mercredi 18 octobre 2023

Henri Dorion

L’autre Russie

Montréal, MultiMondes, 2023, 10 p, 24,95 $.

Au-delà des dictatures, un peuple

On s’interroge fréquemment sur la distinction à faire entre une œuvre et sa créatrice ou son créateur. Il en va de même des États et du pouvoir politique qui les dirige. L’autre Russie, un essai sociopolitique écrit par Henri Dorion, m’a rappelé qu’avant les dictatures, tsaristes et communistes, cet immense territoire est un haut lieu de culture.

L’auteur est un géographe au parcours remarquable. J’en prends pour preuve la notice biographique écrite par Valérie Borde à l’occasion de la remise du prix Léon-Gérin 2004, catégorie Prix scientifiques – https://prixduquebec.gouv.qc.ca/recipiendaires/henri-dorion/ –; on y lit entre autres l’origine de son intérêt pour la Russie qu’il a visitée à maintes reprises depuis 1958.

L’autre Russie trace une fresque de ce pays en onze tableaux, chacun explorant un aspect de sa géographie physique et humaine, tout en proposant diverses considérations sociopolitiques qui nous font entrer dans un univers que nous connaissons peu et mal. Par exemple, le lien entre le fleuve Volga et le Saint-Laurent, et l’importance de chacun de ces cours d’eau pour ses riverains. D’autres traits de ressemblance avec chez nous nous permettent de mettre en perspective les descriptions et les analyses de l’essayiste.

Le premier chapitre, "Une Russie en cache une autre", donne l’orientation du projet de l’auteur et permet de constater le déplacement historique de la capitale avant qu’elle ne s’établisse à Moscou passant par Kiev, aujourd’hui capitale de l’Ukraine. On apprend notamment que la Crimée fut offerte par la Russie à l’Ukraine pour sa contribution à la Seconde Guerre mondiale.

Le second chapitre, "D’arbres et de saisons", émeut : « Si les saisons russes rythment la vie artistique à Paris et à Montréal, les saisons de la nature rythment la vie des humains. Elles le font de façon unique en Russie. Chaque mois dispose de sa particularité, de sa dominante, parfois d’un surnom ou des dictons relatifs au climat et aux éventuelles récoltes. Le calendrier russe est une encyclopédie folklorique. »

"Noms et prénoms du monde" débute ainsi : « Chaque pays possède sa ou ses langues et chaque langue a sa manière de référer au pays, aux régions, aux villes du monde. Ces lieux ont donc souvent des noms différents selon les langues. C’est que, pour nommer un pays par exemple, on peut le regarder à travers les lunettes de l’histoire, de la géographie, de la linguistique ou quelque autre prisme qui colore la désignation des lieux de subjectivité. »

Toutes les leçons du livre sont d’une pédagogie fort imagée et le tableau de la page 135 fait la synthèse de cette somme d’informations en proposant sept époques de l’univers russe, du neuvième siècle aux années 2000.

"Un monde coloré" rappelle qu’une « couleur est commune à plusieurs pays par sa signification : c’est le rouge qui a été adopté comme symbole de la révolte contre la tyrannie royale. Cette couleur est dès lors devenue le symbole des partis de gauche, puis des mouvements communistes partout dans le monde. » Toujours une question de couleurs, la Russie « est baignée par la mer Blanche au Nord, par la mer Noire au sud. » Et l’essayiste de multiplier les exemples bien réels tirés de la toponymie russe et québécoise, parfois inspirée du climat ou de la végétation.

Dans "Manger, compter et saluer", M. Dorion interroge : « Que mange-t-on en Russie et comment? Voilà un thème qu’il nous faut résumer, car quoi que l’on dise d’une pseudoabsence de la gastronomie russe, 1 000 pages ne suffiraient pas pour couvrir convenablement le sujet, même si le célèbre auteur culinaire Jean-Anthelme Brillat-Savarin, dans sa "Physiologie du goût" (1838), n’a utilisé aucun qualificatif louangeur pour elle. »

Dans "Des mots pour dire la Russie", on croit entendre « une conversation entre deux Russes ou en feuilletant un journal russe, il arrive qu’un mot français vous saute à l’oreille ou à l’œil. Il ne faut pas se surprendre. Les mots russes qui sonnent tout à fait français ne sont pas rares. Le géographe globe-trotter Sylvain Tesson a répertorié des centaines de mots identiques dans les langues française et russe, et les a réunis en un petit livre amusant intitulé Katastrôf! »

"D’une religion à l’autre" ramène le patrimoine bâti des églises, cette fois du point de vue de l’architecture dont la cathédrale Saint-Basile « est aussi considérée comme la plus authentiquement russe, bien qu’il soit probable que des architectes étrangers aient participé à sa conception et à sa construction. » Orthodoxes ou catholiques, ces lieux de prière sont la fierté des populations qui, après la chute du communisme et « du démembrement de l’URSS en 1991 », cherchaient une identité qui leur soit propre. Une quête que les politiques ont vite rattrapée en formant la CEI, la Communauté des États dont « neuf des anciennes républiques de l’Union soviétique. »

"La Russie entre l’Est et l’Ouest" met en perspective le conflit russo-ukrainien. « À l’Ukraine, soutenue par la communauté occidentale, Vladimir Poutine reproche son manque de "slavitude" et entend en extirper le caractère nazi. » Ne perdons pas de vue la volonté du maître actuel de la Russie d’élargir le territoire de son état, entre autres si cette région est baignée par la mer Noire pour enfin en prendre le contrôle maritime.

En "Conclusion", Henri Dorion souligne que « le plus vaste pays au monde possède un fonds culturel inouï aux multiples liens avec d’autres sociétés nordiques comme le Québec. Cet héritage pourrait-il constituer les bases d’une réconciliation entre les nations? Encore faut-il le connaître. »

« Dans un style qui n’est pas sans rappeler le journal de voyage, Henri Dorion amalgame des anecdotes et des faits qui lui permettent d’établir des rapprochements aussi passionnants qu’inattendus entre la Russie et le Québec. » Un livre qui nous amène à réfléchir tant sur les modes de gouvernance sur la planète que sur les populations qui élisent leurs leaders entre la peur et la liberté la plus totale.

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