécile petit-bourgeois qui, sans son joli
costume griffé de cosmonaute, n’avait jamais même entendu parler de la
lune. »
Le voyage n’est-il pour Vincent
qu’une voie vers l’émancipation qu’il cherche sans vraiment y croire? « Je
n’avais jamais vu la mer, ni l’océan, ni rien. Devant la Méditerranée, rebuté,
j’avais chuchoté : " Ce n’est que ça? "» L’image que
V. avait de lui-même n’était pas très flatteuse. Malgré cela, « je tenais
à moi plus qu’à toute autre chose. J’avais une intuition paranoïaque et une
jeunesse théorique… À dix-neuf ans je refuse l’avenir, décidant de ne pas y
entrer, mais de partir. » Devant un programme « avec au cœur cette
méfiance héréditaire, passée de génération en génération », Vincent suit
une voie en marge de sa propre existence.
Arrive l’instant où « j’ai
posé le sablier à l’horizontale et je me suis défilé entre les deux dunes du
temps. J’ai contourné la porte. » Cette métaphore l’amène de l’autre côté
de l’Atlantique où il se lasse vite des aléas de l’auto-stop, une autre image
de sa dépendance aux événements qu’il choisit sans les avoir provoqués.
« J’étais un itinérant au parcours établi d’avance. » Ce ballottement
entre être et subir l’amène jusqu’à Florence, « là où, déroulant mes
bandelettes d’homme invisible, l’amour révéla mon être aux yeux d’Anne,
laquelle « éveille, enfin, un désir un peu plus clair en lui. »
Ce qui peut sembler être un banal
coup de foudre va bouleverser l’existence de Vincent en lui apprenant la
séduction, la passion et le partage nécessaire.
Et voilà deux jeunes adultes qui
s’enferment dans un appartement trop petit, comme il y en a tant en vieille
Europe. L’écrivain raconte ces quelques jours où ils oublient tout ce qu’ils
ont été jusqu’alors et que rien ne semble capable de déranger la passion
charnelle qui guide leurs instincts.
« "Vieni con me",
dit Anna, viens vivre avec moi… S’il est vrai que la peur ne protège pas,
j’étais plus exposé que jamais. » Il y a donc ici panique en la
demeure : « Je désirais fuir encore et reporter tout à plus tard, tout
à plus loin, comme avant de rencontrer Anna. » La musique émerge alors de
son manque de jouer, d’écrire et peut-être d’en faire carrière. Anna ou la
musique? Bien malin qui peut le dire. Vaut mieux alors prendre un peu de
distance pour mieux réfléchir. Il prend donc le train en direction de la
capitale de la Vénétie.
« Arrivé à Venise… la
puissance de la ville m’a coupé le souffle. J’aurais pu pleurer, je m’en suis
abstenu. » Ce pas de recul amène son lot de remises en question. « Quand
j’y pense, plus que le connu, j’aurais aimé qu’on m’enseigne son contraire.
J’aurais aimé avoir des frères de doute, des sœurs de vide. J’aurais aimé qu’on
consolide l’inconnu et ainsi être aujourd’hui circonscrit de cloisons
invisibles. » Le sommeil est-il bon conseillé? « M’endormir et être
demain à Florence, avouer mon erreur à Anna et écouter au creux de ses bras ses
sirènes d’elle-même. »
Entre Venise et Florence, la
folle du logis, cette surconscience qui s’emballe quand l’angoisse, sous toutes
ses formes, se met à faire rouler trop vite des idées opposées. Ici, c’est bien
sûr Vincent qui espère retrouver Anna pour lui expliquer son départ hâtif, son
repli afin de comprendre l’amour véritable qu’il lui voue, un sentiment qu’il
ne semble pas avoir jamais véritablement connu.
On s’en doute, Anna ne l’a pas
attendu et se terre dans un lieu que personne ne connaît. Tout le passage où
Vincent se fait enquêteur sur la disparition de sa douce est aussi cocasse
qu’anxiogène pour l’amoureux éconduit qui croit ainsi payer son départ abrupt. Or,
il lui doit revenir à la réalité, c’est-à-dire rentrer au Québec, ses économies
étant près d’être épuisées. Il téléphone aux siens, ce qu’il avait omis de
faire depuis son départ, pour annoncer son retour de ce voyage qu’il avait
espéré beaucoup plus long. « … Oui, maman… c’est moi… Oui, maman… Hein?...
Quoi?... Ne pleure pas, je vais bien. J’ai dit ne pleure pas, je reviens. Hein?
Papa? J’ai dit papa est quoi?... »
Vous aurez bien compris :
Paul, le père de Vincent, « est mort huit semaines après [son] départ, six
semaines avant [son] retour. » Arrivée chez lui, il aide sa mère à faire
le ménage des biens personnels de Paul. « Si je sanglotais épisodiquement
pendant ce drôle de ménage, c’était certainement de chagrin, mais aussi d’un
constat enfantin : mon père n’était nul autre que lui-même. Quant à
Cécile, elle était livide, blanche, froide, glacée, raide, mais vivante. »
Vincent se
trouve rapidement un emploi qui lui permet de s’installer dans un appartement
modeste, non loin de la maison familiale où il peut rapidement venir en aide à
sa mère. Quant à son amoureuse florentine, « Anna la lointaine envers qui
je développais une sorte d’affection bien placée, en ce sens que j’en étais à
aimer notre rencontre plus que son souvenir, et plus encore qu’Anna
elle-même. » Cela étant, il se remet à la guitare où « j’errais sur
six cordes de guitare comme on griffonne sur un bout de papier en conversant au
téléphone. »
Des mois plus
tard, sa mère lui dit avoir reçu une lettre à son attention en provenance de
Londres. Certain que cette correspondance lui vient de Maurizio et Carla, un
couple avec qui il a travaillé en Europe, il n’est pas pressé de récupérer le
pli. Or, quand il a la lettre entre les mains, il n’est pas plus pressé de la
décacheter, mais il a le souffle coupé quand, en l’ouvrant, il découvre que la
signataire n’est autre qu’Anna. Je tais le message de la jeune femme et la
réponse de Vincent. Sachez cependant que le jeune homme a détricoté le nœud de
ses sentiments de belle façon.
Auto-stop n’est peut-être pas un chef-d’œuvre, mais l’humanisme brinquebalant du jeune Vincent mérite qu’on s’y attarde plus que dans n’importe essai abordant les embûches auxquels sont exposés les jeunes gens passant de l’adolescence à l’âge adulte, notamment les nombreux choix auxquels ils sont confrontés face à un avenir indéfini. C’est la vision « poétique » de cet âge que Daniel Bélanger, le romancier aux élans romantiques éloquents, propose dans ce récit qui n’a rien de banal, son propos et sa littérarité étant universels.