mercredi 25 septembre 2024

Dahlia Namian

La société de provocation : essai sur l’obscénité des riches

Montréal, Lux, coll. « Lettres libres », 2023, 238 p., 26,95 $.

L’État des tout-puissants : la planète

Pas besoin d’un abonnement à Netflix ou à Crave pour suivre d’heure en heure la politique fiction états-unienne, les services d’informations en continu s’en chargent. Et ce n’est pas fini! Parallèlement à ce mauvais cinéma, il y a des guerres qui se jouent sous nos yeux, au point où on en vienne à banaliser les morts alignés devant les yeux ébaubis des mères et les cités n’étant plus que champs de ruines et de désolations.

Tentons de comprendre l’incompréhensible en lisant La société de provocation : essai sur l’obscénité des riches, véritable diatribe sur la misère (sic) des riches telle qu’étudier de façon détaillée par la sociologue et universitaire Dahlia Namian, un ouvrage récompensé cette année par le prix « Essai » remis par Les librairies du Québec.

« Ce pamphlet cinglant énumère et analyse les mille façons qu’ont les ultrariches de nous nuire, et invite à rompre avec cette société de provocation. » Cette seule phrase fait image et résume bien le propos du livre qui, dans ce contexte, s’intéresse aussi à la crise environnementale. « Le destin tragique de l’Atlantide – un mythe raconté par Platon dans les dialogues du Timée et du Critias – nous interpelle aujourd’hui, dans un monde plus exposé que jamais à des canicules terribles, à des tornades de feu, à des ouragans puissants et à des inondations dévastatrices, où une poignée de riches s’acharnent à maintenir à tout prix un système qui les comble de pouvoir, de gloire et d’argent… L’empreinte carbone des plus riches, alourdies par leurs goûts opulents, leurs yachts, leurs VUS et leurs jets privés, dépasse de loin celle du consommateur moyen. »

C’est là une conclusion parmi celles auxquelles en arrive l’essayiste après avoir littéralement déconstruit l’univers sur lequel règnent les plus riches de la planète aux dépens de cette dernière et tout ce qui vit sur terre. Leur toute-puissance, sinon leur règne sur d’immense territoire et sur des populations devenues des esclaves du 21e siècle sont bel et bien réels au point où s’ils retirent leurs billes, ces États s’effondreront comme château de cartes.

« Malgré les inégalités indécentes et le flot de provocations qui en découle, nous continuons à admirer les riches et à les hisser sur un piédestal, nous agrippant comme des âmes en peine aux illusions de confort et de bonheur qu’ils personnifient. Le rêve américain et la croyance en la méritocratie sont les prix de consolation des classes moyennes et des moins nantis… Aujourd’hui, le problème n’est pas tant qu’on gomme les contradictions de la richesse, mais qu’on puisse exhiber celle-ci de façon aussi crue et grotesque, sans rencontrer de résistance digne de ce nom. Comme plusieurs l’ont fait remarquer, il semble désormais plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme. »

Je vous propose quelques passages de chacun des chapitres, des passages me semblant résumer.

1. La guerre des petits pains

Si les paradoxes du grand capitalisme évoqués et étudiés par Dahlia Namian les résument tous, celui relatif à l’alimentation donne le tournis comme une boisson empoisonnée. D’une part, il y a les banquets réunissant les riches et, d’autre part, la quasi-impossibilité pour ceux de la classe de moins en moins moyenne d’acheter les denrées à un prix correspondant à leur maigre budget.

Un autre paradoxe du même genre consiste à inventer une façon de nourrir le petit personnel sans qu’il ait à faire une pause repas, une quelconque boisson créée en laboratoire leur apportant tous les nutriments qui leur sont nécessaires. Du même coup, plus leur efficacité au travail est améliorée, plus grande est la richesse de leur employeur. « Selon le Programme alimentaire mondiale de l’ONU, près de 50 millions de personnes sont actuellement au bord de la famine et 800 millions vivent, au quotidien, tenaillées par la faim. »

« Il faut dire qu’au Québec, comme nulle part ailleurs, à l’exception peut-être de l’Australie, le commerce de l’alimentation est concentré dans les mains de quelques entreprises. Les trois plus grands distributeurs alimentaires (Loblaw, Sobeys et Métro) accaparent à eux seuls plus de 80 % des parts de marché. Ces oligopoles permettent par exemple à trois boulangeries industrielles de vendre environ 88 % du pain tranché, qui constitue la base du régime alimentaire des Québécois. »

« Nous vivons dans un monde obscène où des milliardaires repus rêvent d’abolir les repas pour accroître l’efficacité de leur course folle vouée à l’impasse, tandis qu’on crie famine partout sur le globe. »

2. La révolution sans faim

« Dans une Amérique vendue à l’illusion méritocratique, on cherche souvent à camoufler l’indécence de ces écarts de richesse en ayant recours à diverses stratégies. Les multiples fondations privées portant le nom des milliardaires qui les ont créées en sont un exemple flagrant. Il n’est pas anodin d’observer que plus les inégalités se creusent dans une société, plus le nombre de fondations charitables s’y multiplie... Cette générosité de façade permet en tout cas de redorer l’image de celui qui tire des revenus pharaoniques de la surveillance et de l’exploitation de la vie privée de ses utilisateurs. »

« … ces philantrocapitalistes financent des solutions de surface aux problèmes qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer. » (53)

« Dans un contexte d’hyperproduction quasi insoutenable, le recours aux travailleurs migrants temporaires est envisagé comme seule "soupape" possible. Les politiques de libre-échange permettent en effet aux producteurs horticoles et maraîchers d’avoir recours, en toute légalité, à une force de travail bon marché pour occuper les emplois moins convoités. Si les travailleurs saisonniers représentent moins de 3 % de la main-d’œuvre totale au Canada, ils y représentent plus du quart des employés agricoles. »

« Pour la première fois de sa brève histoire, la production alimentaire de masse se cogne partout le nez sur les limites objectives du vivant. La disponibilité de plus en plus réduite des terres, de l’eau et de l’énergie nécessaire à la mise en mouvement des machines menace l’agriculture productiviste. »

3. Lean Machine

Paul Romer, récipiendaire du prix des sciences économiques décerné par la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, « proposait [en pleine pandémie de 2020] de sacrifier les personnes âgées pour assurer la prospérité, tout comme on procédait jadis au sacrifice d’êtres humains pour convaincre le Soleil de rendre les champs fertiles… L’idée d’assujettir la valeur de la vie humaine aux impératifs de Wall Street est la conclusion d’un énoncé économique rationnel qu’on ne cesse de réitérer depuis des décennies. »

« À entendre la novlangue managériale d’aujourd’hui, celle qui nous parle inlassablement, et sans humanité aucune, de "réingénierie de l’État", d’"optimisation fiscale des services", d’"orientations stratégiques exogènes" ou de "gestions des flux de patients", il est légitime de se demander si ce poison dont parlait Klemperer n’a pas atteint notre faculté – ou plutôt notre responsabilité – collective d’agir contre ce qui nous nécrose l’esprit. »

« Au Québec, l’application de cette logique, mieux connue sous le nom de "nouvelle gestion publique" (NGP), s’est faite par le truchement des multiples réformes vouées à accroître la "rentabilité" et l’"optimisation" des services publics, au détriment de leurs finalités sociales. »

Cela s’est fait au détriment du personnel et de la qualité des services. « Mais si on en vient à préférer des automates aux humains, si on priorise l’utilité technique et le rendement économique plutôt que la dignité de la vie, on peut craindre que le loup soit bien installé dans la bergerie humaine et que plus grand-chose ne nous garde à l’abri du mal.

4. Les Ostrogoths en vacances

« Selon le sociologue Norbert Elias, le tourisme et les pratiques de loisir remplissent une fonction de "défoulement pacifié."… Cependant, les classes sociales ne se défoulent pas toutes de la même manière et les jugements que l’on porte sur ces exutoires reposent sur des conceptions variables du "bon goût". Les modes de vie des classes supérieures vont généralement dicter au reste de la société les normes de "respectabilité" et de distinction, tandis que les classes populaires sont plus souvent associées aux excès, aux mœurs condamnables, à la vulgarité. »

Ces distinctions comportementales s’observent aisément sur les bateaux de croisière, aussi bien dans les espaces communs que dans les visites guidées, selon que les destinations soient touristiques ou balnéaires. Cela ne veut pas dire que l’argent donne automatiquement un vernis de respectabilité, remédiant à une déficience d’éducation.

« Se marier, déménager dans un pavillon de banlieue, fonder une famille, aller à la plage deux semaines par année, consommer et accumuler des biens jusqu’à sa mort, c’est ce mode de vie, ce nouveau rêve américain, que l’auteur du livre Sur la route [Jack Kerouac] a cherché à rejeter en sillonnant le continent de ville en ville, jusqu’aux confins du Mexique. »

5. Ceci n’est pas un yacht

« L’expansion de l’industrie des superyachts est intimement liée à l’expansion du capital financier et patrimonial et à la concentration des richesses dans le monde depuis les années 1980 : elle est "l’une des manifestations les plus frappantes de l’envolée des très hauts revenus et patrimoine à l’échelle globale." »

« Le superyacht est un signe par excellence de la grande richesse du XXIe siècle. Il est le symbole d’une classe dominante mobile et ouverte sur le monde, qui navigue sur des océans où l’on échappe à cette pesanteur qui rive à la terre ferme le commun des mortels – familles modestes, payeurs de taxes ordinaires, travailleurs enchaînés à leurs gages…. Tout l’art du riche, ici, tient dans sa capacité de provoquer l’admiration en évitant que l’indécence de sa fortune privée ne pousse à la révolte. »

6. Paradis City

Les « lifestyle centers », tels le Dix-30 ou Uniqlo Royalmount, sont des quartiers créés dont le consumérisme est le centre d’intérêt.

L’achat d’immeubles pour les convertir en logements ou condo au loyer est si élevé que les habitants, incapables de les payer, doivent se relocaliser avec tous les effets sociaux qui en découlent.

7. Amazonie

La déforestation de divers territoires, dont ceux du Congo et du Brésil.

« Les conditions de travail des ouvriers d’Amazon comme chez d’autres entreprises de l’économie numérique telles qu’Uber et compagnie, sont souvent enrobées dans un discours entrepreneurial jovialiste. Les travailleurs ne sont ni des ouvriers ni des employés, mais des "entrepreneurs", des "partenaires", des "subleaders", des "agents d’exploitation logistique". »

8. L’impossibilité d’une île

« Le mythe de l’Atlantide de Platon… n’existe en réalité qu’en tant que miroir tendu aux puissants… Le destin tragique de l’Atlantide nous interpelle aujourd’hui, dans un monde plus exposé que jamais à des canicules terribles, à des tornades de feu, à des ouragans puissants et à des inondations dévastatrices, où une poignée de riches s’acharnent à maintenir à tout prix un système qui les comble de pouvoirs, de gloire et d’argent… L’empreinte carbone des plus riches, alourdie par leurs goûts opulents, leurs yachts, leurs VUS et leurs jets privés, dépasse de loin celle du consommateur moyen. »

« Mythe ou pas, la morale platonicienne de l’Atlantide s’incarne aujourd’hui dans un triste constat : le paradis effrayant vers lequel nos convient les Atlantes du XXIe siècle n’est rien d’autre que notre naufrage collectif. »

En conclusion

« Pendant que l’on contraint les migrants à errer dans des camps ou à sombrer dans la mer, des traders de bitcoin et des pirates libertariens perfectionnent l’art de la fuite et se réfugient sur leurs mégayachts, leurs îles artificielles, voire dans des fusées à l’allure phallique. Tandis que la terre brûle, Elon Musk envoie une voiture flotter dans l’espace et rêve de coloniser Mars. Alors que le prix des aliments de base ne cesse de grimper, l’industrie agroalimentaire gonfle ses profits et, à la télé, on célèbre des chefs qui transforment la cuisine paysanne en haute gastronomie.

Bernés par les prestidigitations des ultrariches, nous les regardons, stupéfaits, dilapider les ressources de la planète. Dans son roman Chien blanc, Romain Gary appelle "société de provocation" cet ordre social où l’exhibitionnisme de la richesse érige en vertu la démesure et le luxe ostentatoire tout en privant une part de plus en plus large de la population des moyens de satisfaire ses besoins réels. »

mercredi 11 septembre 2024

François Marcotte

Tant d’hivers

Montréal, Sémaphore, coll. « Mobile » 06, 2024, 208 p., 29,95 $.

Avant, après, maintenant

Il arrive qu’une histoire imaginée semble plus vraie que la réalité qu’elle raconte. Il en est ainsi de Tant d’hivers, premier roman de François Marcotte, mais aussi « la première œuvre québécoise à être écrite à l’aide d’un logiciel de reconnaissance vocale. » Comprenez bien : l’écrivain a dicté son récit à un ordinateur dont une application a ensuite traduit à l’écrit ses paroles enregistrées.

Cette façon de faire était incontournable, car François Marcotte, aujourd’hui dans la cinquantaine, vit en résidence puisqu’il est lourdement paralysé – des épaules aux pieds – par la sclérose en plaques (SP). L’écriture est devenue pour lui un acte de libération et de résistance. Il s’est d’ailleurs fait remarquer, en étant finaliste du Prix récit 2019 de la Société Radio-Canada, grâce à « Un jour jusqu’à la fin de mes jours », en quelque sorte le préambule au roman.

Tant d’hivers raconte deux époques de la vie de l’auteur. La première, intitulée « Les hivers de front », est composée de huit moments choisis de l’enfance à l’âge adulte, de ses jeux dans la neige à ses voyages en Europe où l’architecture des bâtiments éveille son intérêt, jusqu’à ses premiers émois amoureux.

La deuxième période, « Les hivers de force », compte également huit épisodes tirés du présent. Ils décrivent la lente, mais irrévocable invasion de son corps par la SP, un chemin de croix jusqu’à l’ultime calvaire de l’inaptitude.

Entre les deux séquences, il y a l’« intermède » qui fait le lien entre le froid des vrais hivers d’antan et la froidure d’un corps où le blanc n’est pas celui « que la neige a neigé », mais ces taches blanches qui apparaissent sur les images d’une IRM du cerveau – imagerie par résonance magnétique –, ces taches qui sont autant de signes que la maladie dégénérative envahit de plus en plus le corps jusqu’à l’emprisonner totalement. Ne reste alors que la tête et l’esprit de pleinement actifs et trop lucides de son état. « Quand l’hiver dans ma tête a commencé sa descente après cinq années de dormance et que je suis tombé en pleine rue à proximité de la bibliothèque de l’Université de Montréal, c’était la preuve qu’il n’occupait plus seulement mon cerveau et mon tronc cérébral, après être entré je ne sais où, je ne sais comment, je ne sais quand, je ne sais pourquoi. J’avais toutefois une certitude : il allait paralyser mon corps. J’étais condamné à prendre les hivers de force. »

Voyons de plus près. En introduction, « La fin du contretemps » décrit les derniers jours du narrateur encore apte à vaquer à ses activités d’étudiant en architecture et de flirter avec une jeune femme, espérant que cette idylle se transforme en une relation amoureuse stable. Puis, les premiers symptômes de la maladie apparaissent, par exemple la fatigue devient chronique au point où le moindre effort exige la fin de ses activités. Cela peut sembler normal, car qui n’éprouve pas un peu de fatigue après une journée de travail? Or, la fatigue d’une personne atteinte de SP se transforme en épuisement total que seule une pause de durée variable lui permet d’émerger.

Qu’en est-il des « hivers de front »? Ils rappellent les hivers d’avant, des murmures au toit rouge ou argenté, hors saison ou en un hiver, etc. Ce sont là divers souvenirs, de sa plus tendre enfance à sa vie de jeune adulte en quête de nouveaux apprentissages. Ces réminiscences se déroulent l’hiver, le froid et la neige devenant les images de sensations inexplicables, le jeune homme ignorant l’épée de Damoclès qui lui pend au-dessus de la tête.

L’hiver joue ici un double rôle : celui de la saison, de son froid et de sa neige blanche dans laquelle il fait bon jouer, mais aussi celui des taches blanches qui apparaissent lors de l’analyse des images d’une IRM où on observe la détérioration de la myéline qui constitue la gaine des fibres du système nerveux central.

Obligé de retourner vivre chez sa mère, arrive un moment où cette dernière s’épuise à prendre soin de lui et qu’il faut trouver une aide extérieure. Débute alors un très long processus pour que les services sociaux évaluent les réels besoins quotidiens du malade et du temps qu’un préposé pourra s’y consacrer. Le malade devient ainsi un nombre d’heures et un budget qui peut lui être accordé.

On se souvient certainement du patient qui avait alerté les médias parce qu’on ne lui accordait qu’une seule douche par semaine, et encore. Ce visage pouvant illustrer le cri de plusieurs autres était celui de François Marcotte.

Tant d’hivers n’est pas un réquisitoire contre le système de santé, mais le récit autobiographique d’un être humain aux prises avec une maladie dégénérative qui l’a emprisonné dans son corps et attaché à un système de santé publique pour qui toutes les maladies passent au sas des règles administratives et de la bureaucratie. Jamais l’écrivain ne se plaint, mais il fait ressortir des moments de grands désarrois dans lesquels la maladie et le manque de soins le plongent.

Je retiens cette phrase, à la fois conclusion du récit et image forte de la relation entre la SP et l’écrivain : « C’est alors que l’hiver cesse d’être une saison, un jalon de souvenirs familiaux ou d’aventures, et devient la métaphore d’un lent glissement vers la froideur de l’absurdité administrative, des deuils d’une jeunesse sabotée par la maladie et des murs où l’on attend que le temps cesse. »

Atteint d’une forme non intrusive et non débilitante de la SP, je peux comprendre l’inexorable quotidien de François Marcotte. En y réfléchissant, je me répète mon mantra : la vie est injuste, je n’ai eu que le meilleur.

mercredi 4 septembre 2024

Jean Désy

Soigner la médecine : ramener l’humain au cœur de la santé

Montréal, XYZ, coll. « Réparation », 2024, 128 p., 19,95 $.

« Ramener l’humain au cœur de la santé »

C’était il y a sept ans, je préparais le numéro 165 de Lettres québécoises, ma dernière collaboration à cette revue depuis 2003. L’écrivain invité était Jean Désy, médecin du Grand Nord, professeur des sciences médicales et de littérature à l’université Laval, écrivain souvent récompensé. L’autoportrait qu’il signait dans le périodique, « Amériquoise nordicité », me fit comprendre l’authenticité de l’homme, toujours fidèle à lui-même quelque soit ses pratiques au quotidien.

Plus tard, Entre le chaos et l’insignifiance : histoires médicales (XYZ, 2009) me troubla profondément, car les neuf récits qui le composent m’ont ramené à de beaux moments de ma petite enfance auprès de mon grand-père maternel, lui aussi médecin, et super héros de mon apprentissage de la vie. Certains propos du docteur Désy m’ont rappelé l’inquiétude souvent décelée dans les yeux de mon propre père, un des premiers administrateurs laïcs d’un hôpital québécois.

La relation du médecin et du patient, telle que Jean Désy la comprend et la pratique, n’a rien à voir avec certaines images des disciples d’Esculape dans l’espace public. Dans L’accoucheur en cuissardes (XYZ, 2015), un recueil d’une quarantaine de récits, il écrit : «Mon souhait, c’est qu’à partir de faits bien réels, d’histoires parfois tristes, parfois croustillantes, parfois tragiques ou parfois comiques, nous arrivions à réfléchir un peu mieux aux grands enjeux entourant l’éternelle obligation de nous soigner les uns les autres, par-delà la stricte réalité, jusqu’aux limites de la poésie. Je refuse que la médecine soit de plus en plus considérée comme une seule science. Je crois à l’amalgame de l’art et de la science pour aborder l’univers de la maladie… et de la santé. »

Rien d’utopique dans le credo de Jean Désy dont il poursuit les observations, les réflexions et les actions dans douze circonstances où Soigner la médecine : ramener l’humain au cœur de la santé s’avère vital.

À la fin d’une lecture dont les mots résonnent des jours après avoir tourné la dernière page, il m’arrive d’écrire ne pas en être sorti indemne, sans pouvoir en exprimer la raison. Une sorte Waterloo du cœur, du corps et de l’esprit subjugués par des mots ayant rejoint ma vulnérabilité. Soigner la médecine a décuplé de telles inquiétudes. Certes, la prose de Jean Désy y est pour beaucoup, car elle nous fait vivre ce qu’elle raconte. L’auteur sait mesurer le sens et la portée des mots, comme la posologie d’un remède de soi à soi, de soi aux autres. Il y a aussi ce que racontent les événements choisis, la façon dont l’auteur les introduit et la réflexion qu’il en tire. Par-dessus tout, il y a l’humain au cœur de ces péripéties semblables à des radiographies de l’entendement des femmes et des hommes.

Qu’arrive-t-il alors sur le terrain? « Soigner, à mon sens, c’est accepter de se préoccuper de l’être humain dans son entièreté, corps et esprit réunis. Car c’est l’âme humaine qui doit être prise en compte lorsque tout malade consulte, "soma" et "psyché" amalgamés… L’art de soigner, c’est savoir recevoir l’autre… » (14-15) Cette pratique médicale considère « le corps d’un patient comme un tout, pas seulement comme la somme de ses différents aspects physiques et psychologiques », elle est holistique. Quant au mot « âme », il n’est pas entendu ici au sens religieux, mais en référence à l’anima, le souffle qui rythme la vie des êtres humains jusqu’à leur trépas.

L’écrivain médecin revient sur cette composante vitale, presque insaisissable sinon au moment du dernier souffle qui n’est ultime que pour cet élément, le corps ne cessant de vivre qu’ultérieurement.

« L’âme en psychologie analytique désigne la vie intérieure de l’être. Les termes de système psychique, de psyché - la psyché désigne l’ensemble des phénomènes psychiques. Synonyme de l’activité mentale, elle englobe toutes les manifestations conscientes et inconscientes d’un individu ou d’âme sont équivalents dans le cadre de la psychologie jungienne. »

Que soigner alors? Soigner les mains, l’équipe, le lieu, le choc, Ruth, la violence, l’erreur, Rose-Monde, les pendus, toubib or not toubib, la grâce, la mort, la chute? Voilà autant de perspectives dans lesquelles Jean Désy se place pour décrire ces situations, les analyser et en tirer une leçon ou non, le lâcher-prise étant parfois le seul remède pour le patient et pour le médecin.

La pratique médicale dans une urgence n’est pas la même qu’en clinique, car elle exige que tout le personnel soignant soit pleinement actif et réactif. Un vieux monsieur qui s’y pointe pour une inquiétude quelconque reçoit la même attention qu’un grand blessé, à la différence que l’empathie et les mots rassurants suffisent à sa guérison.

Et que faire de cette jeune enfant au corps tuméfiée que son père a amenée après qu’elle ait fait une chute dans l’escalier et échoué sur le plancher de ciment de la cave? Docteur Désy demande au père de le laisser seul avec la fillette à qui il dit alors : « Il te bat? » La réponse affirmative lui ordonne d’agir sur le champ, d’abord en rassurant la jeune victime qui ne retournera pas avec son bourreau et qu’il va traiter son corps et son cœur.

Cet adolescent amené après une tentative de suicide, qui subira les traitements appropriés, sera ensuite amené dans une chambre où il se pendra presque sous les yeux du médecin, ce dernier comprenant que les soins apportés au corps étaient nettement insuffisants.

Je retiens ici que des situations extrêmes pour illustrer le quotidien d’un urgentiste, alors qu’en milieu hospitalier ou en clinique, surtout en terres lointaines du Nord québécois, le rythme du travail permet une relation plus humaine avec chaque patient et avec toute l’équipe de soignantes et soignants, chacune et chacun oubliant son titre au profit de leur mission commune : prodiguer des soins.

La nature du Grand Nord est vite devenue la meilleure source de revitalisation du médecin dès qu’il y a mis les pieds à un moment déterminant de sa pratique médicale qu’il remettait alors en question. Imagine-t-on être constamment en face de femmes et d’hommes souffrants et que cette situation n’en vienne pas à user prématurément le soignant? Soigner la médecine aborde aussi cette question pour mettre en perspective une pratique trop souvent déshumanisée.

« Les études médicales comme la pratique de la médecine demandent d’être vécues dans un réel état "vocationnel", une manière d’être et de percevoir le monde qui fait en sorte que tout ne se transforme pas trop rapidement en épreuve ou en souffrance… la prise de conscience de la vocation, quel que soit l’âge, demeure quelque chose d’extraordinairement pertinent au cours d’une vie, surtout aux forces heureuses que cela procure. »

Un autre exemple, moins dramatique que les précédents, est la visite de Ruth à l’urgence. La coiffeuse a mal à la gorge et l’urgentiste pense qu’il a des cas plus urgents. Après un examen sommaire et un diagnostic à l’avenant, il la salue et passe à une autre urgence. Un patient fait du chahut dans une salle de soin et s’arrête brusquement sans que l’on comprenne; c’est Ruth, habituée à l’intimité de ses clientes du salon de coiffure, qui l’a rassuré. « Le "soin" donné à autrui va de la chirurgie cardiaque la plus sophistiquée au simple regard d’encouragement quand quelqu’un s’interroge à propos d’une crise anxieuse qui est en voie de faire chanceler sa psyché. »

Je suis d’accord avec cette assertion, car j’ai vu ma mère, hypocondriaque avec un H majuscule, revenir d’une visite médicale soulagée jusqu’au prochain malaise, vrai ou imaginé.

Jean Désy a bien raison de dire qu’il faut soigner la médecine afin de ramener l’humain au cœur de la santé à une époque où l’instantanéité semble l’impossible panacée des soins médicaux donnés au corps, au cœur et à l’esprit. Oui, Soigner la médecine : ramener l’humain au cœur de la santé mérite d’être lu attentivement autant par les soignés que les soignants, espérant que chacune et chacun y trouve une meilleure compréhension l’un de l’autre.