Anne Michaels
Étreintes, traduit de
l’anglais par Dominique Fortier
Québec, Alto, 208 pages,
26,95 $.
L’empreinte du temps qui passe
Un orchestre symphonique interprète les partitions souvent écrites des siècles plus tôt. Le mot interprète a une signification similaire en littérature, ainsi la traductrice l’interprète une histoire écrite par quelqu’un d’autre. Côté 7e art, le cinéaste, qui met en images un roman, l’interprète à sa façon en dialogues et images. Sans oublier la lectrice ou le lecteur qui interprète, dans le langage de leur propre imaginaire, l’histoire d’une romancière, les images du poète ou les réflexions d’un essayiste
Étreintes, un roman d’Anne
Michaels, une écrivaine canadienne anglaise à la longue feuille de route, m’a séduit,
surtout en comprenant que l’histoire racontée tient du conte philosophique, aux
nuances d’élans poétiques. Traduction de Held, ce travail a été mené de
main de maître par Dominique Fortier. Sans dénaturer l’ouvrage, cette dernière a
fait passer l’histoire en langue anglaise à un livre dont la trame narrative respecte
l’authenticité de l’original selon l’interprétation sensible qu’elle en a fait.
Constitué de douze récits
entrelacés, le titre de chacun brosse l’esquisse du tableau final. Ce dernier s’avère
une fresque illustrant l’existence de personnages mi-humains, mi-dieux à la sensibilité
à fleur de peau. L’ensemble des scénarios constitue une « histoire fictive
faisant la critique de la société et du pouvoir en place pour transmettre des
idées, concepts à portée philosophique, c’est-à-dire qui fait preuve de
sagesse, de calme face aux difficultés », c’est-à-dire un conte
philosophique.
Ainsi, certains personnages
reviennent d’un récit à l’autre, parfois semblables dans un contexte différent.
Leurs quêtes consistent à saisir le temps qui passe, les souvenirs qu’ils
laissent et finissent par émerger sans trop savoir pourquoi, sinon qu’un détail
capte et retient leur attention, le temps d’un soupir prudent.
Qui sont ces personnages, ces lieux
et ces époques différents où se joue leur quête? Il y a le fleuve Escaut, à Cambrai
en France, en 1917. Helena et John s’y rencontrent, alors qu’elle est descendue
une gare avant sa destination. Le récit détaille comment cet improbable
événement a eu lieu et souligne, du même souffle, le début de leur relation. « Dans
le lointain, sous la neige épaisse, John aperçut des bribes d’Helena… Oui, elle
leva les bras au-dessus de la tête pour lui faire signe… Elle était tout ce qui
lui importait. Il ressentait une confiance inviolable. » Puis, il y a
« l’auberge avait été construite au bord de la voie ferrée, près de la
gare de campagne, dans la vallée d’une rivière. » L’image de leur premier
tête-à-tête est inscrite dans ce gite : « Surmontant à grand peine sa
timidité, elle lui avait demandé s’il voulait se joindre à elle. Plus tard,
elle lui raconterait le sentiment qui l’avait traversée, inexplicable, fugitif,
pas même une pensée; s’il s’asseyait, elle allait partager une table avec lui
pour le reste de sa vie. »
Le roman nous entraîne ensuite près
du fleuve Esk, dans le Yorkshire du Nord, en 1920. S’y déroule la séquence la
plus longue et la plus bigarrée du roman. John et Helena vivent un amour
intense et, malgré l’insistance de la jeune femme pour que son compagnon ne
réponde pas à l’appel aux armes (guerre 14-18), il part combattre. La trame est
ici morcelée en diverses situations, surtout celles survenues après le retour
de John, gravement blessé à une jambe : la réouverture du studio de photo
au-dessus duquel le couple habite, la recherche d’un employé compétent pour
seconder John qui se serait « lui-même scié sa jambe s’il avait cru que
cela pouvait mettre un terme à la douleur, mais il savait qu’elle ne s’en irait
jamais, même quand lui ne serait plus là. »
Les rappels de la guerre s’intègrent
au présent la trame; ce sont les lettres qu’Helena lui adressait et la présence
imaginaire de Gillies, son inséparable compagnon d’armes décédé à ses côtés.
Ces fragments de mémoire mettent en relief les aléas du présent, des événements
aussi imprévisibles que les tirs de l’ennemi.
Arrive Robert Stanley pour
assister John dans l’atelier. Les deux hommes ont des personnalités aussi
différentes que complémentaires. Très attentifs à leur travail, soucieux de
tous les détails, ils sont surpris qu’une image apparaisse en filigrane de la
photo d’un jeune homme, l’image d’une femme. Comment cette forme a-t-elle pu
apparaître ainsi, la plaque photographique étant intègre lors de la séance de
photos. « Mais voilà qu’il se trouvait devant une preuve indifférente,
issue d’une machine, de produits chimiques et de papier, non pas un fantôme,
mais celui d’un autre, une preuve distincte et sans lien avec son propre
désir. » Ils ne sont pas au bout de leur surprise, car, en rendant la
photo au jeune homme, celui-ci y reconnaît spontanément sa défunte mère.
Cela suffit pour que les
personnages s’interrogent sur la réalité de cette ombre et discutent de l’anima,
l’existence ou non d’un flux énergétique des êtres qui peut leur survivre.
« Il écrirait à sir Ernest Rutherford, découvreur des rayons gamma et du
proton… sir Rutherford lui-même s’employait à cartographier, la manifestation l’invisible…
L’appareil photo voit d’avantage que l’œil nu, il capte des détails qui
échappent à notre perception, remplace notre vision – chacune des fibres d’une
broderie, chacun des poils d’une barbe. Parfois, assurément, il détecte jusqu’à
la pensée. »
Helena avait peint diverses
scènes servant à décorer l’arrière-scène lors de la prise de photos. Elle en vient
à les détruire, n’en voyant plus leur utilité depuis l’apparition des ombres.
« Comment peut-on douter de l’existence de ce qui est invisible? Comment
peut-on associer l’invisibilité à l’inexistence? Helena avait soif d’une
deuxième âme au creux de ses ténèbres, qui grandirait jusqu’à prendre son
nom. »
Nouvelle séquence. Nous
retrouvons une Helena devenue libraire sur la rive de la rivière Westbourne, à
Londres, en 1951. Elle tient un journal intime qui ressemble aux lettres qu’elle
adressait jadis à John sur le champ de bataille, lettres en italiques dans le
texte. Parmi ses clients réguliers, il y a « Graham Rhys, peintre
figuratif ». Un soir, passant à la librairie, il remarque le regard d’Helena
« semblable aux phares d’un train de marchandises qui traverse un champ en
pleine nuit, une forte lumière éblouissante qui d’un coup inonde tout ce qui
est à sa portée – et puis il hésita, se détourna et s’en fut, et la boutique
replongea dans l’obscurité. » Helena comprend « que quelque chose
venait de se produire mais ignorant ce que cela signifiait; comme si l’avenir
de cet homme venait mystérieusement d’intercepter le sien, le percutant juste
assez pour en modifier le cours »
Le peintre Rhys lui propose alors
de devenir son modèle en échange d’un salaire plus important que celui de
libraire. À tout considérer, elle accepte sa proposition, voyant là une façon
de découvrir son corps dont elle avait négligé d’observer le vieillissement. De
plus, la nouvelle entrée d’argent lui serait utile pour payer les comptes
courants augmentés depuis qu’Anna, sa fille, a « accepté un poste dans un
hôpital à cinq heures de route » de chez elle.
La romancière nous amène
maintenant aux alentours de la rivière Orwell, Suffolk, en 1984. Nous y retrouvons
Peter le père, Anna la mère, Mara leur fille et Alan l’amoureux de cette
dernière. Peter et Anna se sont installés en Angleterre après avoir vendu l’entreprise
familiale de tailleur de vêtements haut de gamme et de costumes militaires. Peter,
qui avait préféré le métier de chapelier, en continue la pratique, les revenus
de chapellerie suffisant pour assurer au couple une vie agréable, mettant de
côté le pécule de la vente pour l’avenir de leur fille. Cette dernière, comme
sa mère, est devenue médecin en terre de désastres naturels ou de conflits
armés. Elle revient à la maison dès qu’elle le peut, car elle est très attachée
de son père. Quand elle lui présente Alan, les atomes crochus et l’affinité des
deux hommes se manifestent comme un coup de foudre, Peter lui fabriquant même
un chapeau. Les soirées de lecture collective les réunissent parfois, car Mara
« aimait les livres qui semblaient recommencer au milieu comme la vie le
faisait souvent, comme un jour, un soir, une conversation, une chanson ou une
longue idée intéressante le faisaient souvent. Comme l’amour souvent. » Un
de ces soirs, elle dit à son père et à son compagnon « qu’elle était
absolument certaine de la présence de sa mère dans ces moments, ces lieux de
tourment et d’abandon, c’était pour qu’ils sachent qu’Anna n’avait jamais cessé
de lui enseigner, comment donner sa vie et sacrifier sa vie, comment mesurer l’amitié
dans l’extrémité et, mère et fille, systole et diastole, comment aimer quand il
ne vous reste plus rien. »
Un soir, Mara et son père sont
assis près de l’âtre à discuter d’Anna – l’épouse, la mère, la médecin – et de l’enfance
de Mara. Les guerres viennent forcément dans la conversation, compte tenu de la
mission d’Anna. « Quelle histoire inscrit maintenant la guerre dans nos
corps? », surtout que Mara « était incapable d’ajuster les niveaux en
elle, la vitesse et le volume à l’intérieur, le sombre pressentiment et la rage
qui allaient grandissant. ». Alan raconte la maladie d’Alzheimer dont son
père souffrait :« Il était plus seul que moi, il ne savait même pas
lui-même. » Malgré le vide de sa mémoire de plus en plus profond, le vieil
homme a une minute de pleine conscience, improbable mais vraiment survenue.
Mara, ayant accepté une ultime mission bien qu’elle soit enceinte, se rend à l’aéroport
et, à l’appel des passagers, décide de rentrer auprès de son père Peter et de
son compagnon Alan.
Voilà, une veuve prénommée Lia,
un photographe, un terrain neigeux et la photographie utilisée comme support de
la mémoire reliant le passé, le présent et le futur. Nous sommes à Sceaux, en France,
en 1910. La séquence peut sembler improbable parce qu’elle réunit deux
personnages différents dans leurs réflexions sur l’évolution – Lia faisant même
référence à Darwin – et les changements spatiotemporels survenus là où ils se
trouvent. « Où pourrait être l’esprit, sinon enchâssé dans la matière?
Pourquoi la science tenait-elle tant à les séparer? L’esprit s’évapore du corps
par lui-même, comme l’eau douce s’évapore de l’eau de mer. Penser que tout
était chimique ne réussissait en rien à la dissuader, il n’y avait pas de
contradiction. À quoi donc l’esprit pourrait-il s’accrocher si ce n’est la
matière? »
La solitude alors? « La
solitude n’est pas un vide mais une négation, dans toute son insoutenable
précision, son caractère absolu; exacte, active; dans la profondeur de chaque
détail, c’est l’envers de l’amour, la sombre réplique de l’amour. »
D’Estonie à Brest-Litovsk,
quelque part dans les années 1980, observons Sofia et Paavo. « Chacun s’appropria
l’autre. Le savoir passait entre eux, simultané, aligné, un murmure dans un
ciel à la tombée du jour… Ils entamèrent une conversation qui devait durer
toute la vie, cette unique conversation avec ses longs silences, ses
répétitions, ses interruptions; continue. Tout avait été réparé et rompu par
leur rencontre, tout avait été ignoré ou pourvu d’un nouveau sens. »
Paris, rue Gazan. « De
passage à Paris, Ernest Ruthford et sa jeune épouse avaient été invités à dîner
chez Paul Langevin par ce beau soir de juin en 1903 afin de célébrer le
doctorat de Marie Curie. Nous étions allés prendre le café dehors dans leur
jardin tranquille surplombant le parc Montsouris, le soir était tombé et Pierre
Curie avait sorti sa lanterne – un tube en cuivre trempé dans une solution de
radium et de sulfure de zinc -, qui luisait faiblement parmi les feuilles comme
la chair parfaite d’un amant entrevue en imagination. »
Highcliffe, Dorset, 1912. Maria
Sklodowska fut obligée de fuir la France sous son nom d’épouse, Marie Curie,
afin de protéger ses filles et elle-même des tourments de la guerre, dont le
sort réservé aux Polonais. Accompagnée de la loyale Miss Manley, nounou de ses
filles, elle fut accueillie par Hertha Ayrton. Ensemble, elles constatent que
malgré leur travail respectif, elles ne recevaient pas la même reconnaissance
que les hommes, sans oublier que leur rôle de mère avait les mêmes exigences et
qu’il leur fallait s’inventer du temps « Parfois en se tournant elle
découvrait son père à ses côtés, si proche que, s’il avait été vivant, elle
aurait senti son souffle dans ses cheveux. Il lui manquait encore; mais quand
il apparaissait, sa présence tranquille ne lui semblait pas appelée par le
besoin qu’elle avait de lui. Elle n’avait pas besoin de nommer ni d’expliquer
le phénomène. Elle savait que les êtres humains avaient toujours connu
cela… »
La romancière choisit le golfe de
Finlande et un proche avenir, 2025, pour faire la synthèse du fil conducteur de
tout le récit et des personnages qui en ont animé la trame. Anna et Aimo – le
fils de Sofia et Paavo – seront les figurants de cette ultime réflexion confiée
par une voix hors champ. « Nous nous figurons l’histoire comme une série
de bouleversement, des moments où les forces convergent, une soudaine poussée
du sol où nous marchons, une catastrophe. Mais parfois l’histoire n’est que
détritus : tas de fumier, files fantômes, plages panoramiques de sable de
plastique. Parfois tout cela ensemble : une continuelle convergence d’histoires
qui se déroulent trop rapidement ou trop graduellement pour qu’on arrive à les
suivre; parfois l’une d’elles est trop intime pour qu’on la connaisse… L’histoire
est liminaire, c’est le seuil entre ce que nous savons et ce que nous pouvons
savoir; terre et ciel forment un seul plan cartésien dans le brouillard. »
J’emprunte à l’éditeur les mots
qui disent, à mon avis, l’empreinte que le roman d’Anne Michaels laisse dans la
conscience de la lectrice, du lecteur : « Etreintes est un
livre de maturité: il faut avoir beaucoup vécu pour plonger ainsi au sein des
liens filiaux et amoureux, et dans leurs silences. Tourner autour des stigmates
que laisse la guerre, au sein des psychés de ceux qui l’ont fait, de ceux qui
ont accueilli le survivant, et de ceux qui ont hérité de leurs souvenirs. Car c’est
bien là ce qui se distille dans le livre, l’imprégnation de l’expérience de la
guerre, de génération en génération. »