Dahlia Namian
La société de provocation : essai
sur l’obscénité des riches
Montréal, Lux, coll. « Lettres
libres », 2023, 238 p., 26,95 $.
L’État des tout-puissants : la planète
Pas besoin d’un abonnement à
Netflix ou à Crave pour suivre d’heure en heure la politique fiction
états-unienne, les services d’informations en continu s’en chargent. Et ce
n’est pas fini! Parallèlement à ce mauvais cinéma, il y a des guerres qui se
jouent sous nos yeux, au point où on en vienne à banaliser les morts alignés
devant les yeux ébaubis des mères et les cités n’étant plus que champs de ruines
et de désolations.
Tentons de comprendre
l’incompréhensible en lisant La société de provocation : essai sur
l’obscénité des riches, véritable diatribe sur la misère (sic) des riches
telle qu’étudier de façon détaillée par la sociologue et universitaire Dahlia
Namian, un ouvrage récompensé cette année par le prix « Essai » remis
par Les librairies du Québec.
« Ce pamphlet cinglant énumère et analyse les mille façons qu’ont
les ultrariches de nous nuire, et invite à rompre avec cette société de
provocation. » Cette seule phrase fait image et résume bien le propos du
livre qui, dans ce contexte, s’intéresse aussi à la crise environnementale. « Le
destin tragique de l’Atlantide – un mythe raconté par Platon dans les dialogues
du Timée et du Critias – nous interpelle aujourd’hui, dans un
monde plus exposé que jamais à des canicules terribles, à des tornades de feu,
à des ouragans puissants et à des inondations dévastatrices, où une poignée de
riches s’acharnent à maintenir à tout prix un système qui les comble de
pouvoir, de gloire et d’argent… L’empreinte carbone des plus riches, alourdies
par leurs goûts opulents, leurs yachts, leurs VUS et leurs jets privés, dépasse
de loin celle du consommateur moyen. »
C’est là une conclusion parmi
celles auxquelles en arrive l’essayiste après avoir littéralement déconstruit
l’univers sur lequel règnent les plus riches de la planète aux dépens de cette
dernière et tout ce qui vit sur terre. Leur toute-puissance, sinon leur règne
sur d’immense territoire et sur des populations devenues des esclaves du 21e
siècle sont bel et bien réels au point où s’ils retirent leurs billes, ces
États s’effondreront comme château de cartes.
« Malgré les inégalités indécentes et le flot de provocations qui
en découle, nous continuons à admirer les riches et à les hisser sur un
piédestal, nous agrippant comme des âmes en peine aux illusions de confort et
de bonheur qu’ils personnifient. Le rêve américain et la croyance en la
méritocratie sont les prix de consolation des classes moyennes et des moins
nantis… Aujourd’hui, le problème n’est pas tant qu’on gomme les contradictions
de la richesse, mais qu’on puisse exhiber celle-ci de façon aussi crue et
grotesque, sans rencontrer de résistance digne de ce nom. Comme plusieurs l’ont
fait remarquer, il semble désormais plus facile d’imaginer la fin du monde que
celle du capitalisme. »
Je vous propose quelques passages de chacun des chapitres, des passages
me semblant résumer.
1. La guerre des petits pains
Si les paradoxes du grand capitalisme évoqués et étudiés par Dahlia
Namian les résument tous, celui relatif à l’alimentation donne le tournis comme
une boisson empoisonnée. D’une part, il y a les banquets réunissant les riches
et, d’autre part, la quasi-impossibilité pour ceux de la classe de moins en
moins moyenne d’acheter les denrées à un prix correspondant à leur maigre
budget.
Un autre paradoxe du même genre consiste à inventer une façon de nourrir
le petit personnel sans qu’il ait à faire une pause repas, une quelconque
boisson créée en laboratoire leur apportant tous les nutriments qui leur sont
nécessaires. Du même coup, plus leur efficacité au travail est améliorée, plus
grande est la richesse de leur employeur. « Selon le Programme alimentaire
mondiale de l’ONU, près de 50 millions de personnes sont actuellement au bord
de la famine et 800 millions vivent, au quotidien, tenaillées par la
faim. »
« Il faut dire qu’au Québec, comme nulle part ailleurs, à
l’exception peut-être de l’Australie, le commerce de l’alimentation est
concentré dans les mains de quelques entreprises. Les trois plus grands
distributeurs alimentaires (Loblaw, Sobeys et Métro) accaparent à eux seuls
plus de 80 % des parts de marché. Ces oligopoles permettent par exemple à
trois boulangeries industrielles de vendre environ 88 % du pain tranché,
qui constitue la base du régime alimentaire des Québécois. »
« Nous vivons dans un monde obscène où des milliardaires repus
rêvent d’abolir les repas pour accroître l’efficacité de leur course folle
vouée à l’impasse, tandis qu’on crie famine partout sur le globe. »
2. La révolution sans faim
« Dans une Amérique vendue à l’illusion méritocratique, on cherche
souvent à camoufler l’indécence de ces écarts de richesse en ayant recours à
diverses stratégies. Les multiples fondations privées portant le nom des
milliardaires qui les ont créées en sont un exemple flagrant. Il n’est pas
anodin d’observer que plus les inégalités se creusent dans une société, plus le
nombre de fondations charitables s’y multiplie... Cette générosité de façade
permet en tout cas de redorer l’image de celui qui tire des revenus
pharaoniques de la surveillance et de l’exploitation de la vie privée de ses
utilisateurs. »
« … ces philantrocapitalistes financent des solutions de surface
aux problèmes qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer. » (53)
« Dans un contexte d’hyperproduction quasi insoutenable, le recours
aux travailleurs migrants temporaires est envisagé comme seule
"soupape" possible. Les politiques de libre-échange permettent en
effet aux producteurs horticoles et maraîchers d’avoir recours, en toute
légalité, à une force de travail bon marché pour occuper les emplois moins
convoités. Si les travailleurs saisonniers représentent moins de 3 % de la
main-d’œuvre totale au Canada, ils y représentent plus du quart des employés
agricoles. »
« Pour la première fois de sa brève histoire, la production
alimentaire de masse se cogne partout le nez sur les limites objectives du
vivant. La disponibilité de plus en plus réduite des terres, de l’eau et de
l’énergie nécessaire à la mise en mouvement des machines menace l’agriculture
productiviste. »
3. Lean Machine
Paul Romer, récipiendaire du prix des sciences économiques décerné par
la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, « proposait [en pleine
pandémie de 2020] de sacrifier les personnes âgées pour assurer la prospérité,
tout comme on procédait jadis au sacrifice d’êtres humains pour convaincre le
Soleil de rendre les champs fertiles… L’idée d’assujettir la valeur de la vie
humaine aux impératifs de Wall Street est la conclusion d’un énoncé économique
rationnel qu’on ne cesse de réitérer depuis des décennies. »
« À entendre la novlangue managériale d’aujourd’hui, celle qui nous
parle inlassablement, et sans humanité aucune, de "réingénierie de
l’État", d’"optimisation fiscale des services",
d’"orientations stratégiques exogènes" ou de "gestions des flux
de patients", il est légitime de se demander si ce poison dont parlait
Klemperer n’a pas atteint notre faculté – ou plutôt notre responsabilité –
collective d’agir contre ce qui nous nécrose l’esprit. »
« Au Québec, l’application de cette logique, mieux connue sous le
nom de "nouvelle gestion publique" (NGP), s’est faite par le
truchement des multiples réformes vouées à accroître la "rentabilité"
et l’"optimisation" des services publics, au détriment de leurs
finalités sociales. »
Cela s’est fait au détriment du personnel et de la qualité des services.
« Mais si on en vient à préférer des automates aux humains, si on priorise
l’utilité technique et le rendement économique plutôt que la dignité de la vie,
on peut craindre que le loup soit bien installé dans la bergerie humaine et que
plus grand-chose ne nous garde à l’abri du mal.
4. Les Ostrogoths en vacances
« Selon le sociologue Norbert Elias, le tourisme et les pratiques
de loisir remplissent une fonction de "défoulement pacifié."…
Cependant, les classes sociales ne se défoulent pas toutes de la même manière
et les jugements que l’on porte sur ces exutoires reposent sur des conceptions
variables du "bon goût". Les modes de vie des classes supérieures
vont généralement dicter au reste de la société les normes de
"respectabilité" et de distinction, tandis que les classes populaires
sont plus souvent associées aux excès, aux mœurs condamnables, à la
vulgarité. »
Ces distinctions comportementales s’observent aisément sur les bateaux
de croisière, aussi bien dans les espaces communs que dans les visites guidées,
selon que les destinations soient touristiques ou balnéaires. Cela ne veut pas
dire que l’argent donne automatiquement un vernis de respectabilité, remédiant
à une déficience d’éducation.
« Se marier, déménager dans un pavillon de banlieue, fonder une
famille, aller à la plage deux semaines par année, consommer et accumuler des
biens jusqu’à sa mort, c’est ce mode de vie, ce nouveau rêve américain, que
l’auteur du livre Sur la route [Jack Kerouac] a cherché à rejeter en
sillonnant le continent de ville en ville, jusqu’aux confins du Mexique. »
5. Ceci n’est pas un yacht
« L’expansion de l’industrie des superyachts est intimement liée à
l’expansion du capital financier et patrimonial et à la concentration des
richesses dans le monde depuis les années 1980 : elle est "l’une des
manifestations les plus frappantes de l’envolée des très hauts revenus et
patrimoine à l’échelle globale." »
« Le superyacht est un signe par excellence de la grande richesse
du XXIe siècle. Il est le symbole d’une classe dominante mobile et ouverte sur
le monde, qui navigue sur des océans où l’on échappe à cette pesanteur qui rive
à la terre ferme le commun des mortels – familles modestes, payeurs de taxes
ordinaires, travailleurs enchaînés à leurs gages…. Tout l’art du riche, ici,
tient dans sa capacité de provoquer l’admiration en évitant que l’indécence de
sa fortune privée ne pousse à la révolte. »
6. Paradis City
Les « lifestyle centers », tels le Dix-30 ou Uniqlo Royalmount,
sont des quartiers créés dont le consumérisme est le centre d’intérêt.
L’achat d’immeubles pour les convertir en logements ou condo au loyer est
si élevé que les habitants, incapables de les payer, doivent se relocaliser
avec tous les effets sociaux qui en découlent.
7. Amazonie
La déforestation de divers territoires, dont ceux du Congo et du Brésil.
« Les conditions de travail des ouvriers d’Amazon comme chez
d’autres entreprises de l’économie numérique telles qu’Uber et compagnie, sont
souvent enrobées dans un discours entrepreneurial jovialiste. Les travailleurs
ne sont ni des ouvriers ni des employés, mais des "entrepreneurs",
des "partenaires", des "subleaders", des "agents
d’exploitation logistique". »
8. L’impossibilité d’une île
« Le mythe de l’Atlantide de
Platon… n’existe en réalité qu’en tant que miroir tendu aux puissants… Le
destin tragique de l’Atlantide nous interpelle aujourd’hui, dans un monde plus
exposé que jamais à des canicules terribles, à des tornades de feu, à des
ouragans puissants et à des inondations dévastatrices, où une poignée de riches
s’acharnent à maintenir à tout prix un système qui les comble de pouvoirs, de
gloire et d’argent… L’empreinte carbone des plus riches, alourdie par leurs
goûts opulents, leurs yachts, leurs VUS et leurs jets privés, dépasse de loin
celle du consommateur moyen. »
« Mythe ou pas, la morale
platonicienne de l’Atlantide s’incarne aujourd’hui dans un triste
constat : le paradis effrayant vers lequel nos convient les Atlantes du
XXIe siècle n’est rien d’autre que notre naufrage collectif. »
En conclusion
« Pendant que l’on contraint
les migrants à errer dans des camps ou à sombrer dans la mer, des traders de
bitcoin et des pirates libertariens perfectionnent l’art de la fuite et se
réfugient sur leurs mégayachts, leurs îles artificielles, voire dans des fusées
à l’allure phallique. Tandis que la terre brûle, Elon Musk envoie une voiture
flotter dans l’espace et rêve de coloniser Mars. Alors que le prix des aliments
de base ne cesse de grimper, l’industrie agroalimentaire gonfle ses profits et,
à la télé, on célèbre des chefs qui transforment la cuisine paysanne en haute
gastronomie.
Bernés par les prestidigitations des ultrariches, nous les regardons, stupéfaits, dilapider les ressources de la planète. Dans son roman Chien blanc, Romain Gary appelle "société de provocation" cet ordre social où l’exhibitionnisme de la richesse érige en vertu la démesure et le luxe ostentatoire tout en privant une part de plus en plus large de la population des moyens de satisfaire ses besoins réels. »