mercredi 11 septembre 2024

François Marcotte

Tant d’hivers

Montréal, Sémaphore, coll. « Mobile » 06, 2024, 208 p., 29,95 $.

Avant, après, maintenant

Il arrive qu’une histoire imaginée semble plus vraie que la réalité qu’elle raconte. Il en est ainsi de Tant d’hivers, premier roman de François Marcotte, mais aussi « la première œuvre québécoise à être écrite à l’aide d’un logiciel de reconnaissance vocale. » Comprenez bien : l’écrivain a dicté son récit à un ordinateur dont une application a ensuite traduit à l’écrit ses paroles enregistrées.

Cette façon de faire était incontournable, car François Marcotte, aujourd’hui dans la cinquantaine, vit en résidence puisqu’il est lourdement paralysé – des épaules aux pieds – par la sclérose en plaques (SP). L’écriture est devenue pour lui un acte de libération et de résistance. Il s’est d’ailleurs fait remarquer, en étant finaliste du Prix récit 2019 de la Société Radio-Canada, grâce à « Un jour jusqu’à la fin de mes jours », en quelque sorte le préambule au roman.

Tant d’hivers raconte deux époques de la vie de l’auteur. La première, intitulée « Les hivers de front », est composée de huit moments choisis de l’enfance à l’âge adulte, de ses jeux dans la neige à ses voyages en Europe où l’architecture des bâtiments éveille son intérêt, jusqu’à ses premiers émois amoureux.

La deuxième période, « Les hivers de force », compte également huit épisodes tirés du présent. Ils décrivent la lente, mais irrévocable invasion de son corps par la SP, un chemin de croix jusqu’à l’ultime calvaire de l’inaptitude.

Entre les deux séquences, il y a l’« intermède » qui fait le lien entre le froid des vrais hivers d’antan et la froidure d’un corps où le blanc n’est pas celui « que la neige a neigé », mais ces taches blanches qui apparaissent sur les images d’une IRM du cerveau – imagerie par résonance magnétique –, ces taches qui sont autant de signes que la maladie dégénérative envahit de plus en plus le corps jusqu’à l’emprisonner totalement. Ne reste alors que la tête et l’esprit de pleinement actifs et trop lucides de son état. « Quand l’hiver dans ma tête a commencé sa descente après cinq années de dormance et que je suis tombé en pleine rue à proximité de la bibliothèque de l’Université de Montréal, c’était la preuve qu’il n’occupait plus seulement mon cerveau et mon tronc cérébral, après être entré je ne sais où, je ne sais comment, je ne sais quand, je ne sais pourquoi. J’avais toutefois une certitude : il allait paralyser mon corps. J’étais condamné à prendre les hivers de force. »

Voyons de plus près. En introduction, « La fin du contretemps » décrit les derniers jours du narrateur encore apte à vaquer à ses activités d’étudiant en architecture et de flirter avec une jeune femme, espérant que cette idylle se transforme en une relation amoureuse stable. Puis, les premiers symptômes de la maladie apparaissent, par exemple la fatigue devient chronique au point où le moindre effort exige la fin de ses activités. Cela peut sembler normal, car qui n’éprouve pas un peu de fatigue après une journée de travail? Or, la fatigue d’une personne atteinte de SP se transforme en épuisement total que seule une pause de durée variable lui permet d’émerger.

Qu’en est-il des « hivers de front »? Ils rappellent les hivers d’avant, des murmures au toit rouge ou argenté, hors saison ou en un hiver, etc. Ce sont là divers souvenirs, de sa plus tendre enfance à sa vie de jeune adulte en quête de nouveaux apprentissages. Ces réminiscences se déroulent l’hiver, le froid et la neige devenant les images de sensations inexplicables, le jeune homme ignorant l’épée de Damoclès qui lui pend au-dessus de la tête.

L’hiver joue ici un double rôle : celui de la saison, de son froid et de sa neige blanche dans laquelle il fait bon jouer, mais aussi celui des taches blanches qui apparaissent lors de l’analyse des images d’une IRM où on observe la détérioration de la myéline qui constitue la gaine des fibres du système nerveux central.

Obligé de retourner vivre chez sa mère, arrive un moment où cette dernière s’épuise à prendre soin de lui et qu’il faut trouver une aide extérieure. Débute alors un très long processus pour que les services sociaux évaluent les réels besoins quotidiens du malade et du temps qu’un préposé pourra s’y consacrer. Le malade devient ainsi un nombre d’heures et un budget qui peut lui être accordé.

On se souvient certainement du patient qui avait alerté les médias parce qu’on ne lui accordait qu’une seule douche par semaine, et encore. Ce visage pouvant illustrer le cri de plusieurs autres était celui de François Marcotte.

Tant d’hivers n’est pas un réquisitoire contre le système de santé, mais le récit autobiographique d’un être humain aux prises avec une maladie dégénérative qui l’a emprisonné dans son corps et attaché à un système de santé publique pour qui toutes les maladies passent au sas des règles administratives et de la bureaucratie. Jamais l’écrivain ne se plaint, mais il fait ressortir des moments de grands désarrois dans lesquels la maladie et le manque de soins le plongent.

Je retiens cette phrase, à la fois conclusion du récit et image forte de la relation entre la SP et l’écrivain : « C’est alors que l’hiver cesse d’être une saison, un jalon de souvenirs familiaux ou d’aventures, et devient la métaphore d’un lent glissement vers la froideur de l’absurdité administrative, des deuils d’une jeunesse sabotée par la maladie et des murs où l’on attend que le temps cesse. »

Atteint d’une forme non intrusive et non débilitante de la SP, je peux comprendre l’inexorable quotidien de François Marcotte. En y réfléchissant, je me répète mon mantra : la vie est injuste, je n’ai eu que le meilleur.

mercredi 4 septembre 2024

Jean Désy

Soigner la médecine : ramener l’humain au cœur de la santé

Montréal, XYZ, coll. « Réparation », 2024, 128 p., 19,95 $.

« Ramener l’humain au cœur de la santé »

C’était il y a sept ans, je préparais le numéro 165 de Lettres québécoises, ma dernière collaboration à cette revue depuis 2003. L’écrivain invité était Jean Désy, médecin du Grand Nord, professeur des sciences médicales et de littérature à l’université Laval, écrivain souvent récompensé. L’autoportrait qu’il signait dans le périodique, « Amériquoise nordicité », me fit comprendre l’authenticité de l’homme, toujours fidèle à lui-même quelque soit ses pratiques au quotidien.

Plus tard, Entre le chaos et l’insignifiance : histoires médicales (XYZ, 2009) me troubla profondément, car les neuf récits qui le composent m’ont ramené à de beaux moments de ma petite enfance auprès de mon grand-père maternel, lui aussi médecin, et super héros de mon apprentissage de la vie. Certains propos du docteur Désy m’ont rappelé l’inquiétude souvent décelée dans les yeux de mon propre père, un des premiers administrateurs laïcs d’un hôpital québécois.

La relation du médecin et du patient, telle que Jean Désy la comprend et la pratique, n’a rien à voir avec certaines images des disciples d’Esculape dans l’espace public. Dans L’accoucheur en cuissardes (XYZ, 2015), un recueil d’une quarantaine de récits, il écrit : «Mon souhait, c’est qu’à partir de faits bien réels, d’histoires parfois tristes, parfois croustillantes, parfois tragiques ou parfois comiques, nous arrivions à réfléchir un peu mieux aux grands enjeux entourant l’éternelle obligation de nous soigner les uns les autres, par-delà la stricte réalité, jusqu’aux limites de la poésie. Je refuse que la médecine soit de plus en plus considérée comme une seule science. Je crois à l’amalgame de l’art et de la science pour aborder l’univers de la maladie… et de la santé. »

Rien d’utopique dans le credo de Jean Désy dont il poursuit les observations, les réflexions et les actions dans douze circonstances où Soigner la médecine : ramener l’humain au cœur de la santé s’avère vital.

À la fin d’une lecture dont les mots résonnent des jours après avoir tourné la dernière page, il m’arrive d’écrire ne pas en être sorti indemne, sans pouvoir en exprimer la raison. Une sorte Waterloo du cœur, du corps et de l’esprit subjugués par des mots ayant rejoint ma vulnérabilité. Soigner la médecine a décuplé de telles inquiétudes. Certes, la prose de Jean Désy y est pour beaucoup, car elle nous fait vivre ce qu’elle raconte. L’auteur sait mesurer le sens et la portée des mots, comme la posologie d’un remède de soi à soi, de soi aux autres. Il y a aussi ce que racontent les événements choisis, la façon dont l’auteur les introduit et la réflexion qu’il en tire. Par-dessus tout, il y a l’humain au cœur de ces péripéties semblables à des radiographies de l’entendement des femmes et des hommes.

Qu’arrive-t-il alors sur le terrain? « Soigner, à mon sens, c’est accepter de se préoccuper de l’être humain dans son entièreté, corps et esprit réunis. Car c’est l’âme humaine qui doit être prise en compte lorsque tout malade consulte, "soma" et "psyché" amalgamés… L’art de soigner, c’est savoir recevoir l’autre… » (14-15) Cette pratique médicale considère « le corps d’un patient comme un tout, pas seulement comme la somme de ses différents aspects physiques et psychologiques », elle est holistique. Quant au mot « âme », il n’est pas entendu ici au sens religieux, mais en référence à l’anima, le souffle qui rythme la vie des êtres humains jusqu’à leur trépas.

L’écrivain médecin revient sur cette composante vitale, presque insaisissable sinon au moment du dernier souffle qui n’est ultime que pour cet élément, le corps ne cessant de vivre qu’ultérieurement.

« L’âme en psychologie analytique désigne la vie intérieure de l’être. Les termes de système psychique, de psyché - la psyché désigne l’ensemble des phénomènes psychiques. Synonyme de l’activité mentale, elle englobe toutes les manifestations conscientes et inconscientes d’un individu ou d’âme sont équivalents dans le cadre de la psychologie jungienne. »

Que soigner alors? Soigner les mains, l’équipe, le lieu, le choc, Ruth, la violence, l’erreur, Rose-Monde, les pendus, toubib or not toubib, la grâce, la mort, la chute? Voilà autant de perspectives dans lesquelles Jean Désy se place pour décrire ces situations, les analyser et en tirer une leçon ou non, le lâcher-prise étant parfois le seul remède pour le patient et pour le médecin.

La pratique médicale dans une urgence n’est pas la même qu’en clinique, car elle exige que tout le personnel soignant soit pleinement actif et réactif. Un vieux monsieur qui s’y pointe pour une inquiétude quelconque reçoit la même attention qu’un grand blessé, à la différence que l’empathie et les mots rassurants suffisent à sa guérison.

Et que faire de cette jeune enfant au corps tuméfiée que son père a amenée après qu’elle ait fait une chute dans l’escalier et échoué sur le plancher de ciment de la cave? Docteur Désy demande au père de le laisser seul avec la fillette à qui il dit alors : « Il te bat? » La réponse affirmative lui ordonne d’agir sur le champ, d’abord en rassurant la jeune victime qui ne retournera pas avec son bourreau et qu’il va traiter son corps et son cœur.

Cet adolescent amené après une tentative de suicide, qui subira les traitements appropriés, sera ensuite amené dans une chambre où il se pendra presque sous les yeux du médecin, ce dernier comprenant que les soins apportés au corps étaient nettement insuffisants.

Je retiens ici que des situations extrêmes pour illustrer le quotidien d’un urgentiste, alors qu’en milieu hospitalier ou en clinique, surtout en terres lointaines du Nord québécois, le rythme du travail permet une relation plus humaine avec chaque patient et avec toute l’équipe de soignantes et soignants, chacune et chacun oubliant son titre au profit de leur mission commune : prodiguer des soins.

La nature du Grand Nord est vite devenue la meilleure source de revitalisation du médecin dès qu’il y a mis les pieds à un moment déterminant de sa pratique médicale qu’il remettait alors en question. Imagine-t-on être constamment en face de femmes et d’hommes souffrants et que cette situation n’en vienne pas à user prématurément le soignant? Soigner la médecine aborde aussi cette question pour mettre en perspective une pratique trop souvent déshumanisée.

« Les études médicales comme la pratique de la médecine demandent d’être vécues dans un réel état "vocationnel", une manière d’être et de percevoir le monde qui fait en sorte que tout ne se transforme pas trop rapidement en épreuve ou en souffrance… la prise de conscience de la vocation, quel que soit l’âge, demeure quelque chose d’extraordinairement pertinent au cours d’une vie, surtout aux forces heureuses que cela procure. »

Un autre exemple, moins dramatique que les précédents, est la visite de Ruth à l’urgence. La coiffeuse a mal à la gorge et l’urgentiste pense qu’il a des cas plus urgents. Après un examen sommaire et un diagnostic à l’avenant, il la salue et passe à une autre urgence. Un patient fait du chahut dans une salle de soin et s’arrête brusquement sans que l’on comprenne; c’est Ruth, habituée à l’intimité de ses clientes du salon de coiffure, qui l’a rassuré. « Le "soin" donné à autrui va de la chirurgie cardiaque la plus sophistiquée au simple regard d’encouragement quand quelqu’un s’interroge à propos d’une crise anxieuse qui est en voie de faire chanceler sa psyché. »

Je suis d’accord avec cette assertion, car j’ai vu ma mère, hypocondriaque avec un H majuscule, revenir d’une visite médicale soulagée jusqu’au prochain malaise, vrai ou imaginé.

Jean Désy a bien raison de dire qu’il faut soigner la médecine afin de ramener l’humain au cœur de la santé à une époque où l’instantanéité semble l’impossible panacée des soins médicaux donnés au corps, au cœur et à l’esprit. Oui, Soigner la médecine : ramener l’humain au cœur de la santé mérite d’être lu attentivement autant par les soignés que les soignants, espérant que chacune et chacun y trouve une meilleure compréhension l’un de l’autre.